Avec cet article, l’auteur dresse un large bilan de la crise syrienne et s’interroge sur les responsabilités des divers acteurs qui y sont engagés. Cette analyse pose les bases d’une étude des conséquences géopolitiques du conflit, épicentre de la crise moyen-orientale, et des orientations susceptibles d’amorcer un retour vers une stabilité régionale. Un prolongement des différents aspects qu’il aborde figure au sommaire du numéro de printemps 2018 des Cahiers de l’Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Denis Bauchard, « Syrie 2018 : une tragédie sans fin ? »
Pour compléter la lecture de cet article vous pouvez trouver différents prolongements au sommaire du numéro de printemps 2018 des Cahiers de l’Orient :
https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2018-3.htm?WT.mc_id=LCDLO_131
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Syrie 2018 : une tragédie sans fin ?
La guerre en Syrie entre dans sa huitième année. En dépit des apparences, la reconquête de plusieurs enclaves tenues par les rebelles – notamment à Alep et dans la Ghouta – constitue certes un succès militaire pour le régime, mais ne résout en rien l’avenir de la Syrie. La solution politique qui, seule, pourra permettre à ce pays de retrouver la stabilité n’est toujours pas en vue : les échecs successifs de la conférence de Genève en novembre 2017 puis de Sotchi en février 2018 montrent l’ampleur du chemin qui reste à parcourir. Quel constat peut-on faire de la situation sur le terrain ? Comment expliquer l’impasse actuelle ? Quelles sont les conséquences de cette guerre pour son environnement proche et plus lointain ? Que faire pour amorcer un retour vers la stabilité de cette région sensible ?
Un lourd bilan
Après sept années de combats, la situation de guerre en Syrie se traduit par un bilan particulièrement lourd en termes humains et matériels. Au total, le confit aurait provoqué la mort d’au moins 350 000 personnes, dont plus de 100 000 civils. Les pertes militaires seraient de l’ordre de 120 000 combattants pour les forces pro-régime et de la moitié pour ceux de l’opposition, toutes factions confondues, avec un nombre de blessés sans doute encore plus important[1]. Plus de 12 millions de Syriens ont fui leurs foyers pour échapper aux combats. Une partie d’entre eux – 7 millions – s’est déplacée dans les zones moins exposées, tandis que 5,5 millions au moins quittaient leur pays pour se réfugier essentiellement dans les pays voisins : la Turquie, le Liban et la Jordanie[2]. S’agissant des pertes matérielles, elles sont considérables, qu’il s’agisse des infrastructures ou du patrimoine immobilier. On peut considérer que la ville d’Alep a été détruite à 50 % et celle de Homs à 70 %. Le patrimoine historique a été gravement endommagé notamment à Alep, Palmyre et Apamée[3]. D’ores et déjà, le coût de la reconstruction représenterait un montant compris, selon les évaluations, entre 50 et 200 milliards de dollars.
Le régime contrôle environ les deux tiers de la Syrie dite utile, autour de l’axe Deraa-Damas-Homs-Alep. Cependant, le pouvoir de Bachar Al Assad est affaibli. Les pertes de l’armée régulière ont été comblées par la création de milices supplétives alaouites, les chabihas, sur lesquelles l’autorité du pouvoir est incomplète. Par ailleurs les combattants étrangers, formés, équipés, financés par l’Iran, notamment le Hezbollah libanais, ne reconnaissent guère l’autorité du régime. Il en est de même pour les éléments iraniens, notamment ceux de la Brigade al-Qods, dirigée par le général Qasem Soleimani, qui se comporte comme un véritable proconsul en Syrie. Quant à l’opposition, au départ pacifique et « modérée », elle s’est fragmentée et radicalisée[4]. La Coalition nationale syrienne n’a jamais pu s’installer en Syrie et sa branche militaire, l’Armée syrienne libre, ne représente plus qu’une dizaine de milliers de combattants localisés essentiellement au sud du pays et dans la vallée de l’Euphrate. Des éléments salafistes financés et équipés par l’Arabie Saoudite et le Koweït, notamment le groupe Jaïch al-Islam, prennent une importance grandissante et établissent des alliances de circonstance avec les forces kurdes du PYD – émanation syrienne du PKK turc – voire avec les jihadistes de Hayat Tahrir al-Cham, nouvel avatar de la branche syrienne d’al-Qaïda. Quant au groupe État islamique, s’il s’est désagrégé après la prise de sa « capitale » Raqqa par le Front démocratique syrien (FDS) et de Deirez-Zor par les troupes gouvernementales, nombre de ses combattants restent présents dans l’est du pays. Des enclaves demeurent encore hors du contrôle des autorités syriennes : dans la région d’Idlib s’est installé un véritable gouvernement islamiste, le « gouvernement du salut », dominé de fait par Hayat Tahrir al-Cham, fort de ses 30 000 combattants. Mais celui-ci voit son influence contestée par des groupes salafistes ou l’ASL (Armée syrienne libre). En fait, la géographie des rebelles est en constante évolution. D’une part il existe une grande porosité entre les groupes, dont la dénomination est d’ailleurs évolutive : de nombreux combattants se déplacent, en fonction notamment des rémunérations proposées. Par ailleurs, entre les groupes, les alliances se font ou se défont au gré des circonstances, y compris entre les groupes djihadistes et les autres. Il en résulte un « paysage » de la rébellion extrêmement fluctuant.
