Cet article brosse le tableau d’une Méditerranée en proie à une remise en cause du modèle même d’état-nation, en particulier par l’entreprise intrinsèquement révolutionnaire de Daech. L’auteur décrit avec précision et sans concession une Europe concernée mais comme saisie d’aboulie, des Etats-Unis sans cap stratégique clair, stabilisateur, et partant, une responsabilité accrue pour la France. A ce dernier titre, l’article propose diverses pistes sur lesquelles notre pays pourrait entraîner ses partenaires de l’UE, en premier lieu l’Allemagne.
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Les références originales de ce texte sont » les politiques française et européenne face au défi du changement politico-stratégique », Cahier de l’Orient, n°129-janvier 2018.
Ce texte ainsi que d’autres publications peuvent être visionnées sur le site Les cahiers de l’Orient.
Les politiques française et européenne face au défi du changement politico-stratégique
Avec les printemps arabes, l’espace arabo-musulman et sahélien est entré dans une ère révolutionnaire, en rupture totale avec ce qui a été connu antérieurement. Les trente ans de « stabilité autoritaire », pour reprendre l’expression de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, ont disparu pour laisser place à une période de destruction de l’ordre ancien. Les premiers observateurs du« printemps arabe », qui voyaient dans ces soulèvements un renouveau de la pensée politique, s’inscrivaient dans une logique s’inspirant des thèses de Samuel Huntington[1].et qui avait été désignée comme étant la « quatrième vague de démocratisation. » Or, la réalité semble toute autre : on voit apparaître des unités politiques nouvelles qui proposent une rupture majeure et définitive avec le modèle passé. En cela, l’organisation terroriste État islamique (Daech) s’inscrit comme l’expression révolutionnaire par essence, dans sa remise en cause radicale de la structuration des trajectoires historiques des États et des fondements mêmes du schéma arabe et musulman traditionnel (exégèse, jihad, liens hiérarchiques…)[2]
Daech se distingue aussi à travers les moyens modernes de prosélytisme qu’il utilise avec l’internet et les réseaux sociaux en s’appuyant sur l’usage sans concession de la violence. Les deux aspects évoqués concernent donc des aspects révolutionnaires et, d’autre part, une contestation des frontières telles qu’elles ont été fixées en 1916 à travers les accords Sykes-Picot, ou encore les traités coloniaux africains de la fin du XIXe siècle, ce qui soulève des interrogations quant à la construction nationale de l’État qui devait être à la base de la construction territoriale.
Si on revient tout d’abord sur le premier aspect, qui relève des autoritarismes, on note que les années 1950 et 1960, qui ont porté au pouvoir dans ces pays les militaires, considérés alors comme seule force capable de maintenir la poursuite de l’État, se sont caractérisées par l’élimination de toutes formes d’opposition. On entre dès lors dans une phase où l’autoritarisme se fait croissant et où l’utilisation de la violence s’applique de manière systématique et brutale (jusqu’au clanisme prédateur). La démocratie, qui correspond avant tout à une demande de l’Ouest, est comprise par les élites gouvernantes comme le facteur qui entérine le pouvoir lui-même.
Qui plus est, l’exercice démocratique mute. Lors des grands soulèvements de 2011 en Tunisie et en Égypte, la révolution démocratique pluraliste a bel et bien existé mais n’a duré que quelques mois. Ensuite, les dernières élections présidentielles en Égypte, par exemple, ont été démocratiques mais non pluralistes. Le président Al Sissi fut élu à 97 % des voix exprimées. Pour beaucoup, ces élections n’étaient pas démocratiques, mais le paradoxe a été que seuls sont allés voter les électeurs qui voulaient l’élire. Le phénomène démocratique a donc fonctionné, mais sur un seul pied. Le même phénomène est visible en Algérie aujourd’hui, où seuls les électeurs qui soutiennent le régime vont effectivement voter. Donc les élections reflètent le plus souvent une réalité qui est l’expression d’une partie de la population, celle qui soutient l’État et ses représentants. C’est un modèle de démocratie parcellaire qui fonctionne, pour l’instant tout du moins.
