Cet article met en lumiĂšre, notamment au travers des conflits territoriaux en mer de Chine, lâimportance croissante de cette rĂ©gion pour lâavenir de lâUnion EuropĂ©enne et de la France. Lâauteur livre un plaidoyer argumentĂ© pour la dĂ©finition dâune vĂ©ritable politique asiatique de la France, alors quâĂ un flou stratĂ©gique amĂ©ricain fait Ă©cho lâaffirmation des ambitions chinoises.
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Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: Jérémy Bachelier, « Enjeux et perspectives de la France en Asie du Sud-Est : analyse au travers des conflits territoriaux en mer de Chine », Article tiré du mémoire qui a reçu le Prix de la réflexion stratégique, novembre 2017.
Le mĂ©moire peut ĂȘtre visionnĂ© sur le site du CSFRS.
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Enjeux et perspectives de la France en Asie du Sud-Est : analyse au travers des conflits territoriaux en mer de Chine
« The Mediterranean is the ocean of the past, the Atlantic is the ocean of the present, and the Pacific is the ocean of the future » John Hay, SecrĂ©taire dâĂ©tat des Ă©tats-Unis (1898-1905)
Préambule
Le prĂ©sident Xi Jinping ne mĂ©nage pas ses efforts pour prĂ©senter la Chine comme le champion du libre-Ă©change et du multilatĂ©ralisme. Les experts affirment que PĂ©kin cherche Ă prĂ©senter la Chine sur la scĂšne internationale sous les traits dâune grande puissance responsable afin de confĂ©rer une crĂ©dibilitĂ© accrue Ă son concept de « neutralitĂ© du rĂ©gime ». Ce concept implique une dĂ©connexion entre les bonnes pratiques sur la scĂšne internationale et la politique intĂ©rieure, ce qui lĂ©gitime lâautoritarisme et discrĂ©dite lâidĂ©e selon laquelle une politique Ă©trangĂšre libĂ©rale doit nĂ©cessairement Ă©maner dâun rĂ©gime dĂ©mocratique. Cette attitude relĂšve sans doute dâune certaine hypocrisie si lâon tient compte des violations des droits de lâHomme, de son expansionnisme agressif en mer de Chine, et du protectionnisme dâĂtat sur certains secteurs de son marchĂ© intĂ©rieur. NĂ©anmoins, la dĂ©fense de la mondialisation de la part de la Chine est dâautant plus comprĂ©hensible que le libre-Ă©change en vigueur depuis les annĂ©es 1980 est plus que jamais menacĂ© par la montĂ©e du protectionnisme populiste de lâOccident. Le libre-Ă©change mondialisĂ© a en effet permis Ă une grande partie de lâAsie du Sud-Est de connaĂźtre une forte croissance Ă©conomique. MĂȘme Ă prĂ©sent que son Ă©conomie ralentit et subit une mutation, la Chine dĂ©pend de maniĂšre vitale du libre-Ă©change international et ouvert afin de soutenir sa croissance, sur laquelle repose la lĂ©gitimitĂ© du rĂ©gime communiste. Par consĂ©quent, les autoritĂ©s chinoises ont rĂ©cemment exprimĂ© leur volontĂ© dâaccĂ©lĂ©rer le projet « One Belt, One Road », ou « Nouvelle route de la soie ». Ce projet comporte un investissement massif en infrastructures, afin de relier la Chine au reste du continent eurasiatique et renforcer ainsi sa prĂ©sence sur les principales routes commerciales, maritimes et terrestres.
LâAsie du Sud-Est devient ainsi progressivement beaucoup plus proche de nous quâon ne peut le croire. Penser lâAsie du Sud-Est, câest dorĂ©navant penser le monde de demain. Câest mieux connaĂźtre « lâAutre » mais un Autre qui se rapproche et avec lequel on se doit plus que jamais dâinteragir. LâAsie du Sud-Est se rapproche Ă©galement de nous parce quâelle participe Ă lâĂ©mergence dâinstitutions communes avec le Moyen-Orient et lâAfrique, susceptibles de peser sur nos intĂ©rĂȘts, notamment ultra-marins. Il nous faut donc apprendre Ă ne pas voir lâAsie du Sud-Est uniquement au travers du prisme de ses rivages avec lâocĂ©an Pacifique.
