Les nouvelles routes de la soie, taoïsme économique ou nouvel impérialisme ? Entretien avec Christian VICENTY

Mis en ligne le 17 Oct 2017

Le projet chinois de nouvelles routes économiques de la soie, plus connu sous le nom d’OBOR (one belt one road) ou plus récemment BRI (belt and road initiative) se caractérise par un effort d’infrastructure d’ampleur comparable, mutatis mutandis, à celui de la conquête de l’Ouest au XIXème siècle ou des Trente Glorieuses. L’entretien qui suit propose une lecture économique et géopolitique de ce projet gigantesque voulu par Xi Jinping. Il vise à la fois à accompagner une profonde mutation économique interne qu’à projeter, sur des routes sécurisées, le commerce et la culture chinoises. Au-delà des premiers bilans et des montants colossaux d’investissements exigés par ce projet, l’article met en lumière la stratégie développée par Pékin pour faire accepter le projet et s’assurer d’un partenariat actif des pays concernés. Une stratégie empreinte selon l’auteur de philosophie taoïste, visant la paix durable via le commerce bien ordonné.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Vivien Fortat, « Les nouvelles routes de la soie, taoïsme économique ou nouvel impérialisme ? « , IRIS, octobre 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’IRIS.

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Les nouvelles routes de la soie, taoïsme économique ou nouvel impérialisme ?

 

 

Vivien FORTAT : Pouvez-vous nous présenter votre rôle au sein de la Direction Générale des Entreprises (DGE) et plus généralement celui de la DGE vis-à-vis du dispositif OBOR ?

CHRISTIAN VICENTY : Je suis en charge d’analyses sur la Chine, la Russie, l’Ukraine, des Nouvelles Routes économiques de la Soie à la Mission stratégie et études économiques de la D.G.E. Cette direction est rattachée au Ministère de l’Economie et des Finances. Dans le cadre d’un travail d’étude transversal, j’assure pour l’Etat français la compréhension complexe et nuancée du défi lancé par les Nouvelles Routes économiques de la Soie, plus connue sous le nom « One Belt, One Road » (OBOR) et à présent « Belt and Road Initiative » (B.R.I.). Ce travail en réseau, contribue à la définition à terme des conditions d’un meilleur équilibre des échanges et des négociations multilatérales futures dans l’esprit d’une réciprocité souhaitée entre l’Europe et la Chine (Asie).

 

Vivien FORTAT : Quelles sont les motivations chinoises derrière le projet OBOR ? Celles-ci ont-elles évolué depuis 2013 ? [1]

CHRISTIAN VICENTY : Les motivations chinoises sont à la fois d’ordre interne et externe à la Chine :
– D’ordre interne en Chine, liées à la profonde mutation économique en cours du pays, à travers la montée en gamme technologique (cf. programme « Made in China 2025 »)[2], qui doit résorber progressivement les surcapacités industrielles chinoises, les risques de contrefaçons, le volume de production des produits de faible qualité/valeur ajoutée[3].
Dans le même temps, il s’agit de répondre à l’enjeu démographique du pays, qui l’amène à accroître ses investissements hors de Chine pour en tirer une rente, utile à la prospérité d’une population qui vieillit.

D’ordre externe à la Chine, à un double titre, économique et géopolitique :
– En termes de projection économique, financière et culturelle, les priorités du projet OBOR/B.R.I. relèvent des domaines des infrastructures de transport, des investissements, de la coopération financière et des échanges culturels. Il faut savoir que ces priorités ne trouveront leur accomplissement que sur le long terme. Selon la sagesse d’un proverbe chinois[4] “La patience est une plante amère, mais dont les fruits sont sucrés”. Cette stratégie conduit aussi à intégrer les chaînes de valeur vers l’aval, s’agissant des produits et services vendus à l’Europe (premier débouché commercial de la Chine) ou sur les voies qui y mènent.

