Cet article sâattache Ă (re)poser de façon cohĂ©rente le dĂ©bat innovations technologiques/emplois, pour en Ă©viter les biais anxiogĂšnes. LâĂ©tude menĂ©e par le Conseil d'Orientation pour l'Emploi (COE) sur laquelle lâauteure appuie son raisonnement adopte en effet un angle nouveau, sâintĂ©ressant non aux mĂ©tiers mais Ă lâactivitĂ© rĂ©ellement effectuĂ©e par les salariĂ©s. Cette approche globale permet de battre en brĂšche les conclusions alarmistes. Elle permet Ă©galement de mieux prĂ©parer la sociĂ©tĂ© Ă accompagner les transformations pour en tirer tout le potentiel positif.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont :
Marie-Claire CarrĂšre-GĂ©e, « Nouvelle vague technologique et emploi : une analyse critique des travaux sur les destructions d’emploi », Futuribles, (N° 421).
Ce texte ainsi que dâautres publications peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de Futuribles : www.futuribles.com
Nouvelle vague technologique et emploi
Une analyse critique des travaux sur les destructions d’emplois
Les progrĂšs fulgurants rĂ©alisĂ©s dans le champ de la robotique et de lâintelligence artificielle, lâessor de lâInternet des objets, le traitement des donnĂ©es de masse ou lâĂ©mergence de lâimpression en trois dimensions (3D) alimentent aujourdâhui des inquiĂ©tudes autour dâun futur sans emploi. Un bref regard rĂ©trospectif pourrait conduire Ă balayer de telles craintes : si chaque rĂ©volution technologique a fait redouter lâapparition et la persistance dâun chĂŽmage technologique, les innovations des deux derniers siĂšcles ne se sont pas accompagnĂ©es dâune rĂ©duction de lâemploi, ni a fortiori de sa disparition. Dans le sillage des rĂ©volutions technologiques prĂ©cĂ©dentes, lâemploi sâest transformĂ©, mais il a augmentĂ©.
Une vague technologique massivement destructrice dâemplois ?
Si le dĂ©bat resurgit aujourdâhui, ce nâest pas seulement par mĂ©connaissance de lâhistoire Ă©conomique. Câest aussi en raison de lâampleur et de la nature mĂȘme de la vague technologique actuelle : elles lui confĂšreraient un potentiel de destruction dâemplois sans commune mesure avec les crĂ©ations dâemplois nouveaux quâelle induirait.
Lâampleur de cette vague apparaĂźt en effet inĂ©dite. La capacitĂ© croissante de perception et dâadaptation des robots Ă des environnements complexes, leur dextĂ©ritĂ© ou encore leur facultĂ© de communiquer ou dâinteragir avec dâautres robots, ou directement avec les humains, changent la donne. Le spectre des tĂąches et des fonctions de lâentreprise pouvant ĂȘtre automatisĂ©es, ainsi que celui des secteurs concernĂ©s sâĂ©largit, en sâĂ©tendant au-delĂ de lâindustrie pour toucher aussi les services. Au-delĂ , la vague technologique actuelle modifie en profondeur les modes de consommation et dâĂ©change de biens et services, jusquâĂ les bouleverser : en particulier, les processus de circulation instantanĂ©e dâinformation permis notamment par le dĂ©veloppement de plates-formes numĂ©riques, qui restaient au cours des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes largement internes aux entreprises sâĂ©tendent Ă©galement entre entreprises et jusquâau client final. On pense par exemple au gĂ©ant du commerce en ligne Amazon, ou Ă des plates-formes comme Airbnb, Uber, Deli veroo, qui ont modifiĂ© profondĂ©ment les modes de consommation, dĂ©stabilisant les secteurs oĂč ils se sont implantĂ©s. Au-delĂ du seul systĂšme productif, la diffusion de ces innovations induit des transformations profondes dans lâorganisation sociale, en alimentant par exemple une diversification des formes dâemploi.