LâAsie au coeur de la mondialisation
Le processus de mondialisation sâest traduit dans les faits par lâaugmentation – en volume et en valeur – des flux numĂ©riques et de marchandises empruntant les voies sous-marines (cĂąbles), maritimes et terrestres, dont le contrĂŽle revĂȘt dorĂ©navant une importance stratĂ©gique. Lâextension des rĂ©seaux dâinformation ainsi que la multiplication des traitĂ©s de libre-Ă©change ont Ă©largi les espaces de compĂ©tition, alors mĂȘme que les forces armĂ©es des Ătats europĂ©ens, asiatiques et ocĂ©aniens se cĂŽtoient dĂ©sormais, avec celles des Ătats-Unis, dans un vaste espace allant de lâAfrique Ă lâExtrĂȘme-Orient. LâAsie du Sud-Est est dorĂ©navant le cĆur battant du monde Ă©conomique et commercial, impliquant depuis prĂšs de 20 ans dâimportants changements dans lâarchitecture de sĂ©curitĂ© en mer de Chine mĂ©ridionale. Aire au succĂšs Ă©conomique retentissant, rĂ©siliente Ă la crise, dotĂ©e dâun marchĂ© de plus de 600 millions dâhabitants, demain comparable en taille Ă lâUnion europĂ©enne (UE), cĆur du commerce globalisĂ©, regorgeant de ressources naturelles, lâAsie du Sud-Est, qui fabrique une bonne partie de la croissance mondiale, est aussi au cĆur du dĂ©bat stratĂ©gique actuel et des rivalitĂ©s de puissance, cristallisĂ©es en mer de Chine mĂ©ridionale par lâaffirmation croissante des revendications chinoises, dans un contexte de « course aux armements ».
AgrĂ©gĂ©es, les dix Ă©conomies dâAsie du Sud-Est forment la 4Ăšme puissance Ă©conomique mondiale, attirent des dizaines de milliards dâinvestissements Ă©trangers chaque annĂ©e, consomment, avec des classes moyennes qui se comptent dĂ©sormais en centaines de millions, investissent, avec mille milliards dâeuros dâinfrastructures qui seront construites dans les dix prochaines annĂ©es, et sâaffirment, de plus en plus, comme des acteurs globaux sur la scĂšne internationale. Par la multiplication des accords de libre-Ă©change, des investissements directs et des dĂ©placements officiels de leurs dirigeants, les puissances occidentales et Ă©mergentes sây pressent. Ce faisant, la menace pesant sur la libertĂ© de manĆuvre militaire, le droit international de la mer et la stabilitĂ© en Asie du Sud-Est constitue un risque croissant pour les intĂ©rĂȘts europĂ©ens et français dans une rĂ©gion dorĂ©navant essentielle Ă leur croissance Ă©conomique, dâautant plus que la situation sĂ©curitaire sây est considĂ©rablement dĂ©gradĂ©e depuis 2009.