– En termes de projection géopolitique, à travers le raisonnement suivant :
a) plus de 90% des échanges commerciaux mondiaux passent encore par les voies maritimes ;
b) les voies maritimes des échanges commerciaux mondiaux sont saturées[5], tant au point de vue technique, sécuritaire, que géo-stratégiquement ;
c) cela perturbe sérieusement la politique chinoise suivie visant à diversifier, mieux contrôler et sécuriser l’accès chinois aux matières premières et aux ressources énergétiques. La volonté chinoise est d’accéder (à nouveau) au statut de grande puissance géopolitique, celle-ci à long terme. L’objectif est aujourd’hui fixé à échéance 2049, correspondant au centenaire de la Chine nouvelle[6] ;
d) il en résulte que la Chine se doit de multiplier les parcours alternatifs transversaux (terrestres, maritimes, aériens, …), afin d’éviter les risques à terme de «goulots d’étranglement» géostratégiques (dont le détroit de Malacca) ; la recréation de voies terrestres, routes et ferroviaires, sous impulsion chinoise ne sera pas aisée pour autant (rencontrant des visions parfois différentes de la Russie, de pays de l’Asie centrale, de l’Iran, de pays du Caucase …), même si les économies qui s’y trouvent sont plus compatibles avec elle que les membres du TPP[7] (imposant de hauts niveaux de normes en environnement, en droit du travail …) ;
e) à ce stade, tout cela suppose au moins que les nouvelles routes alternatives « terrestres » de la soie fonctionnent au départ de Chine et que le montant des investissements soit à la hauteur du défi. C’est le cas à l’heure actuelle ;
f) ainsi, le «retour» aux (nouveaux) parcours terrestres, notamment ferroviaires, signifie que la voie ferroviaire est désormais privilégiée, sans être la seule option étudiée pour autant, sur des tracés qui empruntent parfois ceux des Routes historiques de la Soie, procurant ainsi au projet «OBOR» un volume «partenarial» délibéré («gagnant-gagnant»), parce que reliant passé, présent et avenir dans la sociologie des pays concernés. On peut dans une certaine mesure comparer cet effort d’infrastructures à celui, également gigantesque, consenti aux Etats Unis au XIXème siècle avec l’extension progressive vers l’Ouest de la population et des activités économiques, et à celui des trente glorieuses correspondant à la période de reconstruction en Europe. Permettez-moi de citer l’extrait du document officiel chinois de référence sur les « parcours alternatifs » nécessaires »[8] : « La Route de la Soie maritime du XXIème siècle suit l’itinéraire des ports maritimes de la Chine jusqu’en Europe, en passant par la Mer de Chine méridionale et l‘Océan Indien, ainsi que celui des ports maritimes de la Chine jusqu’au Pacifique Sud, en passant par la Mer de Chine méridionale.

• En mer, elle veut faire des principaux ports les points de connexion afin de construire conjointement des voies de transport sûres, efficaces et sans obstacles. Le couloir économique Chine-Pakistan et le couloir économique Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar sont étroitement liés à la construction de la Ceinture et de la Route. Il faut donc promouvoir la coopération en la matière afin d’obtenir des progrès plus notables (…) ».

• Sur terre, la Chine veut s’appuyer sur de grandes artères internationales et des métropoles riveraines, et prend pour plateformes de coopération les principales implantations économiques, commerciales et industrielles, en vue de créer conjointement des couloirs internationaux de coopération économique, dont le nouveau pont continental eurasiatique, le couloir Chine-Russie-Mongolie, le couloir Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest, le couloir Chine-Péninsule indochinoise (…) ».

 

VIVIEN FORTAT : Comment OBOR a-t-il initialement été perçu hors de Chine ? (Ndlr : par exemple, le fait que les grandes lignes du tracé aient été annoncées sans concertation avec les pays concernées) quid de la Chine ?

