Traduire en comportements individuels et en dynamiques collectives les orientations générales associées aux changements majeurs affectants nos sociétés, c’est la question séminale qui interpelle les deux auteurs de cet article. Ces deux auteurs centrent leur analyse du poids des comportements sur la transition écologique. Elles explorent la complexité de ces comportements en combinant les approches disciplinaires et proposent un cadre méthodologique pour pouvoir les influencer efficacement. Elles nous livrent ainsi une analyse éclairante, transposable au-delà de la seule transition écologique, indispensable au succès de stratégies.
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: Solange Martin et Albane Gaspard, « Les comportements, levier de la transition écologique ? « , Revue Futuribles, Juillet-août 2017.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de Futuribles.
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Les comportements, levier de la transition écologique ?
Comprendre et influencer les comportements individuels et les dynamiques collectives
Le changement de comportement et, plus largement, l’évolution des modes de vie sont devenus des enjeux clefs de la transition écologique. S’il existe un accord sur la nécessité de modifier les usages et les pratiques, les actions à conduire sont plus complexes à définir et à mettre en œuvre.
C’est pour cette raison que nos collègues ingénieurs ainsi que les acteurs de terrain (collectivités territoriales notamment) viennent consulter les deux sociologues que nous sommes à l’ADEME avec une attente de solutions et de méthodologies définitives à mettre en œuvre mécaniquement, une bonne fois pour toutes ! Attente d’ingénieurs et d’opérationnels forcément déçue par un matériau humain complexe, sur lequel il reste néanmoins possible d’agir à condition de penser son action en fonction des caractéristiques de sa cible et de son contexte. De fait, les outils abondent : communication et marketing, accompagnement au changement, incitations économiques, obligations juridiques…, et encore, plus récemment, nudges (« coups de coude » en français, qui sont des incitations discrètes visant à faire évoluer les comportements individuels). Comment s’y retrouver ? Quelle est la pertinence relative de chacun ? Y a-t-il quelques certitudes en la matière ?
Répondre à ces questions implique d’étudier les multiples facettes de ce qu’on appelle, dans le langage courant, un « comportement », et de faire appel, pour cela, à un ensemble de disciplines qui analysent le comportement humain dans toutes ses dimensions : les sciences humaines et so ciales. L’éco nomie, la psychologie, la psychosociologie, la sociologie, l’anthropologie…, se distinguent par la manière d’analyser les actions humaines et, en particulier, par la focale utilisée. Certaines partiront plutôt de ce qui se passe au niveau individuel, d’autres des petits groupes auxquels l’individu appartient, d’autres encore des catégories sociales et des sociétés, d’autres enfin intègreront d’emblée l’environnement physique et matériel dans leur analyse.
Les apports respectifs de ces sciences pointent vers des leviers d’action différents qui se traduisent directement en outils d’action. Elles permettent de comprendre le champ de pertinence des différents instruments visant la modification des comportements. Choisir les instruments à mettre en œuvre nécessite, en effet, d’en comprendre les soubassements théoriques. Com ment abordent-ils la question du changement de comportement, et comment cette façon de l’aborder explique-t-elle la réponse qu’ils y apportent ? Quels sont les liens qui existent entre les différentes focales ou échelles d’action ?
L’échelle individuelle : nécessaire mais pas toujours suffisante
Lorsqu’on évoque le comportement individuel, on pense tout d’abord — évidemment — à l’individu. Une première façon d’aborder la question du changement de comportement des individus est donc de les étudier eux mêmes. Ce qui pourrait apparaître comme une évidence n’en est pourtant pas une, en raison d’autres manières de poser le problème et d’y répondre. Cette focale sur l’individu et son environnement social et matériel proche a toutefois le mérite d’être intuitive. Elle est plus particulièrement celle de la microéconomie, de la psychologie et de la psychosociologie. Elle permet de mettre en évidence de nombreux leviers actionnables pour faire évoluer les comportements.