L’Asie du Sud-Est, « prĂ©-carrĂ© » naturel de la Chine
LâAsie du Sud-Est assiste depuis prĂšs de vingt-ans Ă lâĂ©mergence Ă©conomique, commerciale, financiĂšre et militaire dâun pays, la Chine, qui a su en peu de temps combler son retard pour devenir un acteur incontournable de lâAsie, et plus largement du rapport de forces gĂ©opolitique mondial. La Chine a fait le pari dâacquĂ©rir ses galons de puissance asiatique au moyen dâun long et difficile apprentissage des standards diplomatiques internationaux Ă une pĂ©riode oĂč sa politique intĂ©rieure semblait sâessouffler aux yeux dâun peuple alors en quĂȘte de nouvelles perspectives et de nouveaux idĂ©aux[1]. Pourtant, le rĂ©veil chinois fait dorĂ©navant craindre le pire Ă la plupart de ses voisins qui, soucieux de leurs propres intĂ©rĂȘts, assistent chaque jour Ă de nouvelles dĂ©monstrations de puissance de la part de PĂ©kin qui veut atteindre en un minimum de temps un certain nombre de rĂ©sultats tangibles sur des sujets tels que la construction rĂ©gionale en Asie du Sud-Est, lâaccĂ©lĂ©ration de lâintĂ©gration Ă©conomique initiĂ©e depuis 1997 et la crise financiĂšre survenue dans cette rĂ©gion, ainsi que sur la reconfiguration rĂ©gionale au travers du prisme de lâĂ©quilibre stratĂ©gique.
La Chine souhaite prendre part Ă la construction dâune Asie nouvelle, afin de redorer une image ternie depuis les rĂ©pressions des manifestations de la place de Tian’anmen Ă PĂ©kin en 1989[2], et ainsi lui assurer un environnement plus stable et favorable Ă sa soif de paix, de sĂ©curitĂ© et de dĂ©veloppement Ă©conomique[3]. Les objectifs de PĂ©kin en Asie du Sud-Est sont cependant ambitieux, si bien que plusieurs pays de la rĂ©gion se sentent dorĂ©navant menacĂ©s. Outre le fait que la rĂ©gion dâAsie du Sud-Est est devenue le « prĂ©-carrĂ© » naturel de la Chine, cette rĂ©gion voit de nouveaux rapports de force cohabiter autour du mĂȘme espace vital, la mer de Chine mĂ©ridionale, dotĂ©e dâassez faibles ressources halieutiques et Ă©nergĂ©tiques mais devenue un axe de transit international majeur avec le transit de prĂšs de 25% des marchandises mondiales. Pour reprendre une expression de M. François Gipouloux[4], cette « MĂ©diterranĂ©e asiatique » exerce donc un rĂŽle central dans les prĂ©occupations gĂ©ostratĂ©giques de la rĂ©gion.    Â
Le cĆur des conflits rĂ©gionaux rĂ©side dans les revendications territoriales, essentiellement chinoises, sur des archipels dâĂźles des mers de Chine. La politique de PĂ©kin y est particuliĂšrement agressive, Ă lâinstar du comportement belliqueux des pĂȘcheurs dits « patriotiques »[5], de ses garde-cĂŽtes et de sa marine hauturiĂšre. Elle sâappuie sur une doctrine maritime explicitement expansionniste, que ce soit en mer de Chine (stratĂ©gie de la premiĂšre et de la seconde chaĂźnes dâĂźles[6] ) ou, plus rĂ©cemment, en ocĂ©an Indien (stratĂ©gie dite du « collier de perles »[7] ). Le premier Ă©lĂ©ment de changement dans les paramĂštres de sĂ©curitĂ© maritime en mer de Chine mĂ©ridionale est donc bien le durcissement de la position chinoise. Sujet Ă dĂ©bat depuis plusieurs annĂ©es, cette omniprĂ©sence croissante est perçue de maniĂšre conflictuelle par ses voisins dâAsie du Sud-Est. Ces pays, qui se sont jusquâĂ prĂ©sent cantonnĂ©s Ă un positionnement prudent, semblent de plus en plus enclins Ă opposer une rĂ©sistance farouche et armĂ©e Ă lâexpansion de la puissance chinoise. Tous se sont dâailleurs rĂ©cemment lancĂ©s dans dâambitieux programmes de renforcement de leur puissance navale. Cette transformation rapide de lâĂ©quilibre militaire fait de la mer de Chine mĂ©ridionale un environnement de plus en plus concurrentiel, que la rĂ©cente dĂ©cision de la Cour permanente dâarbitrage (CPA) de lâONU sur le conflit territorial entre les Philippines et la RĂ©publique populaire de Chine (nommĂ©e simplement Chine dans le reste du mĂ©moire) a accentuĂ© sur le plan diplomatique[8]. Si les vecteurs de tensions semblent se multiplier, les obstacles et les moyens de contrĂŽler l’escalade sont, pour leur part, fortement mis Ă l’Ă©preuve.