La nature de la vague technologique actuelle est Ă©galement spĂ©cifique. Dâune part, les innovations Ă lâĆuvre sont interdĂ©pendantes. Les technologies informatiques et numĂ©riques peuvent ĂȘtre intĂ©grĂ©es Ă de nombreuses autres technologies, avec pour effet dâen amĂ©liorer les performances. Les progrĂšs qui pourront ĂȘtre faits dans les domaines de lâintelligence artificielle ou de la robotique dĂ©coulent fortement des avancĂ©es rĂ©alisĂ©es dans les technologies de big data ou de lâessor de lâInternet des objets. Or, ces derniĂšres avancĂ©es sont elles-mĂȘmes conditionnĂ©es, dans une large mesure, par les progrĂšs rĂ©alisĂ©s dans des domaines tels que lâaccroissement de la vitesse des ordinateurs, la modĂ©lisation et la simulation numĂ©rique, lâ« infonuagique » (cloud computing) ou encore le trĂšs haut dĂ©bit, voire le dĂ©veloppement des nanotechnologies. Certaines nouvelles technologies peuvent en retour favoriser de nouveaux modes dâinnovation ou de diffusion des innovations. Câest le cas de plates-formes numĂ©riques permettant Ă diffĂ©rents acteurs dâun domaine dâĂ©changer sur leurs avancĂ©es respectives dans tel ou tel domaine dâinnovation. Câest le cas Ă©galement de technologies dâopen data qui permettent de partager Ă une trĂšs large Ă©chelle, et gratuitement, des donnĂ©es ou des programmes informatiques.
Dâautre part, les machines deviennent apprenantes : elles acquiĂšrent une autonomie qui Ă©merveille autant quâelle effraie. Des machines intelligentes communiquent dĂ©sormais entre elles. Les importants progrĂšs dans plusieurs branches de lâintelligence artificielle Ă©largissent le champ des activitĂ©s susceptibles dâĂȘtre automatisĂ©es â câest-Ă -dire celles qui peuvent ĂȘtre dĂ©crites en un ensemble de rĂšgles bien dĂ©finies â Ă des activitĂ©s complexes et ayant une forte dimension cognitive. La comprĂ©hension de problĂšmes complexes et leur traduction sous la forme de rĂšgles explicites, de raisonnements probabilistes ou dâapprentissage profond pouvant constituer autant de substituts Ă la dĂ©cision humaine, sont notamment favorisĂ©es par les technologies de big data, qui permettent la collecte et le traitement dâimportants volumes de donnĂ©es pertinentes. Les donnĂ©es rendent possible par ailleurs la quantification de façon objective des succĂšs des programmes, ce qui permet de continuellement les amĂ©liorer. En tĂ©moigne par exemple la capacitĂ© de dialoguer en langage naturel avec des smartphones pour leur poser des questions variĂ©es, et surtout obtenir des rĂ©ponses pertinentes ; ou encore des applications visant Ă amĂ©liorer sensiblement la maintenance en la rendant prĂ©dictive.
Par son champ et son intensitĂ©, la rĂ©volution technologique en cours pourrait donc avoir un impact inĂ©dit sur lâemploi, et cela mĂȘme si les Ă©conomistes ne trouvent aucune explication pleinement satisfaisante Ă la stagnation actuelle de la productivitĂ©[1]
Ă lâappui de cette thĂšse, plusieurs Ă©tudes sont venues chiffrer les destructions dâemplois significatives, voire massives que pourrait entraĂźner cette foudre du progrĂšs technologique sâabattant sur nos emplois, sans cependant sâaccorder sur leur ampleur, qui serait comprise entre 9 % des emplois actuels aux Ătats-Unis (Melanie Arntz et alii)[2] et 47 % (Carl Frey et Michael Osborne)[3]. La diffĂ©rence notable dans lâampleur des destructions dâemplois[4] estimĂ©e dans ces deux Ă©tudes qui ont fait date, tient Ă une diffĂ©rence dans les approches retenues (voir encadrĂ© ci-contre) : Melanie Arntz et alii en tendent approfondir et affiner lâapproche de Carl Frey et Michael Osborne en passant dâune approche par mĂ©tiers Ă une approche par tĂąches. Cette derniĂšre est plus Ă mĂȘme de cerner lâampleur des destructions dâemplois.