Les approches par l’individu
Pour commencer, la microéconomie néoclassique[1] nous apprend que l’individu est rationnel en tant qu’il maximise son intérêt personnel. Il réagit au signal-prix en fonction de ses préférences et sous contrainte budgétaire. Les outils afférents relèvent des incitations économiques visant à modifier le coût (ou les bénéfices) des comportements qui présentent des externalités environnementales négatives (ou positives). Par exemple, l’instauration d’un péage urbain ou la mise en place d’indemnités kilométriques vélo s’appuient sur la rationalité économique des individus pour qu’ils réduisent leurs trajets en voiture. Ces outils ont fait la preuve de leur efficacité mais aussi de leurs limites, tenant notamment aux postulats anthropologiques qui les fondent.
Avec une focale toujours portée sur l’individu, la psychologie nous éclaire sur les processus mentaux (les émotions, les raisonnements, etc.) et les liens entre pensée et action. Pour les modèles cognitifs, la pensée précède l’action, et le changement de comportement nécessite qu’une information soit délivrée à l’individu pour le persuader d’agir. Cette approche est au cœur des campagnes de communication, de l’éducation à l’environnement, et des différentes formes de marketing (social, individualisé). Lorsqu’il s’agit toutefois de changer des habitudes très ancrées, il s’avère bien souvent nécessaire d’aller au-delà de la simple fourniture d’information. Les modèles comportementalistes considèrent, eux, que la pensée suit l’action[2]. Ils ouvrent sur de nouveaux leviers d’action, comme par exemple renforcer les comportements par l’envoi de récompenses ou de sanctions, ou encore placer les individus dans une situation qui les engage. Ces approches semblent plutôt efficaces, au moins à court terme, sur des individus non réfractaires et sur des comportements qui n’exigent pas de trop gros efforts. La psychologie[3] nous apprend également que le changement est un processus qui suit différentes étapes et peut ne pas être linéaire. Les outils à déployer ne seront pas les mêmes en fonction de l’étape dans laquelle les individus se trouvent vis-à-vis du comportement souhaité.
À la rencontre entre ces deux premières approches, l’économie comportementale et expérimentale a enrichi les postulats de l’économie néoclassique sur la rationalité humaine en introduisant les dimensions psychologiques et morales dans l’analyse[4]. Cela a permis de mettre en évidence des biais cognitifs (aversion au risque, biais de confirmation, dissonance cognitive…) qui empêchent les individus de décider de façon totalement rationnelle. Les nudges, très à la mode à l’heure actuelle, sont directement inspirés par ces approches[5]. Leur efficacité, réelle, reste cependant encore à démontrer à long terme et pour des comportements nécessitant des efforts importants. Quant à l’économie hétérodoxe[6], elle a mis en évidence une tout autre forme de rationalité, limitée, procédurale et adossée à des réalités non économiques telles que les routines, les conventions ou les institutions. La question de la rénovation de l’habitat par les particuliers se prête bien à ce type d’analyse en termes de rationalité biaisée ou limitée. De fait, les individus ont du mal à consentir à des investissements dont la rentabilité est non seulement future, mais aussi incertaine. Par ailleurs, les ménages auront plus tendance à interroger un proche qu’à demander des devis à l’intégralité des artisans de leur territoire et de les comparer finement…
Les approches par l’individu dans des petits groupes
D’autres approches telles que la théorie des jeux en économie et la psychosociologie vont chercher à replacer l’individu et son comportement au sein d’un groupe.
La théorie des jeux étudie les choix rationnels que font les individus en modélisant explicitement les interdépendances stratégiques entre les joueurs[7]. Elle a mis en évidence que chacun peut agir de façon totalement rationnelle à son niveau, et néanmoins totalement contre-productive pour l’ensemble du groupe et donc in fine pour lui-même. Au sein d’une copropriété, par exemple, tout le monde peut avoir intérêt à rénover, mais qui veut supporter la lourdeur de la démarche ? Comment s’assurer que les efforts financiers soient justement répartis en fonction des gains futurs ? La théorie des jeux permet de comprendre que si le changement de comportement souhaité implique une action de groupe, il sera nécessaire de mettre en place un dispositif pour faciliter la coordination et / ou d’agir sur la distribution des gains et des pertes entre les membres d’un groupe.