Dans ce vĂ©ritable jeu de GO, la Chine occupe une place essentielle. Du fait de l’accroissement spectaculaire de son poids Ă©conomique depuis les rĂ©formes menĂ©es par le prĂ©sident Deng Xiaoping Ă la fin des annĂ©es 70, elle entend effectivement jouer un rĂŽle de premier plan et revendiquer le statut de puissance rĂ©gionale prĂ©dominante. Mais l’importance pour la Chine de dĂ©velopper une stratĂ©gie de puissance dans ses abords immĂ©diats doit aussi ĂȘtre abordĂ©e comme l’expression d’une ambition mondiale allant bien au-delĂ du contrĂŽle de ses eaux et de la mer de Chine mĂ©ridionale. En dĂ©coulent des stratĂ©gies et des modalitĂ©s de mise en Ćuvre quâil est nĂ©cessaire dâanalyser et dont les rĂ©sultats peuvent dĂ©jĂ ĂȘtre observĂ©s. La Chine semble ainsi rĂ©solue – sinon Ă dicter ses propres conditions au reste du monde – Ă au moins utiliser Ă son avantage une vaste palette dâoutils diplomatiques, militaires et Ă©conomiques pour imposer sa propre volontĂ©.
Un risque de dĂ©classement de lâUE et de la France
 Le commerce europĂ©en en provenance ou en direction de lâAsie du Sud-Est passe essentiellement au travers du carrefour maritime de la mer de Chine mĂ©ridionale et reprĂ©sente prĂšs de 70% du fret Ă destination de lâEurope. LâUE et la France y ont Ă©tabli pĂȘle-mĂȘle des partenariats stratĂ©giques avec de nombreux pays dâAsie du Sud-Est et la rĂ©gion est aujourdâhui la prioritĂ© stratĂ©gique et militaire de lâadministration amĂ©ricaine, cĂ©lĂ©brĂ©e par le fameux « rebalancing » asiatique thĂ©orisĂ© par Hillary Clinton. Les Ă©volutions qui opĂšrent en Asie du Sud-Est ne resteront dans tous les cas pas sans incidence sur les perspectives de lâUE et de la France en termes de sĂ©curitĂ© et de prospĂ©ritĂ©. En effet, alors que lâAsie est devenue le premier partenaire commercial de lâUE, toute escalade des tensions en mer de Chine mĂ©ridionale serait susceptible de porter gravement atteinte aux intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et commerciaux de lâUE, comme de la France – 6Ăšme exportateur et 5Ăšme investisseur mondial. Plus largement, dans un monde irrĂ©versiblement globalisĂ© et interconnectĂ©, la France et lâUE se doivent dorĂ©navant dâĂ©tablir une stratĂ©gie commune dans cette rĂ©gion du monde et se positionner comme force de nĂ©gociation et de compromis – en particulier si elles veulent continuer Ă jouer, demain, un rĂŽle dans la future forme de gouvernance du monde – dont le centre sera inĂ©luctablement recentrĂ© plus Ă lâEst.