CHRISTIAN VICENTY : En définitive, à travers la résurgence des routes historiques de la soie sous une forme modernisée, le projet chinois légitime une « voie naturelle »[9] d’échanges autrefois empruntée. Parvenir à une telle performance suppose à la fois :

• de dépasser les contraintes liées aux distances entre les zones extrêmes du dynamisme eurasiatique (distance de 10 000 à 15 000 km entre l’Europe et l’Asie, selon les parcours), liées aux aléas techniques (climatiques, sismiques, etc…)

• de développer des visions géostratégiques d’ensemble de la part des principaux acteurs, dont la résultante soit apte à susciter une adhésion suffisante auprès d’une centaine d’Etats potentiellement concernés, abritant plus de quatre milliards de personnes, 40% de la superficie mondiale habitée, 70% de la population mondiale, 60% de la richesse mondiale, 75% des réserves énergétiques connues. C’est ce à quoi visait, notamment, la présentation du projet lors du forum international organisé par la Chine du 15 au 17 mai 2017.

Cette adhésion est actuellement fluctuante suivant les Etats concernés, des plus motivés (Pakistan, Italie …) au plus en retrait (Inde, certains pays du Sud-Est asiatique …) en passant par ceux qui acceptent suivant divers questionnements (Russie, certains pays d’Asie centrale …) ou par ceux dans l’expectative ou même le scepticisme (divers pays européens). Mais la Chine met en valeur divers atouts pour emporter l’adhésion maximale, au final : le temps long de réalisation (35 ans, jusqu’en 2049) et les moyens économiques et technologiques colossaux dont les crédits disponibles et les risques-pays assumés.

En Chine même, le projet OBOR/B.R.I. fait l’objet d’une mobilisation intense à tous les niveaux de la société chinoise. A titre d’illustration marquant, on citera le fait que les collectivités locales chinoises, également classées terminaux de départ du fret ferroviaire vers l’Europe (Chengdu, Chongqing, Wuhan …), subventionnent massivement ce dernier (entre 3 000 et 7 000 dollars par conteneur, selon les sources disponibles), afin de rendre les tarifs de transport ferroviaire fret compétitifs en les rapprochant progressivement de ceux du secteur maritime et ainsi habituer les opérateurs chinois à utiliser davantage le transport ferroviaire pour leurs exportations.

Dans le même temps, certaines voix d’experts s’élèvent sur le coût des projets et leur réalisation à perte dans divers pays concernés, dans un contexte où, par ailleurs, les niveaux d’endettement d’entreprises, des collectivités, et d’une partie des ménages, parviennent à des niveaux élevés. Mais ces contestations restent peu audibles.

 

VIVIEN FORTAT : Quatre ans après le lancement d’OBOR, quel bilan à mis-parcours ? (Ce qui a été réalisé et reste à réaliser)[10]

CHRISTIAN VICENTY : L’essentiel des réalisations ou projets en cours concerne les infrastructures, secteur le plus visible du projet chinois OBOR/B.R.I., même s’il n’est pas le seul.
Les réalisations ou projets en cours sont estimées à environ 850 milliards d’euros depuis 2011 jusqu’à août 2016 sur le total eurasiatique (64 Etats-membres), donc 85 à 130 milliards d’euros par an, parmi lesquels :
– 315 Mds€ au Proche et Moyen-Orient, soit 39,7% du total eurasiatique ;
– 214 Mds€ au Sud-Est asiatique, soit 23,9% ;
– 110 Mds€ en Russie, soit 12,3% ;
– 77 Mds€ en Asie du Sud, soit 8,6% ;
– 76 Mds€ en Asie centrale, soit 8,5% ;
– 42 Mds€ en Afrique, soit 4,7% ;
– 21Mds€ en Europe de l’Est, soit 2,4%.