Ainsi la Syrie est-elle devenue un champ de bataille qui a débouché sur l’éclatement de toutes ses structures, qu’elles soient politiques, administratives, ethniques, sociales ou économiques. L’administration du pays est totalement perturbée, même si le pouvoir s’efforce de maintenir son autorité, notamment en assurant le paiement des fonctionnaires, y compris dans des régions où il ne contrôle pas la situation. Aux niveaux ethnique et confessionnel, il existe un profond clivage, qui se produit le plus souvent à l’intérieur des différentes communautés. Les communautés minoritaires – alaouites, chrétiens, ismaéliens, druzes – préfèrent en majorité la « protection » du régime face à la menace représentée par une opposition considérée comme dominée par les islamistes. La communauté sunnite, elle, paraît profondément divisée, la majorité contestant le régime en place. Sur le plan social, comme on l’a vu, près de la moitié de la population se trouve déplacée ou en exil : une part significative de l’élite a quitté le pays. Quant à l’économie, elle est largement sinistrée : l’activité industrielle comme agricole fonctionne au ralenti et reste fortement dépendante des approvisionnements extérieurs, notamment en provenance de Russie.
Cette guerre, civile au départ, s’est complexifiée et a vu ses acteurs se multiplier. Elle est devenue depuis cinq ans une guerre où s’opposent par procuration des puissances régionales, pour déboucher aujourd’hui sur un confit d’envergure internationale. L’opposition au régime, d’abord « modérée », se radicalise dès 2012 avec le développement des groupes djihadistes se réclamant d’al-Qaïda puis, à partir de 2014, de l’organisation État islamique. Les Kurdes syriens profitent de ce désordre pour essayer de créer dans le nord une zone autonome, le Rojava, bénéficiant d’une attitude ambiguë du régime[5]. Cependant des acteurs régionaux s’impliquent de plus en plus sur le terrain à partir de 2013 : la République islamique d’Iran, qui conserve une « alliance stratégique » avec la famille Assad depuis 1980 ; la Turquie, dont les objectifs évoluent d’une déstabilisation du régime à une lutte déterminée contre les Kurdes du PYG, émanation du PKK [considéré comme terroriste par Ankara, ndlr[6]] ; et plus récemment Israël, inquiet de voir l’Iran étendre son influence et manifester sa présence dans sa proximité immédiate. La Russie, qui entretient depuis l’époque soviétique de forts liens de coopération avec la Syrie, apporte une aide massive, d’abord économique et financière, puis également militaire avec un engagement direct de son aviation à partir de septembre 2015. Quant aux pays occidentaux, seuls les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France se sont véritablement engagés, avec une détermination à géométrie variable sans qu’une véritable stratégie n’ait été définie.
De fait, on peut considérer qu’au total une dizaine de conflits se sont superposés et se superposent encore en Syrie, interagissant entre eux et suscitant des alliances parfois contre nature : opposition modérée ou radicalisée contre le régime ; groupes radicaux entre eux ; groupes radicaux contre groupes salafistes ou modérés ; Kurdes contre l’organisation État islamique ; Turquie contre Kurdes ; Kurdes contre groupes arabes ; Russie en appui des forces gouvernementales contre les groupes « terroristes » ; États-Unis contre l’État islamique puis contre l’Iran ; plus récemment, forces du régime contre la Turquie, Israël contre les milices chiites et la force al-Qods.