Lâattention portĂ©e par la France et lâUE – qui confine souvent Ă une forte inquiĂ©tude – se restreint essentiellement aux incidents qui impliquent la Chine et dâautres puissances rĂ©gionales, ou les Ătats-Unis, sur fond de revendications territoriales et dâaccĂšs aux ressources naturelles. Cette attention est Ă©videmment liĂ©e Ă l’importance primordiale de cette zone pour l’Ă©conomie et la sĂ©curitĂ© du monde. Pour autant, lâUE et la France ne prennent ni position ferme ni ne participent concrĂštement aux nĂ©gociations rĂ©gionales liĂ©es Ă ces problĂ©matiques territoriales – lâactuel prĂ©sident du Conseil europĂ©en M. Donald Tusk prĂ©conisant mĂȘme une certaine neutralitĂ© de la part de lâUE dans cette rĂ©gion du monde. Pourtant, les responsabilitĂ©s de la France au sein du Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations Unies (CSNU) lâobligent Ă un certain dynamisme diplomatique et politico-militaire dans cette zone du monde. La politique de dĂ©fense française en Asie-Pacifique tĂ©moigne, en apparence, dâune certaine volontĂ© dâengagement de la France Ă dĂ©velopper avec les Ătats de la rĂ©gion des interdĂ©pendances utiles ainsi que des actions conjointes au bĂ©nĂ©fice de la sĂ©curitĂ©. En juin 2016, Ă lâoccasion de la 15Ăšme Ă©dition du Shangri-La Dialogue[9], organisĂ© annuellement par lâInternational Institute for Strategic Studies Ă Singapour, M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la dĂ©fense français, avait ainsi proposĂ© la mise en place dâune coordination de toutes les forces maritimes europĂ©ennes en mer de Chine. Il convient pourtant de rester prudent sur la mise en Ćuvre rĂ©elle de telles annonces, dâautant quâavec le projet dâinfrastructure de transport et dâĂ©nergie pan-eurasienne « une route, une rĂ©gion » (OBOR), les responsables politiques de lâUE dĂ©crivent aujourdâhui encore la Chine comme LE partenaire gĂ©ostratĂ©gique clĂ© de lâUE.
Sous la prĂ©sidence de Xi Jinping, la Chine semble dâailleurs dĂ©terminĂ©e Ă renforcer sa coopĂ©ration avec lâUE[10]. Ces mutations gĂ©opolitiques offrent Ă lâUE une possibilitĂ© rĂ©elle dâaugmenter sa prĂ©sence stratĂ©gique en Asie. LâUE avait dĂ©jĂ rĂ©pondu au « pivot vers lâAsie » dâObama en organisant son propre « pivot » Ă travers des accords commerciaux bilatĂ©raux et multilatĂ©raux avec de nombreux pays de la rĂ©gion, et par une coopĂ©ration accrue avec des organisations comme lâASEAN. Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, lâUE est parvenue Ă construire une prĂ©sence stratĂ©gique non nĂ©gligeable en Asie.[11] En se positionnant comme un partenaire indispensable pour les pays dans la rĂ©gion, lâUE devient de plus en plus prĂ©sente dans la partie du monde la plus dynamique sur le plan Ă©conomique.
Le monde occidental, singuliĂšrement lâUE, est pour la premiĂšre fois depuis le XVĂšme siĂšcle, dans une « phase de dĂ©clin relatif accĂ©ler »[12]. Alors que la prĂ©face du Livre blanc sur la DĂ©fense et la SĂ©curitĂ©Ì nationale (LBDSN) de 2013 par le PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă©voque de « nouvelles Ă©volutions stratĂ©giques », nous nâassistons pas Ă un simple « rĂ©Ă©quilibrage des eÌconomies [Ă©mergentes] », mais Ă un basculement bien plus large du centre de gravitĂ©Ì mondial. La crise financiĂšre et Ă©conomique initiĂ©e en 2007 nâest quâun accĂ©lĂ©rateur de cette tendance de fond, dâailleurs reconnu comme telle dĂšs 2012 par la Direction des Affaires stratĂ©giques (DAS, ex-DGRIS)[13], qui parlait dĂ©jĂ en 2012 dâun vĂ©ritable « risque de dĂ©classement de lâEurope »[14].
