Cet article reprend les points clefs dâune Ă©tude rĂ©alisĂ©e au profit de lâObservatoire des radicalisations pour mieux comprendre la force de sĂ©duction de lâEtat islamique sur une jeunesse nâĂ©tant ni totalement arabophone ou anglophone. Lâanalyse dĂ©crypte la communication francophone dĂ©veloppĂ©e. Elle prĂ©sente tant la nature de lâidĂ©ologie vĂ©hiculĂ© que les cibles et ressorts visĂ©s ainsi que les procĂ©dĂ©s utilisĂ©s pour les faire jouer. Ces procĂ©dĂ©s sâappuient sur les technologies numĂ©riques et sâarticulent au sein dâune stratĂ©gie dĂ©ployĂ©e Ă la fois Ă des fins de sĂ©duction, de conviction, de recrutement que de planification et de conduite opĂ©rationnelle. La stratĂ©gie ainsi dĂ©crite de lutte du faible contre le fort dans le champ des perceptions, sâappuie sur les rĂ©seaux virtuels de lâinternet et rĂ©els des « cellules souches » implantĂ©es sur les territoires. Selon les auteurs, cette stratĂ©gie dĂ©monĂ©tise la notion de « Loup solitaire », relativise les espoirs liĂ©s au recul militaire de Daech au Levant et place la France, plus particuliĂšrement ciblĂ©e, face Ă la question de son engagement militaire au sein de la coalition.
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Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont: Pierre Conesa, François-Bernard Huyghe et Margaux Chouraqui, « La communication francophone de Daech », Terrorisme : La mythologie du combattant heureux, Les Cahiers de l’Orient, fĂ©vrier 2017.
Ce texte, ainsi que dâautres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site des Cahiers de l’Orient.
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La communication francophone de Daech
L’objet dâune Ă©tude exhaustive sur la communication francophone part du postulat â confirmĂ© au fil du travail â que les jeunes francophones partant rejoindre Daech nâĂ©taient ni totalement arabophones, ni a fortiori anglophones, et donc que seule une propagande Ă façon pouvait expliquer la force de sĂ©duction dont bĂ©nĂ©ficie lâĂtat islamique. Il fallait donc prendre en compte la totalitĂ© des documents en français diffusĂ©s par les communicants de Daech, couvrir lâensemble de lâespace francophone (Suisse, Belgique, Canada, France) â Ă lâexclusion malheureusement de lâAfrique francophone, qui mĂ©riterait une Ă©tude en soi. ParallĂšlement, la comparaison avec les messages en arabe et anglais, les deux langues majeures, donnait le rĂ©fĂ©rentiel. Enfin, derniĂšre question importante, tenter de mesurer lâefficacitĂ© de la propagande sur lâInternet dans le processus de passage Ă lâacte revient Ă se demander sâil existe des exemples de « loups solitaires », purs produits de la Toile.
Historique
Daech[1], qui nâapparaĂźt comme acteur propagandiste quâen juin 2014, a largement profitĂ© dâun stock existant de propagande et vidĂ©os salafistes produites en France ou liĂ©es Ă dâautres conflits, et rĂ©percutĂ©s par des cellules implantĂ©es sur notre territoire. Câest pourquoi les dĂ©parts vers les conflits du Moyen-Orient ont Ă©tĂ© antĂ©rieurs Ă la proclamation du nouveau califat (par lâorganisation Ătat islamique, ndlr). Les premiers dĂ©parts ont Ă©tĂ© particuliĂšrement motivĂ©s par des vidĂ©os de guerre, des dĂ©clarations occidentales ou des reportages de Syrie montrant les massacres de populations par les forces de Bachar Al Assad. Dans un second temps, les selfies de combattants sur place ont jouĂ© un rĂŽle central, avant que Daech nâen prenne le contrĂŽle.