Un débat mal posé
Le dĂ©bat, pour ĂȘtre instruit, nous paraĂźt cependant mal posĂ©. PremiĂšre ment, ces Ă©tudes ne considĂšrent que les destructions dâemplois, occultant les crĂ©ations dâemplois en lien avec le progrĂšs technologique. Bien sĂ»r, les crĂ©ations dâemplois directement liĂ©es Ă la technologie, au numĂ©rique et Ă la robotique en lâoccurrence, ne sont pas massives. Le numĂ©rique reprĂ©sente une part marginale de lâemploi salariĂ© en France, environ 3,9 %. Mais sur la pĂ©riode 2009-2014, lâemploi crĂ©Ă© dans ce secteur dâactivitĂ© a crĂ» de 2,6 %, alors quâil nâa progressĂ© que de 0,6 % pour lâensemble de lâĂ©conomie. Il y a ensuite diffĂ©rents mĂ©canismes qui, dâun point de vue thĂ©orique, peuvent rĂ©duire, voire compenser intĂ©gralement et au-delĂ , les pertes dâemplois initiales liĂ©es Ă lâintroduction de nouvelles technologies. Et cela via la rĂ©duction des prix de production, lâaugmentation de la demande, les nouveaux investissements et lâaugmentation de la demande de travail. Leur ampleur dĂ©pendra de quantitĂ© de facteurs comme le contexte institutionnel (normes sociales, juridiques ou techniques), le fonctionnement des marchĂ©s (nature et intensitĂ© de la concurrence, Ă©lasticitĂ© de la demande au prix), les coĂ»ts respectifs du capital et du travail et les possibilitĂ©s de substitution entre ces deux facteurs de production, ou la formation des anticipations des agents Ă©conomiques (entreprises et consommateurs). Lâeffet final sur lâemploi est donc difficilement prĂ©visible. Enfin, les innovations Ă lâorigine de produits ou de services nouveaux peuvent crĂ©er spontanĂ©ment de lâemploi en suscitant lâapparition de nouvelles activitĂ©s Ă condition quâelles ne « cannibalisent » pas des activitĂ©s existantes. Il est naturellement difficile de cerner et a fortiori de quantifier ces nouveaux emplois qui seront crĂ©Ă©s : on sait ce que lâon perd, pas ce que lâon gagne. Ce serait une grossiĂšre erreur, par exemple, que de considĂ©rer les besoins des consommateurs comme li mitĂ©s dans leur volume Ă leur niveau actuel et non susceptibles dâĂ©voluer pour porter vers de nouveaux produits et services apparus avec le progrĂšs technologique.
Notre analyse est que le potentiel de crĂ©ation dâemplois indirects liĂ© Ă la vague technologique actuelle est rĂ©el, et cela pour trois raisons. Dâune part, lâimpact des avancĂ©es rĂ©alisĂ©es dans les domaines de lâintelligence artificielle et de la robotique ne se rĂ©sume pas Ă une rationalisation des processus de production : celles-ci font dĂ©jĂ Ă©merger, dans dâautres secteurs que celui du numĂ©rique et de la robotique, de nouveaux produits et de nouveaux services, crĂ©ateurs dâemplois. Dâautre part, dans un pays comme la France, la diffusion des technologies dâautomatisation pourrait permettre aux secteurs exposĂ©s Ă la concurrence internationale, et notamment Ă lâindustrie, dâamĂ©liorer leur compĂ©titivitĂ©, avec un effet positif sur lâemploi : plus compĂ©titives, les entreprises industrielles françaises pourraient gagner des parts de marchĂ© Ă lâĂ©tranger, et donc augmenter leur production avec in fine des effets positifs sur lâemploi. Enfin, lâamĂ©lioration de la productivitĂ© et le re gain de compĂ©titivitĂ© dans les secteurs exposĂ©s Ă la concurrence internationale liĂ©s Ă ces nouvelles technologies pourraient avoir des effets dâentraĂźnement supplĂ©mentaires dans les secteurs abritĂ©s.