Le LBDSN de 2013 reconnaĂźt bien lâimportance croissante du continent asiatique. Principal foyer de croissance du monde, la rĂ©gion Asie du Sud-Est est en effet lâune des rĂ©gions ouÌ les risques de tensions et de conflits sont considĂ©rĂ©s comme les plus Ă©levĂ©s, notamment du fait dâune course effrĂ©nĂ©e aux armements et du retour en force des puissances navales, reflets des antagonismes qui divisent ce continent et tout particuliĂšrement les pays riverains de la mer de Chine mĂ©ridionale. Câest dâailleurs en soulignant ce risque dâinstabilitĂ©Ì que le LBDSN reconnaĂźt implicitement que la prospĂ©ritĂ©Ì de la France est insĂ©parable de celle de lâAsie. Pour autant, aucune stratĂ©gie nationale propre Ă lâAsie-Pacifique nây est pas concrĂštement mentionnĂ©e. Une nouvelle impulsion semble pourtant nĂ©cessaire dans un contexte gĂ©opolitique souvent comparĂ© Ă lâEurope de 1914, marquĂ© par une rivalitĂ© entre Chine et Ătats-Unis. Il existe dâĂ©vidence une opportunitĂ© pour la France, qui dispose de liens profonds avec la Malaisie et dâun partenariat stratĂ©gique avec de nombreux pays, dont Singapour, lâIndonĂ©sie et le Vietnam. Avec une spectaculaire inversion â Ă son avantage – de la relation de dĂ©pendance Ă©conomique avec lâOccident, lâAsie du Sud-Est Ă©mergente est le creuset des Ă©volutions gĂ©opolitiques actuelles, et notamment de la remise en cause des principes « occidentaux » du droit international (libertĂ© de circulation en mer, notamment…).
Avec lâASEAN, la France partage une vision commune des relations internationales. Pourtant, la prĂ©sence des entreprises françaises reste largement en-deçà de son potentiel. Les rĂ©cents rapports parlementaires constatent ainsi quâĂ tous points de vue (Ă©conomique, politique, stratĂ©gique), les relations de la France avec les pays de lâASEAN nâĂ©puisent pas leur potentiel. Alors que le montant de nos exportations vers cette zone est comparable Ă celui des exportations françaises en direction de la Chine, alors que le nombre dâentreprises françaises prĂ©sentes (1500) y avoisine celui que nous avons en Chine, la part de marchĂ© française globale plafonne Ă 1.5 %, reflet dâun dĂ©ficit de prĂ©sence (IndonĂ©sie), ou de rapports dĂ©sĂ©quilibrĂ©s (2 milliards de dĂ©ficit commercial avec le Vietnam). Il y a donc un coĂ»t Ă ignorer plus longtemps une rĂ©gion oĂč se fabriquent la croissance et les opportunitĂ©s Ă©conomiques de demain.
La mer de Chine, alerte Ă©conomique de l’Europe
La mer de Chine mĂ©ridionale est une voie maritime de premier ordre pour les Ă©changes commerciaux de lâEurope, notamment pour le transport des conteneurs. Le flux maritime en mer de Chine reprĂ©sente en effet prĂšs de 70% des Ă©changes europĂ©ens en produits manufacturĂ©s. La libertĂ© de navigation y est donc essentielle. LâAsie du Sud-Est reprĂ©sente en 2016 plus de 10% des 24 G⏠des exportations europĂ©ennes et plus de 15% des 21 G⏠des importations. Les ventes dâĂ©quipements de dĂ©fense français en Asie sont Ă©galement en forte croissance (prĂšs de 25 % en 2015 et 2016 contre 12 % sur la pĂ©riode 1998-2002), principalement avec lâAustralie, lâInde, la Malaisie et Singapour. Outre lâexcellent positionnement de lâindustrie de dĂ©fense française[15], la bonne coopĂ©ration militaire avec un grand nombre de pays de la rĂ©gion est notable[16] et souvent jalousĂ©e par les partenaires europĂ©ens de la France. Cependant, ces Ă©lĂ©ments risquent dâentrer en contradiction. Comme le souligne François Godement, le fait dâĂȘtre devenu un fournisseur dâarmes et dâĂ©quipements militaires auprĂšs de lâAsie – avec un engagement Ă long terme – crĂ©Ă© une responsabilitĂ© française en cas de conflit. Pour M. Fabius, alors Ministre des Affaires Ă©trangĂšres, « il faut au maximum Ă©viter les conflits. Il y a des potentialitĂ©s de conflits dans cette partie du monde, en lien avec ce nous appelons la mer de Chine du Sud. Nous n’avons pas Ă trancher entre les uns et les autres. S’il y a diffĂ©rend, il faut le rĂ©gler selon le droit international et pacifiquement ».