Sur près de 160 réalisations ou projets chinois «OBOR» de plus de 850M€ (ou un milliard de dollars :
• 17 concernent la Russie (risque infrastructure moyen-majeur) : environ 105Mds€ ;
• 15 concernent les Philippines (risque majeur) : environ 31Mds€ ;
• 14 concernent l’Arabie Saoudite (risque négligeable) : environ 188Mds€ ;
• 13 concernent l’Inde (risque majeur) : environ 39 Mds€ ;
• 12 concernent les Etats du Golfe Persique (risques moyen, négligeable) : environ 96Mds€
• 11 concernent l’Iran (risque majeur) : environ 44 Mds€ ;
• 9 concernent l’Indonésie (risque majeur) : environ 67 Mds ;
• 8 concernent la Turquie (risque moyen) : environ 30 Mds€ ;
• 7 concernent le Pakistan (risque majeur) : environ 14 Mds€ ;
• 6 concernent la Thaïlande (risque moyen) : environ 10 Mds€ ;
• 4 concernent Singapour (risque négligeable) : environ 26 Mds€ ;
• 4 concernent la Roumanie (risque moyen) : environ 11 Mds€ ;3 concernent l’Egypte (risque majeur) : environ 21 Mds€ ;
• 3 concernent le Vietnam (risque majeur) : environ 35 Mds€ ;
• 3 concernent la Malaisie (risque négligeable) : environ 12 Mds€ ;
• 3 concernent le Bangladesh (risque majeur) : environ 2 Mds€ ;
• 3 concernent la Mongolie (risque majeur) : environ 6 Mds€ ;
• 3 concernent la Géorgie (risque majeur) : environ 10,5 Mds€ ;
• 2 concernent Myanmar (risque majeur) : environ 3.4Mds€ ;
• 2 concernent le Kenya (risque majeur) : environ 4.3 Mds€;
• 2 concernent le Zimbabwe (risque majeur) : environ 3,2 Mds€ ;
• 2 concernent l’Ouzbékistan (risque majeur) : environ 7.7Mds€ ;
• 1 concerne le Kazakhstan (risque majeur) : environ 2,3 Mds€ ;
• 1 concerne les Hongrie et Balkans (risque moyen) : environ 2.6Mds€ ;
• 1 concerne la Pologne (risque moyen) : environ 1,1 Mds€

Soit 160 « grandes opérations » « OBOR »[11] pour un montant d’environ 790 milliards d’euros . Entre 2011 et août 2016, environ 80 (soit 50%) ont été achevées ou étaient en cours de réalisation.
Si l’on suit une typologie des risques classiques, 0 signifiant une absence de risque et 4 un risque majeur, on obtient la distribution suivante du risque infrastructure pour 44 Etats sur 64 concernés par le projet chinois “OBOR/B.R.I.”:
– 4 Etats où le risque infrastructure semble le plus négligeable (vers 0) : Singapour, Arabie Saoudite, Qatar, Malaisie ;
– 10 Etats où le risque infrastructure est moyen (aux environs de 2), dont certains Pays du Golfe, la Turquie, la Thaïlande, la Pologne, la République tchèque, la Hongrie … ;
– 30 Etats où le risque infrastructure est majeur (noté aux environs de 4), dont 10 en ASIE, 9 au Proche, Moyen-Orient et en Afrique, 4 en Asie centrale, 2 dans le Caucase, 4 en Europe de l’Est.

 

VIVIEN FORTAT : Qu’est-ce-que la France peut espérer d’OBOR ? A l’inverse, qu’est-ce-que la France ne peut/doit pas espérer d’OBOR ?

CHRISTIAN VICENTY : Ce que la France et l’Europe, peuvent espérer d’OBOR c’est tout d’abord un partenariat de co-investissements et de co-financements sur des projets (numériques, d’infrastructures, autres) sur pays tiers entre Chine et Europe ou à l’intérieur de l’UE suivant des procédures à respecter. Parmi les principales se trouvent le respect des conditions relatives aux passations des marchés publics, négociations de réciprocité d’investissements en Chine, possibilités offertes de constitution de consortia bancaires franco-chinois pour le co-financement des projets et concrétiser ainsi l’esprit « gagnant-gagnant » d’ailleurs revendiqué officiellement par les responsables chinois.