LâĂ©tude sâest voulue exhaustive puisquâelle a pris en compte plus de 53 revues et une trentaine de vidĂ©os labellisĂ©es de lâEI en français, et autant en anglais et en arabe Ă des fins de comparaison. Câest la seule Ă©tude sur la propagande francophone disponible Ă lâheure actuelle dans des dĂ©bats qui tendent Ă surĂ©valuer lâefficacitĂ© de la propagande sur lâInternet. Elle est donc dâautant plus dâactualitĂ© quâon ressent une difficultĂ© grandissante des communicants de lâorganisation Ătat islamique, liĂ©e probablement au recul militaire sur le terrain. DĂšs lors, quel est lâavenir de la cause salafiste ?
La propagande comme arme stratégique
Daech a Ă©levĂ© le « jihad mĂ©diatique » au niveau stratĂ©gique, Ă la fois comme instrument de conviction et de sĂ©duction, comme moyen de recrutement, et comme vecteur pour dĂ©livrer des instructions opĂ©rationnelles. Son organisation, en charge Ă la fois de la propagande intĂ©rieure (une revue et onze bureaux locaux) et extĂ©rieure, divisĂ©e en grands domaines linguistiques et gĂ©rĂ©e par des professionnels, travaille avec des « correspondants » dans les diffĂ©rents pays visĂ©s afin dây adapter les propos.
Ă la diffĂ©rence dâal-QaĂŻda, Daech est un acteur global, communiquant comme son illustre ancĂȘtre en arabe ou en anglais, mais aussi en onze langues et sur de multiples supports. La variĂ©tĂ© des produits (portraits, jeux de guerre, films publicitaires, reportages, clips) atteint la jeunesse actuelle en utilisant ses propres codes. Câest un acteur capable de propagande globale classique du « un vers tous », avec ses diverses revues et vidĂ©os sur le web, mais aussi dâapproches personnalisĂ©es : du « un vers un », avec le rĂŽle donnĂ© aux combattants jihadistes de convaincre leur entourage par le biais des rĂ©seaux sociaux. Enfin, tout comme dâautres, lâorganisation Ătat islamique utilise la « propagande par le fait » que constituent les vidĂ©os dâallĂ©geance filmĂ©es prĂ©alablement Ă lâacte terroriste.
Daech a acquis son indĂ©pendance de diffusion grĂące Ă lâInternet, ce dont ne bĂ©nĂ©ficiait pas al-QaĂŻda, dont les cassettes VHS dĂ©pendaient du relais des grands mĂ©dias arabes ou occidentaux, ou dont lâexpression en ligne sur le Web 1.0 Ă©tait limitĂ©e par des sites aux adresses url repĂ©rables ou des forums peu sĂ©curisĂ©s. Daech a donc dĂ©veloppĂ© une prĂ©sence invasive sur la Toile mondiale grĂące Ă une habile politique de branding[2]et Ă lâusage de dispositifs de rĂ©fĂ©rencement sur le Web (stratĂ©gie du hashtag ou mot-clĂ© et des comptes « en arborescence », par exemple), associĂ©s Ă tous les nouveaux outils du Net. Facebook, qui est apparu en 2004, Twitter en 2006 et lâiPhone en 2007, Ă©taient tous en effet des moyens de diffusion inconnus Ă lâĂ©poque dâal-QaĂŻda. De ce point de vue, pour ces raisons dâapparition rĂ©cente des nouvelles technologies, et parce quâelle sâappuie dâabord sur lesdits rĂ©seaux sociaux comme outils de diffusion et de coopĂ©ration rĂ©silients et souples, lâĂtat islamique est une organisation qui a parfaitement su sâadapter au web 2.0.