Il reste quâil est plus que dĂ©licat de dĂ©passer un cadre rĂ©trospectif ou thĂ©o rique et de se livrer Ă des pronostics de crĂ©ations dâemplois : par dĂ©finition, on ne connaĂźt pas, par exemple, les nouveaux produits susceptibles dâentraĂźner des crĂ©ations dâemplois, pas plus que les futures dĂ©cisions de politique publiques qui seront susceptibles dâaccĂ©lĂ©rer ou freiner les crĂ©ations dâemplois. Les Ă©tudes empiriques rĂ©trospectives (et notamment celles sur la France ces 30 derniĂšres annĂ©es) tendent toutefois Ă montrer que les innovations technologiques ont eu globalement un effet positif sur lâemploi, cet effet pouvant varier selon le niveau dâanalyse, la pĂ©riode ou le progrĂšs technologique considĂ©rĂ©.
Si le dĂ©bat actuel est Ă nos yeux mal posĂ© câest, deuxiĂšmement, parce quâil est souvent considĂ©rĂ© que toute technologie disponible qui permettrait de se substituer Ă un emploi est forcĂ©ment mobilisĂ©e. Mais ce nâest pas ce qui se passe dans la vraie vie ! Dâabord, il y a la question de la rentabilitĂ© Ă©conomique dâune telle substitution. Ensuite, câest faire fi de tous les freins sociaux et culturels qui peuvent se manifester : toutes les technologies ne sont pas acceptĂ©es socialement. Enfin, il y a des aspects institutionnels : la technologie, câest ce que les sociĂ©tĂ©s dĂ©cident dâen faire, ce sont les barriĂšres Ă©thiques ou rĂ©glementaires quâelles dĂ©cident, ou non, dâĂ©riger pour dĂ©finir un cadre acceptable Ă leur utilisation.
TroisiĂšmement, le dĂ©bat actuel fait souvent aussi lâimpasse sur la question pourtant centrale de la localisation des emplois. Les avancĂ©es technologiques en cours ne constituent pas un phĂ©nomĂšne isolĂ©Â : elles interviennent en mĂȘme temps que dâautres phĂ©nomĂšnes, avec lesquels elles sont en inter action. On pense par exemple Ă la fragmentation croissante des processus de production, au renforcement de la financiarisation des Ă©conomies, Ă la concurrence internationale ou encore Ă la mondialisation des Ă©changes. En abaissant les coĂ»ts de la distance et de la coordination, les technologies de lâinformation et de la communication ont ainsi pu favoriser des dĂ©localisations de certaines activitĂ©s industrielles ou de service routiniĂšres vers des pays oĂč le coĂ»t du travail est faible.