A l’inverse, ce que la France, et l’Europe ne peuvent/ne doivent pas accepter d’OBOR c’est une situation dans laquelle le projet chinois finirait par acquérir au fil du temps et sur le continent eurasiatique (voire au-delà, en Afrique …) un monopole de fait en matière de conception, financement, réalisation, gestion, tarification, normalisation technique des infrastructures matérielles (ferroviaires, maritimes, routières et autoroutières, aériennes, touristiques, sécuritaires, douanières …) ou virtuelles (numériques). Cela pourrait venir tout d’abord du fait que les Etats concernés, plus de soixante au sein du périmètre OBOR, potentiellement jusqu’à près de cent si les Etats-membres de l’UE se sentent motivés individuellement, n’auraient pas su, pu ou voulu suivre la Chine et coopérer avec elle pour les co-financements, réalisation et gestion des projets. Il est également possible que les financements à perte des infrastructures sur une assez longue période imposent un monopole, en contournant ainsi des règles antisubventions de l’OMC.

Il convient de souligner que la Chine elle-même ne souhaite pas se trouver dans cet état de monopole de fait, d’un point de vue économique et commercial. C’est la raison pour laquelle elle se met en recherche ou en négociation de relais de financement sur long terme. En effet, si la Chine devait devenir la «banquière à sens unique» de ce projet, le profit apparent qu’elle pourrait en tirer serait à double tranchant : elle obtiendrait la satisfaction de maîtriser plus ou moins totalement un instrument d’action («OBOR») à des fins de nouvelle grande puissance géopolitique acquise, mais avec le risque d’indisposer les pays concernés et partenaires à cause de l’hypertrophie des conceptions et moyens mis en oeuvre par un seul pays. C’est déjà le cas par rapport à divers projets d’infrastructures ferroviaires au Laos et en Thaïlande, tandis que les ingénieurs et travailleurs chinois travaillent le long du «Corridor pakistanais» sous la protection de l’armée chinoise, du fait des turbulences ethniques et/ou terroristes locales rencontrées.

A ce stade, au sein du continent eurasiatique, seule une Europe devenue cohérente, voire unie[12] est donc a priori en mesure d’assurer l’équilibre et le rééquilibre des débouchés souhaités du projet chinois OBOR, des échanges intercontinentaux, des projets à co-investir et cofinancer et des négociations de réciprocité.

C’est pourquoi la réponse européenne de « rééquilibrage fluidifié » des échanges intercontinentaux est si importante et attendue, afin d’éviter à terme de nouveaux sujets de frictions transversales. L’envergure de l’espace eurasiatique est telle à tous points de vue «qu’il y a de la place pour plusieurs tigres sur la montagne», contrairement à ce que dit un proverbe chinois, mais à condition que la cohabitation à distance soit mutuellement consentie et coordonnée, en moyens sécurisés des échanges, notamment …

Les enjeux de cette cohabitation consentie et coordonnée à distance sur un tel espace eurasiatique « réinventé » sont majeurs : les échanges commerciaux entre la Chine et la soixantaine d’Etats concernés par le projet « OBOR » ont atteint 850 milliards d’euros en 2015, soit 25% du total du commerce extérieur chinois. Les autorités chinoises au plus haut niveau actuel souhaiteraient qu’ils soient multipliés par 2,5 d’ici 2025. En comparaison d’ordre de grandeur, le commerce extérieur euro-chinois était de 521 milliards d’euros en 2015 et de 515 milliards d’euros en 2016, à peu près au même niveau concernant le commerce sino-américain.

Pour parvenir à remplir ces objectifs et résultats, les entreprises chinoises auraient signé près de 4 000 contrats commerciaux auprès de 60 Etats des « Nouvelles routes de la soie » sur l’ensemble de l’année 2015, pour un montant cumulé estimé à 92,6 milliards de dollars, soit 44% du montant total des contrats commerciaux chinois gagnés à l’étranger en 2015.
Plus de 170 milliards d’euros auraient été engagés par la Chine en fin d’année 2015 (soit près de 20% de la capacité totale de financements précitée), concernant plus de 100 projets et une couverture géopolitique déjà exhaustive (la soixantaine précitée de pays concernés par le projet « OBOR »).