Ainsi la carte de la Syrie ressemble-t-elle à une mosaïque de territoires et à une succession de champs de bataille aux multiples acteurs locaux ou extérieurs, créant une situation de grande confusion qui conduit à s’interroger sur la possibilité de reconstituer l’unité du pays. La Syrie est devenue un État failli dont la pérennité même est mise en cause. Aucun des acteurs toujours plus nombreux qui interviennent ne semble capable, à supposer qu’il le veuille, de contrôler la situation. Comme en est-on arrivé là ? Cette situation tragique s’explique par la conjonction de différents facteurs.
Des responsabilités partagées
Le régime syrien, par la brutalité de sa répression et son refus de la moindre ouverture à l’égard de l’opposition, porte naturellement une lourde responsabilité. Il n’a pas hésité à mener la politique du pire, en libérant les éléments djihadistes qu’il détenait en prison. D’emblée, il a considéré que tous les opposants étaient des « terroristes » et s’est affiché comme l’unique rempart contre ceux-ci[7]. Sa répression a été particulièrement brutale, en développant des bombardements indiscriminés avec l’appui de l’aviation russe, en ayant recours aux gaz de combat, en utilisant l’arme de la faim pour réduire les enclaves rebelles, provoquant ainsi des pertes civiles importantes. En outre, soutenu par une partie significative de la population, le pouvoir a pu s’appuyer sur les réseaux du parti Baath et ses puissants services de renseignements – les tristement célèbres moukhabarat. Il a ainsi démontré une capacité de résilience qui a été sous-estimée du côté occidental.
L’opposition, malgré un certain élargissement, n’a pas été capable de se fédérer et d’inclure toutes ses composantes. Elle n’a pas su trouver une personnalité qui s’impose et comptait une majorité d’exilés déconnectés de la réalité du pays. Faute de défections significatives de personnalités de premier plan, à quelques exceptions près – Riad Hijab, ancien Premier ministre, ou Abdallah Dardari, ancien ministre et ami personnel de Bachar Al Assad –, la Coalition nationale syrienne a manqué de représentativité. Ainsi le Conseil national syrien, qui regroupe l’opposition modérée, n’a-t-il été reconnu que par sept pays. Ceci explique que les « Amis de la Syrie », c’est-à-dire essentiellement certains pays occidentaux ou les États arabes hostiles au régime, ne lui aient pas donné les moyens, notamment militaires, pour lui permettre de se défendre. À cet égard, l’absence de livraison aux combattants de l’opposition de batteries anti-aériennes, notamment sous forme de missiles sol-air, a permis au régime de toujours conserver la maîtrise du ciel. Le refus des États-Unis et de la France d’instaurer une zone d’exclusion aérienne a joué dans le même sens. L’Arabie Saoudite a également contribué à l’émiettement des forces de l’opposition, en concentrant son soutien sur des groupes salafistes, notamment Jaïch al-Islam. Malgré l’élargissement à d’autres groupes au sein du Haut conseil de négociations, l’opposition n’est jamais parvenue à affirmer ni sa cohésion ni sa crédibilité.
La détermination montrée par la Russie comme par l’Iran de soutenir le régime non seulement politiquement, mais de plus en plus militairement, a été sous-estimée. Pour la Russie, il s’agit de conserver une influence dans un des rares pays du Moyen-Orient où elle a réussi à maintenir un ancrage historique remontant à plusieurs décennies. Cet appui s’est manifesté au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU, en empêchant l’adoption de toutes sanctions significatives contre la Syrie : la Russie a ainsi opposé son veto à douze reprises depuis 2011. Cet appui a été également économique, à travers des livraisons de céréales et de pétrole. Il a été enfin militaire par la présence de « conseillers » et de mercenaires, la fourniture de munitions et de matériel, puis par l’engagement direct à partir de septembre 2015 sous forme de frappes aériennes massives. Cet engagement est également diplomatique, mais le processus entamé avec la Turquie et l’Iran à Astana et poursuivi à Sotchi a débouché sur un double échec. La conférence du 31 janvier 2018 à Sotchi a tourné au fiasco et plusieurs « zones de désescalade » sont en feu. Il n’empêche que la Russie est devenue en Syrie et dans tout le Moyen-Orient un acteur incontournable, même si son influence doit être partagée avec celle de l’Iran. Quant à ce dernier, il a conclu, dès l’origine de la République islamique, une alliance stratégique avec la Syrie. Son appui a été multiforme et essentiellement militaire : coopération dans le domaine du renseignement et de la cyber-sécurité ; formation et encadrement de milices locales envoi de combattants du Hezbollah libanais et de « volontaires » irakiens afghans, pakistanais et iraniens, soit au total plus de 20000 hommes qu’il a recrutés et financés ; envoi d’éléments de la force al-Qods.