Cette tendance, en cours depuis les annĂ©es 1980, pourrait nĂ©anmoins sâattĂ©nuer voire dans certains cas sâinverser, avec possiblement des relocalisations, grĂące notamment aux possibi litĂ©s croissantes dâautomatisation. En effet, la diffusion des nouvelles technologies numĂ©riques et robotiques combinĂ©e Ă des transformations de la demande, des hausses des coĂ»ts de production dans les pays Ă©mergents et des coĂ»ts des transports, pourrait ĂȘtre favorable Ă des retours dâactivitĂ©s prĂ©a lablement dĂ©localisĂ©es vers les pays Ă©mergents. Les nouvelles attentes des consommateurs, avec une demande renforcĂ©e de personnalisation des biens et des services et de garantie sur la qualitĂ© des produits, rendues, partiellement au moins, possibles grĂące au numĂ©rique, peuvent conduire les entreprises Ă privilĂ©gier une localisation Ă proximitĂ© des consommateurs finaux pour ĂȘtre en mesure dâadapter leur production rapidement. Les possibilitĂ©s offertes par lâimpression 3D pourraient peut-ĂȘtre aussi, Ă terme, favoriser la localisation en France de lieux de fabrication de produits ou piĂšces dĂ©tachĂ©es. Enfin, lâextension des possibilitĂ©s dâautomatisation dans la production indus trielle mais aussi dans les services, peut conduire les entreprises Ă rĂ©Ă©valuer la rĂ©partition entre capital et travail, et donc lâimportance relative de leur coĂ»t. Peu dâĂ©tudes ont ainsi cherchĂ© Ă Ă©valuer lâimpact des relocalisations de lâemploi. Les principales Ă©tudes en la matiĂšre ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es par des cabinets de conseil sur les Ătats-Unis et le Royaume-Uni, et considĂšrent que les relocalisations seront associĂ©es Ă des crĂ©ations nettes dâemplois. Une Ă©tude de 2015 du cabinet Ernst & Young estime ainsi que les relocalisations pourraient crĂ©er jusquâĂ 315 000 emplois au Royaume-Uni[5].
Enfin, il y a souvent dans les dĂ©bats actuels une apprĂ©ciation erronĂ©e des conditions de lâimpact du progrĂšs technologique sur lâemploi. Si des Ă©tudes comme celle de Carl Frey et Michael Osborne, conduite sur la base de donnĂ©es amĂ©ricaines, ou celle du cabinet Roland Berger qui en a transposĂ© les conclusions au cas français[6], surestiment massivement les destructions dâemplois potentielles, câest quâelles considĂšrent, pour faire court, que le progrĂšs technologique sâattaque Ă des mĂ©tiers en tant que tels, et Ă lâemploi de lâensemble des personnes qui effectuent le mĂȘme mĂ©tier.
Or, de notre point de vue, le progrĂšs technologique affecte des tĂąches bien spĂ©cifiques au sein dâun mĂ©tier, et pas nĂ©cessairement lâintĂ©gralitĂ© des tĂąches susceptibles dâĂȘtre effectuĂ©es dans le cadre de ce mĂ©tier. De plus, toutes les personnes qui exercent un mĂȘme mĂ©tier nâaccomplissent pas strictement les mĂȘmes tĂąches. Au total, raisonner par mĂ©tiers conduit Ă nĂ©gliger, non seulement toute la diversitĂ© des activitĂ©s effectuĂ©es dans le cadre dâun emploi, mais aussi tout le potentiel de transformation des mĂ© tiers. Et câest bien souvent Ă des transformations que lâon assiste en rĂ©alitĂ©Â : si des mĂ©tiers apparaissent et dâautres disparaissent, les Ă©volutions les plus frĂ©quentes se dĂ©roulent Ă lâintĂ©rieur dâun mĂȘme mĂ©tier ou dâun mĂȘme em ploi. Les conseillers bancaires nâont pas disparu avec la diffusion des guichets automatiques : ils ont vu leur activitĂ© se rĂ©orienter vers dâautres services aux clients, et ils ne distribuent plus de billets. Un ingĂ©nieur dâaffaires, un chargĂ© de recrutement, un chargĂ© de communication nâont pas la mĂȘme activitĂ©, aujourdâhui, quâil y a 15 ans : la vague de numĂ©risation a contribuĂ© Ă des Ă©volutions considĂ©rables du contenu de ces mĂ©tiers. Lâemploi dans ces secteurs nâa pas disparu : il sâest puissamment transformĂ©, dans son contenu.
LâĂ©tude du Conseil dâorientation pour lâemploi
Pour cette raison, le COE a voulu conduire sa propre enquĂȘte en se basant, non sur une approche par mĂ©tiers, mais sur la rĂ©alitĂ© de ce que font les salariĂ©s dans leur emploi actuel[7].