Le discours Ă champ large diffusĂ© par Daech explique la variĂ©tĂ© sociologique des dĂ©parts en Syrie. Il est avant tout « rĂ©volutionnaire », car il offre lâimage dâune sociĂ©tĂ© nouvelle, juste et sans corruption, et annonce un nouveau « Grand Soir » (en lâoccurrence, la bataille finale de lâArmageddon). Câest Ă©galement un « discours de vĂ©ritĂ© », basĂ© sur la revendication prouvĂ©e dâactions terroristes ou sur les images des victimes certaines des campagnes aĂ©riennes, qui donne une certaine crĂ©dibilitĂ© Ă de gros mensonges comme la soi-disant aisance de la vie quotidienne au « pays de Cham » (en Syrie et en Irak), ou le sort prĂ©tendument envieux des femmes ou des enfants prĂ©parĂ©s Ă combattre. Comme toute idĂ©ologie totalitaire, il dĂ©signe systĂ©matiquement des « traĂźtres » internes, ici musulmans : les chiites, les soufis, les « apostats », les hypocritesâŠ
Le discours exploite adroitement toute une palette dâarguments psychologiques et Ă©motionnels, faisant vibrer des passions qui vont du sentiment dâinjustice et de rĂ©volte Ă la fascination du sang, en passant par lâattraction de lâhĂ©roĂŻsation et lâoffre « escapiste[3] » pour le jeune en situation dâĂ©chec. Il profite naturellement des incohĂ©rences de la diplomatie occidentale et des aberrations des discours officiels sur les « frappes ciblĂ©es » occidentales (apparemment trĂšs propres, Ă la diffĂ©rence de celles des Russes). Il surfe habilement sur une propagande anti-musulmane diffusĂ©e par la dĂ©monologie tĂ©lĂ©visĂ©e et cinĂ©matographique amĂ©ricaine, oĂč lâArabe semble avoir pris la place de lâIndien ou du Noir de lâavant-guerre, en retournant les codes scĂ©naristiques. Enfin, il garantit le paradis au martyr, ce que les utopies sĂ©cularistes ne pouvaient promettre.
Le primat de lâimage et des combats sur le texte, Ă la diffĂ©rence dâal-QaĂŻda, rend la propagande de Daech plus convaincante et sĂ©duisante aux yeux du public que les longs prĂȘches dâOussama Ben Laden et dâAyman Al Zawahiri. Le professionnalisme des cameramen et des monteurs, les inclusions dâimages violentes de sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es ou de films gore introduit un continuum intellectuel entre la virtualitĂ© dans laquelle vivent certains jeunes et la formidable opportunitĂ© offerte dâenfin « passer Ă lâacte », dâemployer la « vraie violence ».
Le « produit Daech » est révolutionnaire[4]
Lâorganisation politique proposĂ©e est inscrite dans lâhistoire musulmane: le califat, forme supranationale qui dĂ©passe les Ătats et frontiĂšres actuelles et renoue avec lâĂ©poque mythifiĂ©e des successeurs du ProphĂšte. Il porte la promesse de lâunitĂ© retrouvĂ©e des musulmans qui dĂ©passerait les divisions observables aujourdâhui. Il est par exemple intĂ©ressant de relever dans le discours des dirigeants de Daech la faible place du thĂšme de la lutte palestinienne, quâils trouvent trop « nationaliste ».
Le territoire conquis vit totalement sous le rĂšgne de la charĂźâa (loi islamique), et permet de proposer la hijrah, ou retour en terre dâislam, dans le seul vĂ©ritable rĂ©gime islamique du globe. Cet Ătat quasi paradisiaque est ouvert Ă tous : les marchĂ©s sont approvisionnĂ©s ; la justice est rendue et les sanctions appliquĂ©es sur le champ; les femmes sont « Ă leur place » ; les enfants sont scolarisĂ©s selon les rĂšgles de lâislam et prĂ©parĂ©s Ă devenir des dĂ©fenseurs du rĂ©gime en apprenant Ă tuer ; et enfin la corruption nâexiste pas. LâArabie sĂ©oudite, grand concurrent en islam salafiste, nâest jamais mentionnĂ©e, si ce nâest comme repoussoir et alliĂ© des mĂ©crĂ©ants.