Sur le deuxième aspect évoqué, qui concerne la remise en cause des frontières par une forme nouvelle de résistance incarnée aujourd’hui par les groupes Daech, Boko Haram et AQMI, on observe clairement une volonté de faire exploser les codes historiques de l’État-nation pour revenir à la « communauté des croyants » ou au grand espace de la conquête arabe du monde. L’un des éléments symboliques de cette contestation des frontières réside dans la conquête de Mossoul par Daech. Le premier acte de ces derniers est de traverser la frontière entre la Syrie et l’Irak au bulldozer, une manière pour eux de rétablir le territoire ancestraldu Cham, lorsqu’il était unifié. Cet acte conteste de même les frontières de l’empire ottoman, décrié comme illégitime. La remise en cause de l’ordre établi s’inscrit ici dans une volonté de « retour aux origines » caractérisée par un retour au contexte historique et territorial qui existait,selon eux, du temps du Prophète.
On a donc des acteurs volontaires pour détruire le système existant de l’État-nation et il existe des forces centrifuges au sein des États pour réaliser cet objectif. La question se pose alors dans un certain nombre de pays tel que l’Irak, le Yémen ou la Libye, de savoir si les éléments constitutifs de l’État-nation sont suffisamment préexistants pour résister. La forme de l’État-nation, qui représentait jusque là un certain gage de stabilité, rencontre bon nombre de résistances qui sont liées à la modernité et à l’individualisation. Ainsi la création de communautés virtuelles à travers les réseaux sociaux fabrique-t-elle des organes qui se passent de l’État-nation structuré. Daech et les islamistes radicaux sont à l’initiative de ces communautés virtuelles, qui attirent des gens de partout pour constituer un agrégat d’identité fraternelle en leur proposant une aventure et une eschatologie. Ce modèle est d’autant plus dangereux qu’il échappe à l’État nation, qui est de plus en plus fragmenté et a du mal à lutter contre le phénomène.
La réponse européenne dresse un constat mais pas une politique
Ces révolutions et autres mouvements de transformation sur les rives sud et est de la Méditerranée ont pris de court l’Union européenne collectivement, comme les États membres individuellement. L’appel aux processus démocratiques et la conscience des difficultés économiques à venir étaient les leitmotivs de cette époque incertaine[3]. Il a fallu attendre le « réexamen de la politique européenne de voisinage (PEV) » de novembre 2015 – qui embrasse tant l’Est européen (Biélorussie, Géorgie, Ukraine, etc.) que les pays arabes – pour assister à une prise en compte officielle de ces bouleversements.[4].