Il sâagit Ă©videmment des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques français, mais Ă©galement de la sĂ©curitĂ© de nos citoyens prĂ©sents en Asie. La France a en effet le devoir dâassurer la protection de ses ressortissants expatriĂ©s, dont le nombre a augmentĂ© de 220 % au cours des vingt derniĂšres annĂ©es, avec prĂšs de 1,2 millions de touristes chaque annĂ©e, en augmentation constante. La France doit donc soutenir avec force la conclusion rapide des nĂ©gociations visant Ă lâĂ©tablissement dâun Code de conduite en mer de Chine mĂ©ridionale, conformĂ©ment Ă la DĂ©claration sur le code de conduite (DOC) adoptĂ©e Ă Phnom Penh en 2002. La France doit encourager et soutenir le dĂ©veloppement de coopĂ©rations concrĂštes en matiĂšre de gestion commune des eaux dans la rĂ©gion, notamment pour la protection de lâenvironnement marin.
Sâil est Ă©vident de dire que la France nâest Ă ce jour pas un acteur de premier plan dans la rĂ©gion, cette situation nâest pas une faiblesse mais une opportunitĂ© : celle de pouvoir jouer un rĂŽle dâintermĂ©diaire, de facilitateur, voire de mĂ©diateur au service de ses propres intĂ©rĂȘts.
Le « pivot » vers lâAsie devrait sans nul doute devenir une orientation stratĂ©gique structurante de la politique Ă©trangĂšre de la France de lâactuel quinquennat. Cette rĂ©gion devrait poursuivre sa croissance Ă©conomique au cours de ce que certains observateurs dĂ©finissent comme « le siĂšcle de lâAsie ». La prĂ©sence stratĂ©gique de la France au travers de ses territoires ultra-marins la place dans une position idĂ©ale pour mener Ă bien cette tĂąche. La mise en place dâune « relation spĂ©ciale » Ă©troite avec la seule Chine irait pourtant Ă lâencontre des valeurs dĂ©mocratiques fondamentales de la France, compte tenu des atteintes aux droits de lâHomme de PĂ©kin, de sa politique Ă©trangĂšre agressive ou encore de la censure interne de plus en plus autoritaire. Pour toutes ces raisons, la meilleure politique pour la France consiste Ă trouver un Ă©quilibre dĂ©licat entre la Chine et les pays membres de lâASEAN. Ce « pivot » doit contenir une dimension politique, stratĂ©gique, Ă©conomique, environnementale et sĂ©curitaire.