Câest lâislam et pas Daech que la coalition mondiale veut dĂ©truire par ses bombardements, preuve mĂȘme de la justesse de la cause Ă dĂ©fendre. La guerre, comme le recrutement, est planĂ©taire, la liste des ennemis est longue et Daech autorise les attentats dans les diffĂ©rents pays. Dans la propagande en ligne, en revanche, chacun des pays « croisĂ©s » se voit accusĂ© selon ses propres turpitudes et ses allĂ©geances aux JuifsâŠ
La violence aussi est « rĂ©volutionnaire » Ă un triple titre ; dâabord parce que, comme dans tout projet rĂ©volutionnaire, elle est nĂ©cessaire pour construire du nouveau sur une page blanche dĂ©barrassĂ©e des scories des anciennes croyances. LĂ©gitimĂ©e par la recherche de la « vertu » rĂ©volutionnaire du nouveau rĂ©gime, elle est prĂ©sentĂ©e comme seul moyen de dĂ©fense des musulmans opprimĂ©s partout dans le monde. Enfin, lâhyper-violence de Daech vise Ă tĂ©taniser lâadversaire, assure une visibilitĂ© et garantit lâĂ©cho â voire la complicitĂ© â des mĂ©dias. Cette hyper-violence nâest en rien diffĂ©rente de celle dĂ©veloppĂ©e par les sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es amĂ©ricaines du genre de Game of Thrones. La force des « Lions du Califat » prĂȘts Ă mourir est opposĂ©e Ă la lĂąchetĂ© des sociĂ©tĂ©s occidentales. Le discours public ayant suivi les attentats de novembre 2015, appelant Ă ne pas mĂ©langer terroristes et musulmans, est pour Daech une preuve de la faiblesse des Occidentaux.
Le sens de lâhistoire va vers la pĂ©riode mythifiĂ©e des premiers temps de lâislam, qui a permis toutes les conquĂȘtes territoriales. Lâexplication des victoires comme des dĂ©faites est exclusivement trouvĂ©e par la rĂ©fĂ©rence historique aux temps des compagnons du ProphĂšte (les salafs) comme les communistes trouvaient dans Marx lâexplication Ă tout. En toutes choses, il nây a quâune rĂ©ponse vraiment « musulmane », et dâautre choix que lâobĂ©issance absolue au Calife, seule autoritĂ© lĂ©gitime. Par contre, il nây a jamais de rappel de certaines grandes figures de lâhistoire musulmane comme Saladin, pourtant hĂ©ros mythique de lâhistoriographie, mais rĂ©fĂ©rence peut-ĂȘtre trop utilisĂ©e par Saddam Hussein.
Par son aspect polyglotte, la communication de lâEI cible autant des minoritĂ©s de jeunes musulmans vivant en « pays de mĂ©crĂ©ance », que dans les pays arabes. Le hĂ©ros nâest plus lâĂ©mir ou mĂȘme le calife, mais le combattant. Lâessentiel des messages insiste sur des profils individuels, hĂ©roĂŻques, des « combattants heureux et fraternels » mais aussi largement rĂ©compensĂ©s par des possessions bien terrestres (kalachnikov, vĂ©hicule 4×4, femme(s) et grande maison avec le Paradis au bout !). Lâobjectif est de convaincre des fratries entiĂšres ou des rĂ©seaux dâamis de rejoindre le combat, tout en exaltant la vie bonne et pieuse au pays de Cham. Le jihad est placĂ© Ă Ă©galitĂ© avec lâobligation de la hijrah. Alors que le message dâal-QaĂŻda Ă©tait « Deviens un bon musulman et tu feras le jihad ! » ; celui de Daech est maintenant : « Viens faire le jihad et du deviendras un bon musulman ! ». Le hĂ©ros est donc le combattant individuel, et pas le dirigeant comme dans les films hollywoodiens dont les vidĂ©os reprennent et retournent tous les codes. En outre, contrairement Ă ce que prĂ©tendent certains « retours de Syrie », jamais le discours ne fait appel Ă une aide humanitaire.
La France dans la démonologie de Daech
La communication francophone nâest ni une traduction simple, ni une adaptation des propagandes en dâautres langues importantes. Des actions terroristes comme celles menĂ©es en novembre 2015 Ă Paris ne sont pas exploitĂ©es par dâautres mĂ©dias de lâEI, comme on aurait pu sây attendre. Ă lâinverse, les attentats commis ailleurs sont peu mentionnĂ©s dans Dar Al Islam, la revue francophone de Daech. La propagande sur lâespace francophone est prĂ©cisĂ©ment ciblĂ©e sur la France, accessoirement sur la Belgique, et quasiment pas sur les autres pays. La France est dĂ©signĂ©e comme une cible prioritaire, Ă la fois pour ce quâelle reprĂ©sente (enseignement laĂŻque, loi sur les signes religieux ostentatoiresâŠ) mais aussi et surtout pour ce quâelle fait, par son action militaire contre Daech.