Le texte prend la mesure de la transformation : « Au cours des douze dernières années, nombre de pays entourant l’UE ont connu des changements radicaux. Certains de ces changements ont été positifs : des acteurs locaux ont pris des mesures en vue d’engager des réformes pour instaurer l’État de droit et la justicesociale, et renforcer l’obligation de rendre des comptes, l’attribution du prix Nobel de la paix au quatuor tunisien en étant l’illustration. Dans le même temps, les conflits, l’essor des extrémismes et du terrorisme, les violations des droits de l’homme et d’autres défis posés au droit international, ainsi que les bouleversements économiques, ont entraîné un afflux de réfugiés. Tout cela a laissé des traces à travers l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, comme en témoignent le lendemain des printemps arabes et la montée en puissance de l’EEIL/Daech 5 ».[5]
La communication souligne aussi « l’interdépendance » entre l’UE et sa périphérie et prêche pour la mise en oeuvre de « partenariats plus efficaces. » Pour y parvenir, les instances communautaires préconisent toujours les mêmes recettes (« bonne gouvernance », « marchés ouverts », « croissance » et « développement économique sans exclusive ».) La nouveauté est l’accent mis sur la sécurité, qui s’impose désormais comme un sujet non seulement majeur, mais pratique et à vocation opérationnelle : « intensification avec nos partenaires des travaux en matière de réforme du secteur de la sécurité, de prévention des conflits et d’élaboration de stratégies de lutte contre le terrorisme et la radicalisation dans le respect absolu du droit international sur les droits de l’homme. » [6]
Ces considérations se trouvaient déjà dans Barcelone 95.Cependant, la nouvelle PEV propose d’agir concrètement sur la prévention des conflits « au moyen de procédure d’alerte précoce alliée à des mesures préventives également précoces, et à renforcer la capacité des partenaires à cet égard » [7]., ces aspects étant développés ultérieurement. On insiste sur les points suivants : la réforme du secteur de la sécurité (RSS), pour faire évoluer le rôle des armées vers plus de professionnalisme ; le soutien à la lutte contre la prolifération NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique), contre le radicalisme – avec un soutien spécifique à la jeunesse – et contre la criminalité organisée ; la relance de la PSDC[8]. et la mise en place de partenariats ; la gestion de crises de toutes natures (sanitaires, naturelles ou industrielles) par le renforcement de la coopération en protection civile ; et enfin une coopération accrue sur la question des migrations et des réfugiés, avec la mise en oeuvre d’une « approche intégrée » assurant contrôle aux frontières et insertion des réguliers. L’élément le plus intéressant et novateur du texte est la nécessité de prendre en compte les zones périphériques jouant sur la sécurité de l’espace euro-méditerranéen, notamment le Golfe et le Sahel, mais aussi la mer Noire[9]. Notons enfin, que le texte met en avant un rôle accru de l’Union pour la Méditerranée(UpM) « dans le soutien apporté à la coopération entre voisins du Sud. » En juin 2016, après un long cheminement et d’innombrables allers et retours, la « nouvelle stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne » répondant au titre de « Vision partagée, action commune : une Europe plus forte » voyait le jour.[10]
Ce texte s’intéresse évidemmentà la Méditerranée, dans la section « Une Méditerranée,un Moyen-Orient et une Afrique paisibles et prospères. » Les considérations développées sous ce thème reprennent globalement celles développées par la politique de voisinage rénovée. Dans ce chapitre, l’UE prend acte du « tourbillon » de crises vraisemblablement engagé pour des décades. Il s’agira donc de développer des stratégies (résolution des conflits et développement des droits humains) propres à faire face à la menace terroriste, au défi de la démographie, aux migrationset au changement climatique, et de « saisir les opportunités pour une prospérité partagée ». Cette recherche de la résolution des conflits aura pour priorité la Syrie, la Libye et le conflit israélo-palestinien sur la base des deux États et des lignes d’armistice de 1967.[11]