 

VIVIEN FORTAT : Quelles sont, à l’heure actuelle, les principales réticences ou doutes sur le projet OBOR ? Constituent-ils un frein réel au dispositif ? Le projet peut-il d’ailleurs être mis à mal par des éléments extérieurs (exemple : terrorisme anti-chinois, crise économique / financière, choc démographique) ?

CHRISTIAN VICENTY : Les principales réticences ou doutes sur le projet OBOR sont « cartésiennes », donc essentiellement européennes, même si diverses opinions chinoises peuvent aussi exprimer leurs incertitudes liées à la conduite du projet OBOR (survivra-t-il à la succession de l’actuel Président Xi Jinping ?), à la rentabilité économique des projets réalisés ou en cours de réalisation. La Chine prend d’importants risques financiers au titre des risques-pays, perd de l’argent au titre des réalisations et gestion des réalisations, accumule les obstacles d’acceptabilité sociologique de ses projets sur pays tiers, notamment en Asie du Sud-Est (problématiques environnementales et d’emplois des populations locales sur les chantiers chinois).

Ces réticences ou doutes peuvent éventuellement constituer des freins réels au dispositif, mais la Chine a pris soin de placer la réalisation de son projet sur très long terme (35 ans, jusqu’à 2049, date du centenaire de la Chine Nouvelle) pour se mettre en capacité de surmonter ou contourner les aléas conjoncturels ou obstacles structurels. Cela implique une constance dans l’effort à accomplir de la part de la Chine et également une version à très long terme des retours sur investissement. Cet effort constant sur très long terme est à la portée de la Chine au regard de sa mémoire du monde et de ses réalisations monumentales lors des millénaires précédents (entre autres, le Grand Canal unificateur de la Chine, construit et amélioré sous plusieurs dynasties chinoises …) et devrait ainsi constituer une réponse aux esprits sceptiques pensant que la Chine finira par échouer ou que le projet OBOR ne survivrait pas à la succession de l’actuel Président XI Jinping … En fin de compte, ce qui pourrait retarder, sans forcément mettre à mal, le projet OBOR pourrait a priori provenir de :

– perturbations sismiques ou climatiques au fil du continent eurasiatique (ou au-delà), impliquant une forte composante de développement durable du projet qui reste encore à démontrer, afin de tenter encore de limiter au mieux et à temps ces risques de perturbations graves ; toutefois, si ces éléments posent des défis techniques parfois redoutables, ils ne sont pas insurmontables.

– risques sécuritaires et/ou terroristes dans certaines régions traversées de ce continent, impliquant la mise à disposition essentielle de parcours multimodaux, connectés, sécurisés et alternatifs (six majeurs, actuellement) le long du continent eurasiatique (terrestre, maritime et virtuel), afin d’éviter au mieux tout risque de chantage, de goulots d’étranglement ou de saturation géographique des courants d’échanges (matériels ou numérisés)[13] ;

– réputations commerciales gravement altérées (d’origine chinoise ou autres) : par exemple au titre des détournements de trafic, des transports illicites et dangereux mal contrôlés, des contrefaçons de produits, de marques, de design contrevenant à la sécurité, à l’information et à la santé des consommateurs finaux, de flux massifs et non suffisamment réciproques de transport de fret, de diverses concurrences déloyales, de contentieux commerciaux et/ou douaniers intercontinentaux pouvant en résulter …,

– déficits ou dettes financiers chinois graves et non contrôlés (notamment issus des entreprises publiques et privées) finissant par rendre le projet insoutenable pour l’économie chinoise et ses citoyens … ; soit un risque financier non négligeable mais que les réserves abondantes chinoises (de change, d’or …) devraient malgré tout et normalement être en capacité d’amortir au fil du temps.

 

VIVIEN FORTAT : Quelles est (sont) la (les) stratégie(s) chinoise(s) pour lever ces réticences/doutes et faire accepter le projet OBOR ?