La liste des « ennemis » par ordre dâimportance en France place en tĂȘte les dirigeants musulmans qui dĂ©sapprouvent ses actions terroristes. Plusieurs trĂšs longs articles thĂ©ologiques tentent de justifier que toutes les Ă©coles juridiques de lâislam permettent dans certaines conditions le meurtre de musulmans, comme en novembre 2015 (DAI n° 8). Les hommes politiques français ne sont pas identifiĂ©s, Ă lâexception des hauts responsables (prĂ©sident, Premier ministre), Ă la diffĂ©rence de la revue en anglais Dabiq, qui placarde dans chaque numĂ©ro des « cibles » politiques. Marine Le Pen nâapparaĂźt quâune fois.
Internet, et aprĂšs ?
Il est extrĂȘmement difficile de mesurer lâefficacitĂ© de lâInternet comme source de radicalisation en lâabsence dâun Ă©chantillon significatif (les fiches du tĂ©lĂ©phone vert). Selon des tests effectuĂ©s « en aveugle », lâaccĂšs Ă la propagande de Daech nâest pas direct mais entravĂ© par nombre de rĂ©fĂ©rences visant Ă contrer sa propagande. Le seul fait de parvenir, sur un moteur de recherche grand public, Ă du matĂ©riel de Daech nâest pas un immense exploit technique, mais suppose dâavoir Ă©tĂ© un minimum initiĂ© (donc dĂ©jĂ en contact avec une personne physique) et peut difficilement se produire au pur hasard des navigations. Les entretiens directs menĂ©s par lâĂ©quipe en charge de lâĂ©tude tendent Ă fortement relativiser la radicalisation exclusive par lâInternet. Si des cas peuvent exister, ils sont extrĂȘmement marginaux, le contact personnalisĂ© (virtuel ou physique) restant quasi systĂ©matique.
La propagande jihadiste ne repose pas seulement sur la force « rĂ©volutionnaire » du message, mais aussi sur la logique des rĂ©seaux sociaux et sur le public ciblĂ©. CommandĂ©s par le bas, propices aux contagions idĂ©ologiques et passionnelles, mais aussi Ă lâaction concertĂ©e depuis la base, difficiles Ă interrompre et censurer, rĂ©silients et omniprĂ©sents, les mĂ©dias sociaux se prĂȘtent Ă la lutte du faible contre le fort et de la pĂ©riphĂ©rie contre le centre. La propagande de Daech ne peut ĂȘtre vraiment techniquement censurĂ©e â mĂȘme si des mesures ont Ă©tĂ© prises, du retrait de comptes aux algorithmes de redirection. La rapiditĂ© de diffusion des messages et vidĂ©os sur le Web 2.0 (jusquâĂ 1146 contenus diffusĂ©s puis relayĂ©s en une seule journĂ©e) et la rĂ©silience des comptes qui se recrĂ©ent et se relaient laisse peu dâespoir dâinterrompre totalement les rĂ©seaux virtuels. La propagande de Daech est donc incensurable dans ses moyens techniques et difficilement contestable auprĂšs de cibles culturellement dĂ©jĂ convaincues, et en tout cas largement impermĂ©ables au discours inverse par les argumentaires employĂ©s actuellement. Il est hasardeux de vouloir changer un homme convaincu de transcendance religieuse avec des cours dâinstruction civique. Seule la mobilisation sociĂ©tale peut espĂ©rer gĂ©nĂ©rer un contre-discours efficace.