La stratégie constate avec réalisme le déficit des dynamiques régionales issues des organisations ad hoc. L’UE favorisera alors une « coopération multilatérale fonctionnelle » censée faire le pont avec les autres organisations. Cette coopération « pratique », conduite via l’Union pour la Méditerranée, s’occupera plus spécifiquement des trafics, de la sécurité des frontières, du contre-terrorisme, de la non-prolifération, de l’eau et de la sécurité alimentaire, de l’énergie et du climat, des infrastructures et du management des désastres[12] La Turquie est également au coeur des préoccupations à travers « l’ancrage à la démocratie » de ce pays et la « poursuite du processus d’adhésion » (que l’on sait d’ores et déjà problématique). Les questions des réfugiés, du terrorisme et de l’énergie seront également à l’ordre du jour[13]
Les véritables avancées du texte sont l’ouverture (déjà évoquée dans la PEV rénovée) vers le Golfe d’une part et la bande saharo-sahélienne d’autre part, que nous avions bien souvent appelée de nos voeux[14]. L’UE suggère donc un dialogue avec l’Iran et le Conseil de coopération du Golfe, et souligne les interconnections aujourd’hui incontournables avec le Sahel, d’une part, et la Corne de l’Afrique, de l’autre – la lutte contre le terrorisme et les droits de l’homme s’imposant comme les principaux sujets. Le vrai problème est que les pages sur la Méditerranée élargie ne se distinguent pas des considérations du texte général, qui est un bon état des lieux et de propositions, certes exactes ou de bons sens, mais sans dynamique. Le consensus si difficilement obtenu sur le texte par ses auteurs a neutralisé son impact. On peut adhérer à tout ce qui est écrit, mais le souffle en est absent. La stratégie globale reflète, par son absence de projet, la crise majeure que connaît aujourd’hui l’UE, qui ne sait pas où elle va. Le maître mot du texte dans la version anglaise est join-up, qui est traduit en français par « concertation»[15]. Concertation entre États membres, concertation avec les partenaires : si le dialogue est par essence nécessaire, ce terme n’en dénote pas moins l’expression d’un désarroi vis à- vis des modalités de l’action. Sinon, la stratégie de l’UE doit être « crédible » (ce qu’on est en droit d’espérer a minima) et « réactive » (au lieu d’être active). Faute d’une véritable dynamique interne et d’un accord réel sur des buts stratégiques et les moyens pour y parvenir, la stratégie européenne se contente donc d’un catalogue. Pourtant, jamais la situation n’a été si mauvaise. Comme le souligne le texte, le terrorisme, les réfugiés en masse, les conflits ont fait atteindre à la Méditerranée une sorte de point de non retour, au moins pour toute la partie orientale et pour le Sahel. D’une certaine manière, le Maghreb francophone se trouve ainsi pris en étau entre ces deux zones crisogènes et leur cortège de violence, alors même que les États-Unis ont vraisemblablement entamé leur pivot vers l’Asie.
Les adieux de l’Amérique au Moyen-Orient ?
La question américaine est importante, car elle détermine l’équilibre moyen-oriental de demain. Les huit dernières années on vu une forme de cacophonie dans la politique américaine, où ni le président ni les administrations n’ont su parler d’une même voix. Durant la période Obama, la Maison- Blanche d’un côté, le Département d’État de l’autre ainsi que le Pentagone ne sont pas arrivés à se mettre d’accord sur une stratégie à adopter pour la région. Cette discordance remonte au premier mandat du président Obama : les Américains ont, depuis presque dix ans, le plus grand mal à avoir une pensée construite sur la situation dans la zone. Une situation qui a essentiellement relevé de problématiques internes aux États-Unis, liées au chômage et à la baisse de l’industrie, le pays ayant beaucoup de mal à préserver son leadership absolu depuis la crise économique. Le président Obama, qui est un homme du Pacifique (né à Hawaï), avait été élu pour sortir le pays des bourbiers d’Afghanistan et d’Irak au niveau stratégique, et de la crise économique et financière au niveau économique. Il s’en est tenu au respect de son programme et s’est détourné des problématiques de la région MENA (Middle East-North Africa). Ce fut visible à travers l’échec de sa gestion du dossier palestinien, puis dans la réaction américaine au « printemps arabe ». Si les États-Unis sont en train de se retirer du Golfe et du Moyen-Orient, ils sont rattrapés par leur passif dans la région en agissant en Syrie et en Irak sans y mettre les moyens.