Face à cette détermination, les pays occidentaux se sont montrés flottants, pusillanimes et inefficaces. La plupart d’entre eux, par-delà une rhétorique d’indignation, se sont gardés de s’impliquer de façon concrète. On a sans doute surestimé la volonté des États-Unis de s’engager dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient, alors que la politique de président Obama était précisément de s’extraire du bourbier moyen-oriental où son prédécesseur les avait entraînés, tant en Irak qu’en Afghanistan. Tourné vers une politique visant à contrer la Chine dans le Pacifique, il n’a pas caché que les intérêts majeurs des États-Unis n’étaient pas affectés par la situation en Syrie. La reculade du président Obama en août 2013, alors que les « lignes rouges » préalablement définies avaient été franchies, n’aurait pas dû être une surprise. Elle a été interprétée par la Russie et l’Iran comme une sorte désintéressement à l’égard de cette zone, voire d’un « feu vert » implicite à intervenir de façon active. Ainsi, jusqu’à une date récente, les États-Unis n’ont-ils assuré qu’un service minimum : leur priorité était la lutte contre l’organisation État islamique, en appuyant et armant les Kurdes du PYD, au détriment des intérêts de leur allié turc. Le départ de Bachar Al Assad n’était plus rappelé que pour mémoire. Il semblait qu’ils avaient en quelque sorte « sous-traité » le dossier syrien à la Russie.
Au départ, l’administration Trump a semblé suivre la même voie. Cependant, l’utilisation de gaz sarin par l’armée syrienne à Khan Cheikoun en avril 2017 a suscité une réaction militaire américaine spectaculaire, quoique symbolique. Après ses déclarations du 17 janvier 2018 et la longue tournée du secrétaire d’État Rex Tillerson au Moyen-Orient, une nouvelle stratégie semblait être définie avec trois objectifs : combattre le terrorisme, contrer l’Iran et assurer la sécurité d’Israël. En outre, les États-Unis avaient annoncé qu’ils allaient entraîner et équiper 30 000 Kurdes dans le nord de la Syrie pour poursuivre la lutte contre Daech, provoquant de vives réactions de la Turquie et de la Russie, tandis que le président Trump déclarait de son côté à plusieurs reprises que les troupes américaines allaient quitter la Syrie. Ainsi l’incertitude demeure-t-elle compte tenu de ces déclarations d’intention contradictoires[8].
Les frappes menées conjointement dans la nuit du 13 au 14 avril dernier par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne à la suite de l’utilisation de l’arme chimique dans la Ghouta orientale marquent-elles une nouvelle phase dans le conflit et un réengagement des trois pays dans la zone ? Rien n’est moins sûr. Elles manifestent tout d’abord la volonté de retrouver une crédibilité après leur défaillance d’août 2013, et visent à dissuader tout usage ultérieur d’armes chimiques. Cependant, limitées aux sites de stockage et de fabrication, elles n’ont eu qu’une portée symbolique et n’ont pas affaibli le régime – bien au contraire. Le fait qu’elles aient été effectuées sans l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies constitue un précédent regrettable, notamment pour la France, traditionnellement attachée au respect de la légalité internationale.
Pour leur part, les pays du Golfe ont eu tendance à concentrer leur aide sur des groupes islamistes. C’est le cas de l’Arabie Saoudite et du Koweït, qui ont misé davantage sur les salafistes tels qu’Ahrar al-Cham et Jaïch al-islam qu’ils forment et arment. Le Qatar, lui, soutient de plus en plus exclusivement des groupes proches des Frères musulmans, comme Faylak al-Rahmane. Dans un souci d’efficacité, ils les laissent se coordonner voire s’allier au sein de l’éphémère Armée de la Conquête, avec ceux qui relèvent de la mouvance d’al-Qaïda ou sa nouvelle émanation, Tahrir al Cham. Ils ont ainsi contribué à la radicalisation des groupes qu’ils soutenaient et donc à faire le jeu d’al-Qaïda[9].