Les conclusions de lâĂ©tude sont trĂšs claires : elles confirment que lâenjeu de la rĂ©volution technologique, du point de vue de lâemploi, est moins celui dâun futur sans emploi que celui dâune transformation massive du contenu des emplois existants. En effet, si moins de 10 % des emplois prĂ© sentent un cumul de vulnĂ©rabilitĂ©s tel quâil est susceptible de menacer leur existence dans un contexte dâautomatisation et de numĂ©risation, lâĂ©tude montre que la moitiĂ© des emplois existants est susceptible dâĂ©voluer, dans leur contenu, de façon significative Ă trĂšs importante.
LâĂ©tude montre aussi quâen tout cas dans le cadre de la frontiĂšre technologique actuelle, le progrĂšs technologique continuerait Ă favoriser plutĂŽt lâemploi qualifiĂ© et trĂšs qualifiĂ©Â : parmi les emplois vulnĂ©rables, les mĂ©tiers surreprĂ©sentĂ©s, en volume ou au regard de leur part dans lâemploi total, sont souvent des mĂ©tiers pas ou peu qualifiĂ©s.
Regardons, en effet, quels sont les mĂ©tiers les plus reprĂ©sentĂ©s, dâune part dans les emplois vulnĂ©rables et, dâautre part, dans les emplois susceptibles dâĂȘtre profondĂ©ment transformĂ©s dans leur contenu.
Parmi les emplois les plus exposĂ©s (graphique 1), les mĂ©tiers proportionnellement les plus reprĂ©sentĂ©s par rapport Ă leur part dans lâemploi salariĂ© total sont le plus souvent des mĂ©tiers manuels et peu qualifiĂ©s, notamment de lâindustrie : ouvriers non qualifiĂ©s des industries de process, ouvriers non qualifiĂ©s de la manutention, ouvriers non qualifiĂ©s du second Ćuvre du bĂątiment, agents dâentretien, ouvriers non qualifiĂ©s de la mĂ©canique, caissiers. On peut trouver aussi quelques mĂ©tiers qualifiĂ©s : ouvriers qualifiĂ©s de la mĂ©canique et ouvriers qualifiĂ©s des industries de process par exemple.
Parmi les emplois les plus susceptibles dâĂ©voluer du fait de lâautomatisation (graphique 2), les mĂ©tiers proportionnellement les plus reprĂ©sentĂ©s par rapport Ă leur part dans lâemploi salariĂ© total sont Ă©galement souvent des mĂ©tiers manuels et peu qualifiĂ©s, mais ils relĂšvent plus du secteur des services que les mĂ©tiers les plus exposĂ©s : conducteurs, caissiers, agents d’exploitation des transports, employĂ©s et agents de maĂźtrise de l’hĂŽtellerie et de la restauration, aides Ă domicile et aides mĂ©nagĂšres par exemple.
On assisterait donc Ă la poursuite de deux Ă©volutions constatĂ©es au cours de la dĂ©cennie passĂ©e : une Ă©volution de la structure de lâemploi profitant aux plus qualifiĂ©s, dâune part, et une poursuite de la complexification du contenu des mĂ©tiers, dâautre part.
La diffusion des technologies numĂ©riques au cours des 10 ou 15 derniĂšres annĂ©es est en effet lâune des causes de la dĂ©formation de la structure de lâemploi constatĂ©e dans les pays dĂ©veloppĂ©s et en France. Ces technologies seraient en effet plus facilement substituables aux emplois auxquels sont associĂ©es des tĂąches manuelles et cognitives routiniĂšres. Il sâagit plutĂŽt dâemplois de niveau de qualification intermĂ©diaire. Elles seraient en re vanche complĂ©mentaires aux emplois auxquels sont attachĂ©s des tĂąches non routiniĂšres qui impliquent de rĂ©soudre des problĂšmes, de faire preuve crĂ©ativitĂ© ou de leadership. Il sâagit plutĂŽt dâemplois de niveau de qualification Ă©levĂ©.