CHRISTIAN VICENTY : La stratégie chinoise actuellement perceptible pour lever ces réticences/doutes et faire accepter le projet OBOR est précisément liée à la constance sur très long terme de l’effort entrepris, permettant d’emporter « à l’usure » l’adhésion des sociologies récalcitrantes au regard de la pertinence économique et technique des réalisations proposées et des moyens financiers colossaux et attractifs (prêts bonifiés par exemple) mis en oeuvre. Certes, la concertation territoriale au niveau des décisions à prendre pour construire ne s’avère pas toujours au rendez-vous. Elle s’accompagne d’une diplomatie très active, impulsée au plus haut niveau mais déclinée de façon très large auprès d’une myriade d’acteurs.

Le pari sur très long terme peut paraître risqué, voire naïf ou même d’essence philosophique taoïste. Il suppose que ce qui a été bénéfique en terme d’aménagement interne des territoires chinois (par les parcours ferroviaires fret et voyageurs rapides, par exemple) doit pouvoir l’être également à l’extérieur au fil du continent eurasiatique, voire au-delà. Pour la Chine cela doit fonctionner car elle considère d’un point de vue millénaire que le commerce et la spiritualité bien ordonnés sont facteurs de prospérité, de paix, de civilisation accomplies, donc les meilleurs remparts contre les extrémismes, séparatismes, terrorismes[14], misère et déculturations ambiantes. En cela, elle ne diffère au demeurant pas beaucoup des visions de Platon dans sa République, ou de Montesquieu dans l’Esprit des lois qui estiment que le commerce en créant des intérêts conjoints est un adjuvant puissant de la paix.

Ce pari risqué sur la confiance et l’intelligence intergénérationnelles semble être actuellement le seul perceptible sur lequel s’appuie la Chine pour finaliser et réussir son projet intercontinental ; pari complété, une fois encore, par des moyens financiers et logistiques disponibles hors normes, devant concrétiser la philosophie d’ensemble, sublimer les prises de conscience, adhésions finales et réalisations concrètes.

Au regard de ces considérations sociologiques et géostratégiques, les capacités actuelles de financements chinois des projets relatifs aux «Nouvelles routes de la soie» peuvent ainsi cumulativement être estimées à plus de 1 000 milliards d’euros pour un total d’investissements nécessaires en infrastructures estimé à environ 7 000 milliards d’euros pour le seul horizon 2010-2020, essentiellement situés dans les «régions intermédiaires» (Asie centrale et du Sud-Est, pays de la CEI, Afrique, Proche et Moyen-Orient …).

Plus de 1000 milliards d’euros de capacités chinoises de financement pour le projet «OBOR» équivalent aux PIB actuels annuels de l’Espagne, du Mexique, de la Russie ou de l’Australie. Environ 7 000 milliards d’euros de besoins d’investissements nécessaires en infrastructures équivalent à deux fois le PIB annuel actuel du Japon.

La différence entre les capacités actuelles de financements chinois des projets «OBOR» (1 000 milliards d’euros) et le total d’investissements nécessaires en infrastructures à 2020 (7000 milliards d’euros) explique le fait que la Chine soit d’ores et déjà à la recherche de «financements-relais» à l’échelle internationale et se donnent aussi un délai de 35 ans (à 2049) à cet effet, car ses autorités sont conscientes qu’elles ne pourront à elles toutes seules financer l’ensemble du projet «OBOR» et ne le souhaitent pas, d’ailleurs (cf. question n° 5).

 

VIVIEN FORTAT : L’expansion de l’influence chinoise via OBOR en Asie centrale et au Pakistan/Birmanie agace la Russie et l’Inde. La Chine cherche-t-elle à ménager ses deux grands voisins ? Si oui, comment ? Si non, Pourquoi ?

CHRISTIAN VICENTY : Même si des frictions peuvent exister (surtout par rapport à l’Inde au regard des actions chinoises au Pakistan), la Chine cherche à ménager ses deux grands voisins d’un point de vue diplomatique. Rappelons que les trois pays font font partie des B.R.I.C.S[15]. L’Inde et la Russie sont également bien conscientes qu’elles ne peuvent à ce stade rivaliser, ni financièrement, ni en vision géopolitique d’ensemble, ni en intelligence économique concrète (l’échelonnement des « comptoirs » installés), avec l’envergure transcontinentale du projet «OBOR».