Le groupe est également l’objet d’étude de la psychosociologie, qui s’intéresse à l’influence des relations interindividuelles sur l’individu[8]. Un apport de cette discipline est de montrer la force du conformisme social, notamment au sein des groupes de pairs (famille, collègues, amis…). C’est à cette échelle que jouent les dispositifs qui cherchent à activer les normes sociales et l’émulation entre groupes tels le défi Familles à énergie positive[9] ou les dispositifs d’affichage qui comparent votre consommation d’énergie à celle de vos voisins. L’efficacité de cette approche sera directement liée à la sensibilité des individus aux normes sociales et à la capacité de modifier ces dernières.
Les approches par l’individu dans son environnement matériel proche
Reste que les individus ne sont pas les seuls à agir à l’échelle « micro » : l’action est distribuée entre les individus, les objets, les techniques et les autres réalités matérielles qui les entourent[10]. Ce constat est au cœur de disciplines comme l’anthropologie et la sociologie des sciences, des techniques et de l’environnement. Elles nous invitent à analyser la façon dont les réa lités matérielles permettent, orientent et interdisent certaines actions, et donc également à jouer sur l’environnement physique proche des individus pour modifier leurs comportements. Les leviers d’action se situent alors à la fois au niveau de l’interaction entre l’individu et les objets techniques (c’est l’objet de l’ergonomie ou du design), et au niveau de l’urbanisme à l’échelle du quartier (aménagement opérationnel et ambiances urbaines).
L’échelle collective : les autres cartes à jouer
Les outils présentés jusqu’ici reposent sur l’hypothèse implicite que les individus ont la capacité de changer leurs comportements[11]. Or, l’ensemble des réalités économiques, matérielles, normes sociales, rythmes sociaux dans lesquels les individus sont insérés, contribue fortement à configurer la marge de manœuvre dont ces derniers disposent pour évoluer à leur échelle. L’apport des sciences sociales, en particulier la sociologie, l’anthropologie mais aussi l’économie, ne réside pas seulement dans l’identification de leviers au niveau « micro ». Celles-ci pointent aussi vers d’autres leviers aux niveaux plus « méso » ou « macro », qui conditionnent bien souvent la pertinence des premiers, et fournissent des éclairages stratégiques indispensables sur les interrelations entre les échelles d’action individuelles et collectives.
La dimension collective des décisions individuelles en économie
On oublie facilement que l’économie, si elle se focalise sur les individus en tant qu’agents économiques, conclut bien souvent à la nécessité de mettre en place des dispositifs collectifs afin de justement permettre le déploiement de la rationalité individuelle. Ainsi, pallier les biais cognitifs ou la rationalité limitée des individus passe par la mise en place de dispositifs qui facilitent ou externalisent le calcul d’optimisation, et qui vont au-delà d’un bien ou d’un service uniquement appréhendé au travers d’un signal-prix. Les offres intégrées à la rénovation visent cet objectif. Celles-ci consistent, en effet, à proposer un ensemble de services « clefs en main » (diagnostic énergétique, contractualisation avec des entreprises en charge de la réalisation des travaux, plan de financement, accompagnement, etc.) qui permettent de compenser les capacités de traitement d’information limitées d’un individu ou d’un ménage. Autre exemple, permettre aux individus d’exprimer leurs éventuelles préférences liées à la qualité environnementale des biens et des services implique de mettre en place des labels, certifications ou tout autre dispositif institutionnalisé et plus ou moins volontaire d’information sur la qualité (et pas seulement sur le prix). L’obligation d’affichage des étiquettes énergie sur l’électroménager en est un exemple. L’efficacité, prouvée, de ces signaux de qualité dépend cependant de leur lisibilité et de leur fiabilité.
Plus radicalement, le pouvoir d’influence des consommateurs sur les producteurs peut se discuter. En effet, ces derniers ne disposent pas directement du pouvoir de produire ou d’investir dans les biens et les services qu’ils souhaiteraient acheter. Les producteurs mettent, par ailleurs, tout en œuvre pour orienter la demande vers les biens et services qu’ils proposent[12]. Selon certains auteurs[13], les fondements réels de la capacité d’agir en matière de consommation ne se situent pas au niveau du consommateur mais à celui du producteur. Si les consommateurs ne décident plus de leurs propres préférences, il devient nécessaire de jouer sur l’offre pour faire évoluer la demande et ses impacts. Ce n’est plus alors le comportement des consommateurs qu’il faut cibler pour qu’il évolue, mais bien celui des producteurs.