L’inconnue que représente le nouveau président Trump vient en outre compliquer l’équation moyen-orientale. Ses déclarations contradictoires se succèdent, tout comme ses postures agressives, par exemple sur le nucléaire et les capacités militaires. Le retournement politique qui semble acter la fin du principe des deux États dans l’affaire israélo-palestinienne, ne préjuge pas de la future structure politico-diplomatique des États-Unis au Moyen-Orient. Tout va sans doute dépendre de la future gestion du dossier nucléaire iranien et du maintien ou non de liens forts avec les Séoudiens. Son discours du 21 mai 2017 à Riyad a été une ode à l’Arabie séoudite et une admonestation de l’Iran[16] : entre les deux pays se profilent des tensions qui pourraient aller jusqu’à la remise en cause de l’accord sur le nucléaire. Mais les États-Unis vont devoir tenir compte du fait que l’Iran est désormais la puissance régionale majeure qui pèse sur les dossiers irakien, syrien, libanais et yéménite, sans réelle concurrence – sauf à considérer que Trump et son administration soient prêts à une confrontation militaire majeure, alors que la Corée du Nord est un bien gros morceau. La visite du président Trump a également conduit à une interprétation radicale des intentions américaines par l’Arabie, les Émirats arabes unis et leurs alliés (Égypte, Bahreïn) comme un blanc-seing à une sévère mise au ban du Qatar, événement qui a conduit en retour à la création d’un axe Ankara-Doha-Téhéran.
Les États-Unis doivent-ils être désormais perçus davantage comme un perturbateur que comme un stabilisateur au Moyen-Orient ? Si cette tendance venait à se confirmer, la nécessité d’une politique française et européenne pour la Méditerranée, le Golfe et le Sahel prendrait alors un sens encore plus crucial.
Quelle politique pour la France et l’Europe ?
La France a une responsabilité personnelle dans la gestion harmonieuse de l’espace méditerranéen élargi. Au-delà des liens historiques, il s’agit de la périphérie immédiate – l’autre étant l’Europe de l’Ouest. Il est donc impossible de se dissocier de la Méditerranée sans prendre le risque de voir cette dernière revenir brutalement sur la sphère politique économique et sociétale française. Cette réflexion vaut également pour l’Europe. Le temps où la Suède ou la Norvège pouvaient se sentir peu concernées par un Sud trublion et méprisé est terminé. Les migrations et la violence radicale ont égalisé la relation des États européens avec la Méditerranée et avec l’Afrique (la plus grande communauté somalie d’Europe est à Stockholm). L’élection présidentielle française a été propice à la production de rapports pour relancer la coopération méditerranéenne et, plus largement, la relation avec le monde arabo-sahélien. Le rapport Avicenne rappelle la responsabilité de la France : « La France, puissance européenne ayant une politique étrangère à rayonnement mondial et disposant d’atouts réels, peut jouer un rôle d’influence et catalyser le déclencheur des évolutions positives. Elle doit veiller à ce que les raisons d’espérer qui existent, même dans les pays les plus touchés par les violences, soient entretenues et confortées. Elle doit restaurer une image très dégradée et puiser dans le capital de sympathie dont elle dispose en tant que patrie des Lumières, porteuses de valeurs universelles. »[17].
Pour répondre à cette « obligation » d’agir, les auteurs du groupe Avicenne proposent deux initiatives majeures. Pour le Moyen-Orient, une approche de type OSCE regroupant les puissances régionales non arabes, les membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne. L’objectif de cette organisation souple serait de définir les conditions d’un règlementdes principaux conflits en cours, notamment en Syrie, et de mettre en place un pacte de sécurité dans le Golfe (inspiré du Décalogue d’Helsinki de l’OSCE) : mesures de confiance, centre de prévention des crises, garanties d’application, etc. Pour la Méditerranée occidentale, le rapport préconise de redonner une nouvelle dynamique, d’une part en rapprochant les institutions européennes et le secrétariat de l’Union pour la Méditerranée, ce qui permettrait d’orienter les priorités etd’en faciliter leur financement, et d’autre part en augmentant les capacités d’action du processus 5+5 et en l’élargissant à la Grèce, à l’Égypte et à la Jordanie.[18].