Conclusion
La prĂ©servation de la stabilitĂ© et de lâarchitecture rĂ©gionale de la sĂ©curitĂ© en Asie prĂ©sente un intĂ©rĂȘt majeur pour la France et pour sa sĂ©curitĂ©. LâarrivĂ©e au pouvoir du nouveau prĂ©sident de la RĂ©publique française, Emmanuel Macron, coĂŻncide avec une multitude de dĂ©fis, mais aussi dâattentes, en matiĂšre de politique Ă©trangĂšre. En Asie-Pacifique, ces tendances sont amplifiĂ©es par lâimportance croissante de cet ensemble rĂ©gional. Plus que jamais, il conviendra de dĂ©finir une politique asiatique de la France, en phase avec les intĂ©rĂȘts français et conforme aux enjeux considĂ©rables et dans tous les domaines que lâAsie impose. Le chantier doit ĂȘtre ouvert sans tarder, les perspectives Ă©tant trĂšs larges. La stabilitĂ© en Asie du Sud-Est, la libertĂ© de manĆuvre militaire et le droit international de la mer sont aujourdâhui menacĂ©s, pouvant Ă terme porter atteinte aux intĂ©rĂȘts français au cĆur dâune rĂ©gion qui constitue aujourdâhui le principal moteur de la croissance mondiale. Lâexercice rĂ©gulier du droit de circulation navale et aĂ©rienne rĂ©guliĂšrement mis en Ćuvre par la marine nationale permet dâadresser un message de fermetĂ© sans excĂšs de provocation envers la Chine, et est essentiel tant pour permettre le bon dĂ©roulement dâĂ©ventuelles opĂ©rations civilomilitaires ou dâĂ©vacuations de nos ressortissants que pour la stabilitĂ© de la rĂ©gion. La conduite française vis Ă vis de la Chine doit par ailleurs rĂ©pondre aux principes de fermetĂ© dans lâapplication du droit international, mais parallĂšlement faire preuve de transparence, de prĂ©visibilitĂ© et lisibilitĂ© dans le cadre des relations diplomatico-militaire entretenues avec les pays riverains de la mer de Chine mĂ©ridionale. Depuis 2012, lors des sommets du Shangri-La-Dialogue auxquels le ministre de la DĂ©fense français a toujours participĂ©, ont Ă©tĂ© successivement soulignĂ© que « la libertĂ© des mers et la sĂ©curitĂ© maritime »[17] est une prioritĂ©, que « la libertĂ© de circulation sur les mers doit ĂȘtre pleinement assurĂ©e, conformĂ©ment au droit international »[18] et quâil revient de souligner « lâimportance toute particuliĂšre des principes de libertĂ© de navigation et de circulation aĂ©rienne, auxquels la France est profondĂ©ment attachĂ©e »[19], ceci dans une volontĂ© manifeste de rassurer les pays ayant des diffĂ©rends territoriaux avec la Chine.
Dans la configuration gĂ©opolitique actuelle, la prĂ©sence stratĂ©gique dâautres puissances politicomilitaires que les Etats-Unis et la Chine constituerait pour les pays de lâASEAN au moins une opportunitĂ© – au mieux une nĂ©cessitĂ©. La France a la capacitĂ© dâimposer le respect de ses intĂ©rĂȘts et de peser dans les Ă©quilibres du monde. Elle pourrait probablement profiter de lâactuel flou stratĂ©gique des Etats-Unis pour prendre des initiatives remarquĂ©es sur la scĂšne rĂ©gionale. Il ne sâagit pas de satisfaire une forme de nombrilisme français, lâenjeu est avant tout dâĂ©quilibrer la charge de la sĂ©curitĂ© transatlantique, de faire face avec autoritĂ© aux menaces grandissantes qui gravitent dans notre voisinage immĂ©diat, et de prendre conscience du rĂŽle de la France dans la zone « pivot » de lâAsie-Pacifique[20]. Cet environnement gĂ©ostratĂ©gique est favorable Ă lâUE, et Ă la France en particulier, et doit permettre dâassumer un rĂŽle croissant sur la scĂšne internationale pour ainsi donner corps Ă une nouvelle forme de DĂ©fense europĂ©enne.
Les dirigeants de la France et de lâUE doivent donc pouvoir se positionner clairement vis-Ă -vis de pays asiatiques inquiets de lâomniprĂ©sence et de lâomnipotence grandissantes de la Chine dans son voisinage immĂ©diat, pour progressivement devenir une nation concernĂ©e et utile, indissociable de lâacteur Ă©conomique et commercial de premier plan quâelle aspire Ă devenir dans cette rĂ©gion. La nĂ©cessitĂ© dâune prĂ©sence renforcĂ©e de la France en Asie, aux cĂŽtĂ©s de lâASEAN, nâest pas idĂ©ologique mais basĂ©e sur une conviction, celle quâelle doit renforcer son rĂŽle en Asie si elle veut exister dans la future gouvernance du monde.
References