Plusieurs travaux rendent compte, aussi, dâune relative complexification des mĂ©tiers existants en lien avec la diffusion de technologies nouvelles, marquĂ©e par un essor des compĂ©tences analytiques et relationnelles. On assiste par exemple (en particulier pour les cadres) Ă une mobilisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e des compĂ©tences transverses : gestion de projet, capacitĂ© Ă travailler au sein dâĂ©quipe pluridisciplinaire, capacitĂ© Ă dĂ©velopper un rĂ©seau ou Ă communiquer (avec des collĂšgues ou des clients), bonne comprĂ©hension de la stratĂ©gie dâentreprise, prise en compte des enjeux commerciaux.
La modification des compĂ©tences exigĂ©es sur le marchĂ© a aussi Ă©tĂ© tirĂ©e par lâĂ©mergence de nouveaux mĂ©tiers dans le domaine du numĂ©rique et aux quels sont attachĂ©es des tĂąches nouvelles et plus complexes. Ainsi, parmi quelque 150 nouveaux mĂ©tiers recensĂ©s depuis 2010, une centaine appartiennent au domaine du numĂ©rique.
Du point de vue de la localisation des emplois, les territoires les plus susceptibles de connaĂźtre des destructions dâemplois Ă cause des possibilitĂ©s croissantes dâautomatisation seraient ceux oĂč les secteurs industriels traditionnels faiblement intensifs en technologie reprĂ©sentent une grande part de lâemploi, et cela dâautant plus lorsque ces territoires sont spĂ©cialisĂ©s dans ces secteurs, quâils se caractĂ©risent par une forte densitĂ© en travailleurs peu qualifiĂ©s ou un grand nombre de personnes ayant des mĂ©tiers routiniers.
Dâautre part, les territoires qui pourraient bĂ©nĂ©ficier de la diffusion des technologies seraient, dâabord, les territoires capables dâattirer des relocalisations notamment industrielles, ensuite, les aires urbaines oĂč les entreprises peuvent profiter dâĂ©conomies dâagglomĂ©rations et puiser dans un vivier de talents dont les compĂ©tences sont complĂ©mentaires des nouvelles technologies.
Le dĂ©veloppement de secteurs soutenus par ces avancĂ©es technologiques peut enfin avoir des effets plus indirects sur lâemploi au niveau local, en favorisant le dĂ©veloppement dâemplois induits. Lâemploi dans les industries intensives en technologie ou plus gĂ©nĂ©ralement dans le secteur marchand peut ainsi conduire Ă des crĂ©ations dâemplois dans les services qualifiĂ©s et peu qualifiĂ©s au sein de la mĂȘme Ă©conomie locale.
Dans un contexte de grande incertitude liĂ©e tant Ă la vitesse de diffusion des progrĂšs technologiques quâĂ de possibles sauts, par dĂ©finition difficiles Ă anticiper, câest bien la capacitĂ© collective Ă gĂ©rer cette pĂ©riode de transition qui fera la diffĂ©rence : en cherchant, non Ă se protĂ©ger contre la foudre du progrĂšs technologique, mais Ă bien conduire cette grande transformation ; en cherchant Ă maximiser le potentiel de crĂ©ations dâemplois directs et surtout indirects liĂ©s aux technologiques, et Ă faciliter la localisation ou la relocalisation dâemplois ; en adaptant, aussi, la protection sociale Ă cette nouvelle donne, marquĂ©e par des transitions entre emplois frĂ©quentes, lâacquisition par les actifs en postes de nouvelles compĂ©tences et une montĂ©e prĂ©visible des inĂ©galitĂ©s â le progrĂšs technologique favorisant, Ă un horizon proche tout au moins, toujours plus les mieux qualifiĂ©s et les territoires dĂ©jĂ les plus richement dotĂ©s.
References
Par : Marie-Claire CARRERE-GEE
Source : Futuribles
Mots-clefs : automatisation, Conseil d'orientation pour l'emploi, emploi, innovation technique, Intelligence artificielle, nouvelles technologies, robotique