Un bouleversement géopolitique
Dans le jeu géopolitique qui se déploie au Moyen-Orient, il est clair qu’il y a une nouvelle donne qui ne s’établit pas en faveur des pays occidentaux malgré les récentes frappes punitives. La Russie et l’Iran ont gagné en influence. Les Kurdes ont réussi à affirmer leur identité, avec l’objectif de créer une entité autonome. La Turquie a dû revoir complètement sa stratégie après l’échec de sa diplomatie néo-ottomane. Les États-Unis et l’Europe, particulièrement la France, s’efforcent de revenir dans le jeu après avoir été marginalisés. Israël, nouvel acteur dans le jeu, est sur la défensive et voit sa sécurité remise en cause par une menace iranienne rapprochée. Les Nations unies sont en retrait et soufrent des désaccords entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.
La Russie a donc réussi à maintenir son ancrage en Syrie, et même à y renforcer sa présence : elle a joué un rôle décisif dans la reconquête des territoires par le régime, qu’il s’agisse de Palmyre, d’Alep ou de la Ghouta. Dès le début de la crise, en 2011, l’envoyé spécial russe Mikaïl Bodganov avait assuré que son pays n’était pas spécialement attaché au maintien en place de Bachar Al Assad et que son souci était d’éviter que, comme en Irak, le pays ne sombre dans le chaos. La politique menée depuis lors par la Russie n’indique pas qu’elle ait recherché activement à mettre en place une autre personnalité qui préserverait ses intérêts. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, les relations avec le président syrien ont connu des périodes de tension et que certaines initiatives prises par ce dernier l’étaient sans concertation avec Moscou. Il n’en reste pas moins que la Russie, qui lui a apporté un appui militaire massif depuis septembre 2015, dispose théoriquement de moyens pour convaincre Bachar Al Assad de la nécessité de trouver une solution politique qui pourrait impliquer son départ. Mais les relations entre les présidents russe et syrien ne sont pas simples. Assad n’est pas une marionnette entre les mains de Vladimir Poutine et les sources de tensions entre Moscou et Damas sont fréquentes. Par ailleurs, la Russie doit tenir compte de point de vue de l’Iran, très présent sur le terrain et au sein des structures du pouvoir à Damas. Or, sur de nombreux sujets, les positions russe et iranienne ne coïncident pas. Il existe maintenant un risque d’enlisement faute de perspective de solution politique.
L’Iran, à travers les troupes au sol qu’il entraîne, équipe et finance, a encore accru en Syrie son influence non seulement militaire, mais également politique et économique. Exploitant l’opportunité de cette guerre, il a réussi à conforter dans le Moyen-Orient arabe une présence qui lui permet d’assurer une continuité territoriale de Téhéran à Naqoura, à la frontière libano-israélienne. Il ne cache pas sa volonté de pérenniser sa présence militaire en installant des bases, comme à Jabal al-Charqi, à proximité de Damas, et de disposer d’une fenêtre sur la Méditerranée.
Par leur jeu ambigu, les Kurdes syriens, dirigés par le PYD, ont bénéficié à la fois d’une certaine complaisance du régime syrien et d’un soutien américain aérien et terrestre, et ont réussi à se constituer un territoire autonome continu de Qamichli à Manbij. Seule l’intervention de l’armée turque initiée en janvier 2018 les a empêchés de prolonger ce territoire jusqu’à Afrin, ville située à l’extrême nord-ouest du pays. Cependant la partie est encore loin d’être gagnée : les populations arabes enclavées dans ce périmètre résistent à toute tentative de nettoyage ethnique ; l’affrontement en cours avec l’armée turque risque de se prolonger et peut tourner au désavantage des Kurdes s’ils sont lâchés par les États-Unis.
La Turquie, qui avait connu une phase d’expansion de son infuence avec la politique néo-ottomane d’Ahmed Davutoǧlu[10] et les débuts des printemps arabes, se trouve actuellement confrontée à de graves défis liés à la guerre en Syrie. Celle-ci a eu plusieurs conséquences : une montée en puissance des Kurdes syriens, le développement sur le sol turc d’un terrorisme provenant de l’organisation État islamique, la dégradation de ses relations avec l’Iran, l’accueil d’un afflux de plusieurs millions de réfugiés syriens et une crise ouverte avec son allié américain à l’Otan. Ces éléments ont d’ores et déjà des effets déstabilisateurs qui s’ajoutent aux conséquences du coup d’État manqué de juillet 2016 et à la violence de la répression menée par le président Erdoǧan. Si une alliance de circonstance est affichée avec la Russie, il n’est pas sûr qu’elle soit durable tant les intérêts des deux pays divergent sur de nombreux points. Dans l’immédiat la Russie a laissé la Turquie porter la guerre dans la partie nord de la Syrie contre les forces kurdes. Cependant, fait nouveau, Ankara se trouve en affrontement direct avec l’armée syrienne.