Cette Ă©tude arrive Ă un moment trĂšs particulier. Au regard du recul territorial de Daech, on peut se demander si la mĂ©canique propagandiste continuera. On constate dâores et dĂ©jĂ le repli de certaines publications, qui diffusent des discours du calife autoproclamĂ© Al Baghdadi appelant au « sacrifice final » pour dĂ©fendre Mossoul⊠Des indices semblent indiquer que le volume de la production jihadiste en ligne se rĂ©duit. Les revues Dabiq, Dar al-Islam et quelques autres vont-elles ĂȘtre remplacĂ©es par le seul Al-Rumiyah (en huit versions linguistiques) ? Cela ressemblerait Ă une stratĂ©gie de rĂ©duction des coĂ»ts. Lâinterview que Rachid Kassim[5]a accordĂ©e Ă un chercheur amĂ©ricain pour Jihadology.net en novembre 2016 peut aussi faire penser que le recours aux mĂ©dias traditionnels compense des difficultĂ©s propres de production. Des revers militaires graves pourraient difficilement ne pas avoir dâimpact sur la partie vraiment centralisĂ©e de lâappareil de propagande, mais il y a peu de chances que le savoir-faire acquis par les chefs dâorchestre de la propagande salafiste disparaisse. Les autres zones de crise ayant prĂȘtĂ© allĂ©geance Ă Daech sont nombreuses et probablement prĂȘtes Ă les accueillir. MĂȘme si le discours guerrier de lâEI sâattĂ©nue, il faut quand mĂȘme sâinterroger sur le rĂŽle jouĂ© par les prĂ©dicateurs officiels sĂ©oudiens dans la propagation du salafisme.
Autre constatation : le « Loup solitaire » nâexiste pas, ce qui tend Ă relativiser le rĂŽle « exclusif » de la mobilisation strictement virtuelle par lâInternet. Dans les cas dâattentats menĂ©s dans lâespace francophone, on constate le rĂŽle central jouĂ©Â par des « cellules souches » installĂ©es sur le territoire depuis longtemps, qui ont fourni la logistique, relayĂ© la propagande directe et accordĂ© le soutien.
Le schĂ©ma suivant, Ă©laborĂ© Ă partir de sources ouvertes, montre la connexion entre les attentats et les cellules souches implantĂ©es en France. Tous les attentats terroristes commis ces deux derniĂšres annĂ©es ont Ă©tĂ©, sous une forme ou sous une autre, initiĂ©s, soutenus ou protĂ©gĂ©s par des hommes des cellules souches qui ont pris la prĂ©caution de rester dans la « lĂ©galitĂ© ». MĂȘme certains attentats commis hors dâEurope rĂ©pondent au mĂȘme schĂ©ma. Seule une action de dĂ©mantĂšlement de ces cellules Ă partir dâune simple application des lois existantes (condamnation de discours antisĂ©mites, racistes, xĂ©nophobes, misogynes et homophobesâŠ) suivies dâexpulsion quand les individus condamnĂ©s sont Ă©trangers, peut durablement perturber les rĂ©seaux terroristes. Il est regrettable de constater quâil est plus protecteur en Europe de bĂ©nĂ©ficier du statut de rĂ©fugiĂ© politique, comme lâĂ©taient les membres du « Londonistan », que pour Edward Snowden, le soldat Manning ou Julian Assange, qui ont pourtant davantage contribuĂ© Ă faire fonctionner la dĂ©mocratie.
Daech apparaĂźt encore dans une grande partie de lâopinion arabo-musulmane comme une « cause dĂ©fendable » nĂ©e de lâinvasion occidentale. Le dĂ©truire militairement risque de nâĂȘtre en fin de compte quâune amĂšre victoire contribuant Ă la mythologie du martyre et de la victimologie arabo-musulmane. Les territoires syrien et irakien sont aujourdâhui le champ de bataille dâune guerre de religion interne Ă lâislam dans laquelle les Occidentaux restent des envahisseurs « croisĂ©s ». Aucune population arabo-musulmane ne nous accordera le crĂ©dit de notre participation militaire aux cĂŽtĂ©s des AmĂ©ricains, qui sont aux yeux de tous les musulmans (et pas seulement eux !) responsables du chaos actuel. La mesure la plus efficace de la lutte contre lâidĂ©ologie de Daech devrait ĂȘtre par consĂ©quent un retrait planifiĂ© des forces françaises de la coalition.
References
Par : Pierre CONESA, François Bernard HUYGHE, Margaux CHOURAQUI
Source : Les Cahiers de l'Orient
Mots-clefs : Communication, Daech, Image, Irak, Levant, Syrie, Terrorisme