La dimension collective des actions individuelles en sociologie et en anthropologie
L’un des apports de la sociologie[14] et de l’anthropologie est de montrer que les actions des individus produisent collectivement des effets systémiques (règles, normes, institutions) qui viennent ensuite cadrer les actions individuelles. Ce cadrage, plus ou moins déterministe, est aussi plus ou moins conscient pour les individus. Pour cette raison, d’ailleurs, ces disciplines utilisent peu le vocable de « comportement ». Ce terme, parce qu’il correspond à une focale centrée sur l’individu, n’est pas adapté à leur perspective, qui prend en compte des collectifs. Ces disciplines parlent plus couramment d’« usages » ou de « pratiques »[15], qui recouvrent l’action dans son contexte de déploiement, c’est-à-dire associée à des représentations symboliques, des normes sociales, des institutions, des cultures et des civilisations, mais aussi des objets matériels et des systèmes techniques.
Premier enseignement : la société est composée de différentes catégories sociales ou groupes sociaux, qui peuvent être caractérisés par des variables sociodémographiques ou de moments de vie. Les actions des individus sont, pour des raisons identitaires d’affiliation et de distinction, l’expression de groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Par exemple, face à un renchérissement des prix de l’énergie, les professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) inférieures auront tendance à restreindre leur consommation, alors que les PCS supérieures privilégieront l’investissement dans de nouveaux équipements[16]. La pertinence des différents outils de changement de comportement est donc à évaluer en intégrant la façon dont ils peuvent être appréhendés par les différentes catégories et groupes.
Deuxième enseignement : les différentes composantes de la société et la structuration sociale elle-même évoluent. Vouloir modifier les comportements ou les pratiques implique de connaître les dynamiques du changement so cial, les grandes tendances d’une société et les signaux faibles susceptibles de préfigurer des généralisations à venir. Comment positionner son action dans une société qui s’individualise ? Dont le rythme de vie s’accélère ? etc. Les comportements souhaités sont-ils en cohérence ou non avec les évolutions sociales, de quels groupes sociaux en particulier ? Est-il possible de s’appuyer sur certains mécanismes de changement social (dont le phénomène d’imitation et de distinction entre groupes sociaux[17] ) pour choisir la cible de son action ?
Troisième enseignement : il existe des normes sociales structurantes, très ancrées dans une culture donnée, sur lesquelles il est difficile (mais non im possible) d’agir[18]. Certaines réalités anthropologiques, constitutives de notre humanité ou propres à chaque civilisation, culture, ou société, sont extrêmement difficiles à faire évoluer. Plus les normes seront largement partagées, avec une forte sanction sociale en cas de non-respect, moins il sera pertinent d’en attendre une évolution rapide. Confort, hygiène, mobilité font partie de ces normes sociales structurantes de nos sociétés actuelles, qui sont peu porteuses du point de vue de la transition écologique.
Il reste néanmoins possible d’essayer d’agir à ce niveau. Tous les outils (communication, économie…) comportent une dimension normative. Toute fois, ce sont les normes formelles qui sont les plus adaptées en tant qu’elles consistent à énoncer ce qui est permis ou non, et donc ce qui est bien ou non, de façon d’emblée massifiée et contraignante. C’est ce que fait la réglementation en supprimant ou en restreignant le choix dont disposent les individus (interdiction de circulation des véhicules polluants en centre-ville, vitesse limitée en cas de pic de pollution). L’enjeu central de ces normes juridiques demeure leur articulation avec les normes sociales. Une réglementation perçue comme illégitime sera très coûteuse à faire respecter alors que d’autres (l’interdiction des sacs plastiques en caisse en 2016, par exemple) pourront faire basculer les mœurs très rapidement. Cette adéquation n’est ni automatique ni immédiate, mais elle peut se travailler, à condition de s’inscrire au moins dans le moyen terme.