Trois des quatre Etats-continents eurasiatiques (en dehors de l’étendue européenne) tentent donc, à ce stade, de faire cohabiter au mieux leur positionnement respectif concernant le projet OBOR.

A long terme, faute de mieux en terme de convergence géopolitique, à moins d’évènements présentement imprévisibles, il est envisageable de penser que chaque Etat ou zone-continent au sein de l’Eurasie (voire au-delà, en Afrique …) s’efforcerait simplement de rendre compatible son propre positionnement avec celui des autres, signifiant ainsi qu’il peut bien y avoir en géopolitique « de la place pour plusieurs tigres sur la montagne», contrairement à ce que dit un proverbe chinois, si des répartitions/spécialisations d’activités peuvent toutefois s’avérer consensuelles :

– la Chine poursuivrait la mise en oeuvre sur le long terme de son projet « OBOR », projet le plus complet, visionnaire, connecté, multimodal qui soit par rapport à ceux amorcés par d’autres Etats-continents ; projet sociologiquement acceptable à condition qu’il puisse être partagé, consenti, cofinancé, négocié dans un esprit de réciprocité (ou « gagnant-gagnant », selon l’expression officielle chinoise) ;

– l’Inde, ayant pris une moindre part aux précédentes révolutions industrielles mondiales à la différence de la Chine, s’orienterait vers le numérique, donc vers les routes numériques de la soie, domaine où ses cerveaux scientifiques et ingénieurs peuvent exceller et coopérer avec ceux de l’Union européenne ;

– cette dernière trouverait ainsi une raison supplémentaire d’intensifier son intérêt et ses capacités de co-investissements et cofinancements par rapport aux nouvelles routes économiques de la soie, en plus de ce qu’elle pourrait négocier, co-investir et cofinancer en pays tiers ou en interne avec réciprocité par rapport au projet chinois « OBOR » ;

– face à la Chine vis-à-vis de laquelle elle ne peut plus désormais rivaliser financièrement, la Russie ferait valoir :

• ses atouts géographiques, assurant déjà de fait le transit de transport de fret le plus simple et le plus court à travers son territoire et celui des Kazakhstan et Bélarus, entre Chine et Europe, voire ultérieurement le transit via le parcours maritime au fil d’un océan Arctique s’avérant davantage praticable ;

• ses atouts militaro-sécuritaires, au titre de la sécurisation des échanges intercontinentaux sur très longue distance [au moins 7 000 kms], notamment sur ce parcours précité traversant son territoire ;

• ceci à condition toutefois qu’elle ne soit pas tentée d’en tirer un argument géopolitique de type « souverainiste », « unilatéraliste », obligeant dès lors à renforcer encore les parcours intercontinentaux alternatifs par rapport à ceux (six majeurs, actuellement) déjà prévus par le projet « OBOR ».

 

VIVIEN FORTAT : La Chine a créé l’ASIAN Infrastructure Investment Bank  (AIIB) en parallèle d’OBOR. Est-ce une future grande institution internationale ou un laboratoire d’essai ?

CHRISTIAN VICENTY : L’AIIB est assurément une grande institution internationale en devenir, en sachant de surcroît qu’elle n’est pas la seule en terme d’institutions alternatives aux grandes institutions internationales occidentales, souvent placées de fait sous la domination de la Chine, au service du projet « OBOR » et/ou de la Chine en tant que future superpuissance mondiale (Fonds chinois dédiés aux Routes de la Soie, Banque des B.R.I.C.S., Organisation de Coopération de Shanghai, grandes banques publiques chinoises [CDB, ICBC, EXIMBANK] …). Raison de plus pour que l’Union européenne se situe et agisse dès que possible en mode coopératif et co-investisseur face à ce défi alternatif majeur, à la fois institutionnel, géopolitique, économique et financier.

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