De son côté, l’Institut Montaigne a également présenté un rapport fondé sur la nécessité de reprendre une « politique néo-réaliste » et sur l’acceptation définitive de « l’imbrication [de la France] avec le monde arabe. » [19] Le rapport reprend des objectifs ponctuels assez classiques (deux États Israël-Palestine, dialogue avec la Turquie, vigilance vis-à-vis de l’Égypte, favoriser le dialogue Iran-Arabie séoudite, etc.)Globalement, il propose de façon évidente la lutte contre l’islamisme radical et l’encadrement des migrations mais, surtout, il préconise la construction d’une « aire de coprospérité ouest-méditerranéenne » et d’établir « une stratégie d’hinterland inspirée de la stratégie allemande en Europe orientale » nommée « Euro-Maghreb 2025 »[20]. Au-delà des instruments existants, il s’agirait de penser une intégration économique secteur par secteur, à travers des délocalisations ciblées. L’un des vecteurs nouveaux majeurs serait ainsi la mobilisation des Franco-maghrébins, qui représentent une masse dynamique propre à essaimer sur les deux rives de la Méditerranée, à ce jour très peu exploitée. Bien sûr, cette politique ne peut être conduite seule :« La France doit entraîner d’autres grands pays européens dans une politique de la Méditerranée occidentale ambitieuse »[21]
On ne peut que souscrire à cette suggestion. D’abord parce que, s’il y a un levier à agiter aujourd’hui, c’est au Maghreb qu’il se trouve, la situation politico-stratégique du Proche et du Moyen-Orient étant à cette heure trop instable, même s’il faut activement travailler à la résolution des conflits. Ensuite, la dynamique européenne doit être portée par un axe franco-allemand renforcé. La coopération franco-allemande, si souvent vendue comme un absolu en Europe, doit être réellement mise en oeuvre de l’autre côté de la Méditerranée. D’abord, la place culturelle, universitaire et économique allemande est désormais un fait majeur. Ensuite ce pays, qui ne sous-estime pas le poids encore très important de la France dans la région et au Sahel, est demandeur d’actions concertées plus systématiques. Or, derrière un discours convenu, la France ne répond guère aux attentes allemandes. Il faut donc mettre en oeuvre une politique bilatérale commune à partir d’une plateforme conjointe d’action qui définisse des priorités.
Le nouveau président de la République, qui avait été peu disert sur le sujet pendant sa candidature, a d’ailleurs précisé sa position lors du discours de la Conférence des ambassadeurs, le 29 août 2017. Au-delà de la nécessaire « guerre contre le terrorisme islamiste », désormais assumée, Emmanuel Macron propose une politique ambitieuse dépassant et de loin le strict cadre méditerranéen : « (…) à travers la sécurité, le développement, la diplomatie, les liens économiques et l’innovation, la stratégie que je veux mettre en oeuvre consiste à créer un axe intégré entre l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe. Axe dont les pays du Maghreb sont évidemment nos partenaires privilégiés, comme j’ai voulu le montrer lors de ma visite au Maroc et dans les échanges réguliers avec l’Algérie comme la Tunisie. Nous devons arrimer ensemble, enfin, les continents européens et africains, à travers la Méditerranée, le Maghreb restera pour cela une priorité centrale pour la France, dans tous les domaines de notre coopération, qu’elle soit économique, politique, mais également culturelle. » [22]
On voit donc bien se dessiner, tant au niveau de l’Union que de la France, la vision d’une approche plus globale dont la Méditerranée n’est finalement que le pivot, et le Maghreb l’axe rotatif. Cette vision là est la bonne. Il reste juste à la mettre en oeuvre de façon concrète et rapide, en utilisant là aussi le « socle » franco-allemand que le président voit comme « la condition de possibilités.»[23] Le terrorisme islamiste, les crises économiques et sociales et leurs dérivés migratoires n’attendant pas nos agendas. L’urgence vitale est là.
References
Par : Jean-françois DAGUZAN
Source : Les Cahiers de l'Orient
Mots-clefs : Daesh, espace arabo-musulman, Europe, Méditerranée, Stratégie