Quatrième enseignement : la société est contrainte par son histoire et par les orientations sociales et techniques du passé. Elle est en réalité le résultat de choix successifs qui vont définir non seulement sa capacité à évoluer dans une direction ou une autre, mais aussi les modalités de cette évolution[19]. L’Histoire ainsi que la socio-anthropologie des techniques montrent comment ces éléments se combinent pour former des régimes sociotechniques, qui se définissent comme des « configurations d’objets, d’institutions, de règles et de normes assemblées et maintenues pour accomplir des activités économiques et sociales[20] [traduction ADEME] ». Les réalités sociotechniques ont une dimension macrosystémique[21]. Le choix, à un moment donné, de la source d’énergie fossile, marque durablement les sociétés dé veloppées et leur capacité à définir une trajectoire de développement technologique différente. Le poids de l’héritage sociotechnique d’une société donnée sur les comportements des individus qui la composent, et l’existence d’un phénomène comme la dépendance au sentier[22] invitent à agir sur les éléments physiques structurants par le biais de politiques de planification urbaine et territoriale, aussi bien que sur les technologies, qui « résultent de choix industriels, encadrés par des politiques publiques[23] ». Encore une fois, si l’individu n’a pas ou plus les clefs de son propre comportement, ce sont d’autres réalités ou d’autres acteurs qu’il faut cibler pour le faire évoluer.
Conclusion
Un détour par les sciences sociales permet de comprendre la complexité du comportement des individus. Les intrications entre les différentes échelles d’analyse ou d’action mettent en lumière trois nécessités : considérer (toujours) mais dépasser (systématiquement) une échelle d’action seulement individuelle ; combiner les approches, les outils, les acteurs ; et enfin, prendre le temps de comprendre les pratiques sociales à faire évoluer avant de lancer des projets, mesures ou politiques.
La nécessité de prendre en compte et dépasser l’échelle d’action individuelle
Pour commencer, les sciences humaines et sociales nous rappellent que les déterminants du changement de comportement sont certes individuels, mais aussi collectifs : l’individu est aidé et / ou limité dans son action par les réalités économiques, sociales et matérielles des collectifs et des environnements dans lesquels il évolue. Les marges de manœuvre de l’évolution des comportements individuels ne se situent pas toutes à l’échelle de l’individu et ne dépendent pas toutes de son bon vouloir. Chercher à faire évoluer les comportements ne peut donc pas faire l’économie d’une ré flexion et d’une action au niveau collectif. C’est à cette condition que les évolutions nécessaires pourront avoir lieu et s’inscrire, dans la durée, à une échelle qui soit appropriée aux enjeux énergétiques et écologiques.
Ce constat permet de nuancer l’accent mis ces dernières années sur le comportement individuel comme axe majeur des politiques de transition écologique. Cette focalisation sur la responsabilité individuelle est interprétée différemment selon les auteurs : reconnaissance de l’autonomie des individus dans des sociétés démocratiques et « correction morale de l’individualisme[24] » pour certains, conséquence de l’effacement de l’État et du transfert de la responsabilité des arbitrages aux individus pour d’autres[25]. Ces interrogations sont d’autant plus d’actualité dans le contexte de développement des incitations environnementales de type nudge, promues par leurs concepteurs dans une optique explicite de redimensionnement à la baisse de la place de l’État dans la société[26]. Or, loin de restreindre les capacités d’action en matière de modification des comportement individuels, la prise en compte de la dimension collective qui cadre les marges de manœuvre des individus ouvre sur une multiplicité de pistes d’action, cette fois au niveau collectif, qui vont de la labellisation volontaire des produits et services par les acteurs économiques eux-mêmes, aux interdictions réglementaires imposées par les pouvoirs publics, en passant par le développement de nouvelles technologies ou de nouveaux modes d’organisation. Vu l’ampleur des enjeux, il est illusoire de penser pouvoir se priver d’un niveau d’action.
En effet, si l’on regarde précisément les enjeux de la transition énergétique et écologique, il s’avère que la marge de manœuvre à l’échelle individuelle est réelle mais limitée. L’opération Foyers témoins « Déchets » a par exemple montré que l’adoption de gestes simples permettait d’obtenir une réduction de 21 % du volume de déchets ménagers (réduction des déchets triés et résiduels, par personne, à nombre de repas constant, sur trois mois)[27]. Autre exemple, les participants au défi Familles à énergie positive réalisent en moyenne une économie de 12 % sur leur consommation d’énergie à la maison[28]. Ces chiffres sont cependant à mettre en regard de l’ampleur de la transition écologique. Les exercices prospectifs jouent ici un rôle crucial. Ils mettent en évidence que seule l’articulation de leviers à l’échelle individuelle (la fréquence des voyages en avion, le régime alimentaire, les taux d’équipement en biens électriques et électroniques, etc.) et à l’échelle collective (la répartition des activités sur un territoire, l’éco-conception des produits, l’offre de transports collectifs, etc.) permet d’atteindre des gains énergétiques à la hauteur des objectifs du « facteur 4[29] »[30]. Un tel constat conduit à élargir la question du changement de comportement à celle des modes de vie, c’est-à-dire des changements systémiques nécessaires pour rendre possible, orienter, cadrer l’action individuelle.
La nécessité d’articuler les outils, les acteurs et les échelles d’action
Les sciences humaines et sociales nous apprennent également qu’il n’existe pas de solution miracle pour faire évoluer les comportements, de levier ou d’outil dont la validité soit universelle. Chacun présente des intérêts limités et circonstanciels tant l’humain et la société sont des réalités complexes et contextualisées.
Cela invite à réfléchir à la complémentarité des outils à mettre en place pour faire évoluer une pratique sociale donnée. Agir sur les normes sociales via la communication ou l’effet d’entraînement des petits groupes, trouvera vite ses limites si aucune infrastructure matérielle n’est mise à la disposition des ménages comme facilitation du changement (par exemple, faire une campagne de communication pour les modes de transport doux dans un territoire où les pistes cyclables sont inexistantes ou mal adaptées au quotidien des habitants). À l’inverse, la mise en place d’infrastructures matérielles doit se doubler d’un travail afin de faire évoluer les représentations des individus quant à la possibilité pour eux de les utiliser (accompagner la mise en place de pistes cyclables adaptées au quotidien des habitants de programmes de marketing individualisé, par exemple).
De même, cela fait apparaître la nécessité d’articuler les échelles d’action et les acteurs pour rendre possibles les changements individuels et systémiques souhaités. Cette diversité des échelles d’action et des outils renvoie à la diversité des acteurs en capacité d’agir : acteurs nationaux et locaux, publics et privés. Sans un minimum de synergie de leurs actions, il semble illusoire d’imaginer œuvrer aux changements individuels et aux indispensables changements collectifs dans lesquels ceux-ci s’inscrivent.
La nécessité de comprendre les pratiques sociales que l’on souhaite faire évoluer avant de lancer un projet
Faire appel aux apports combinés des différentes sciences humaines et sociales est, enfin, crucial pour assurer la pertinence et l’efficacité des actions visant la transition écologique. Ces sciences fournissent, en effet, des savoirs stratégiques sur la structuration de la société, son évolution, ses normes sociales, qui aident à mieux comprendre quels outils sont les plus pertinents pour une situation donnée. Elles invitent à prendre le temps de comprendre la pratique à faire évoluer via une étude fine, nécessairement pluridisciplinaire, des différents facteurs qui contribuent à expliquer un comportement donné. Cette exigence plaide également pour l’étude tout aussi fine et pluri disciplinaire de la (ou des) population(s) cible(s).
Produire ce type d’analyse et de réflexion en amont de l’action amène à revisiter les modes d’élaboration des politiques publiques en les recentrant sur les individus auxquels elles s’appliquent, et sur leurs pratiques dans un environnement social et matériel donné. Il s’agit de partir des individus réels, de leurs aspirations, de leurs habitudes, de leurs contraintes, etc. Nul doute que sur ce dernier point, les marges de progression sont importantes, dans le domaine de la transition écologique et au-delà.
References
Par : Albane GASPARD, Solange MARTIN
Source : Futuribles
Mots-clefs : actions, approche individuelle, comportements, dynamiques collectives, pensées, transition écologique