Les États-Unis et les pays européens restent largement marginalisés dans un confit avec une politique flottante aux objectifs parfois peu réalistes. La reculade du président Obama en août 2013 a eu non seulement une conséquence immédiate – l’absence d’intervention militaire – mais aussi des effets autrement plus sérieux. Comme on l’a vu, l’inaction des États-Unis leur a fait perdre toute crédibilité dans le règlement de l’affaire syrienne et a incité la Russie à s’engager encore davantage aux côtés du régime. Le retour annoncé des États-Unis de l’ère Trump doit passer de la rhétorique aux actes pour leur permettre de retrouver une certaine crédibilité. Pour sa part, l’Europe est totalement absente, sauf pour contribuer à financer l’aide humanitaire. La majorité des 28, dont l’Allemagne, a été dès le départ hostile à tout engagement en Syrie. La France, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, se sont davantage impliqués mais, d’ores et déjà, plusieurs pays européens ont repris langue avec le régime, notamment l’Italie et l’Allemagne. Quant à la France, elle s’est trouvée écartée aussi bien des pourparlers directs entre Russie et États-Unis que des rencontres élargies à la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Iran et l’Égypte.
Israël, qui était resté neutre jusqu’à une date récente, voit sa sécurité immédiate se dégrader sur sa frontière du Golan [avec la Syrie]. Pendant longtemps, l’État hébreu, qui ne pouvait que se féliciter du calme qui régnait sur cette frontière, ne cachait pas sa préférence pour le statu quo. Il n’intervenait que ponctuellement, soit pour détruire tout début d’installation nucléaire en Syrie – par exemple en 2007 – soit pour intercepter, avec un succès inégal, l’approvisionnement du Hezbollah en armements, notamment en missiles. La situation est en train de changer, compte tenu de la présence croissante de milices chiites sur le Golan, voire d’éléments de la Brigade al-Qods [téléguidée par l’Iran]. Par ailleurs, si le Hezbollah est moins actif au Liban-Sud et s’il a subi des pertes dans ses combats contre les « terroristes » sunnites, ses troupes se sont aguerries et son arsenal s’est considérablement développé. Ceci conduira-t-il à un engagement militaire direct d’Israël en Syrie ? L’intervention du 10 février 2018, qui s’est traduite par la perte d’un avion israélien F 16, puis celle du 9 avril contre la base T 4 tenue par des forces iraniennes, peut le laisser penser. Il est clair que l’État hébreu a un compte à régler avec le Hezbollah depuis 2006 et ne peut rester passif devant les incursions de l’Iran à ses portes : des lignes rouges ont été fixées par les autorités israéliennes, notamment le refus de toute base permanente iranienne sur le sol syrien, l’absence de toute milice sous contrôle de Téhéran sur la partie syrienne du Golan et a fortiori de toute présence iranienne. Les attaques récentes ont valeur d’avertissement. Néanmoins l’entretien téléphonique tendu entre le président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou le 30 avril dernier, avant leur rencontre du 9 mai, laisse penser que celui-ci a également fixé ses propres lignes rouges à son interlocuteur, qui devrait compter sur une réaction probable de l’armée syrienne, appuyée par des conseillers russes.
Quant aux Nations unies, elles demeurent en retrait malgré les efforts des secrétaires généraux successifs pour faire parvenir l’aide humanitaire aux populations sinistrées et enclencher un processus politique. Trois envoyés spéciaux, et non des moindres – Kof Annan, Lakhdar Brahimi et Stafan de Mistura – n’ont pu jusque-là mener à bien leur mission. Le dernier n’a même pas pu atteindre son objectif minimal, qui était l’institution d’une trêve à caractère humanitaire, notamment à Alep. Il est vrai que les États membres, en particulier les membres permanents du Conseil de sécurité, ne leur ont pas facilité la tâche.
Quelles orientations pour l’avenir ?
La situation de chaos que traverse le Moyen-Orient, sans équivalent dans son histoire récente, semble hors du contrôle des gouvernements locaux comme des grandes puissances. Il en est ainsi de la guerre civile en Syrie qui, malgré le succès militaire indéniable mais particulièrement brutal du régime à Alep et dans la Ghouta, ne peut se substituer à une solution politique, la seule de nature à assurer le retour à la stabilité et à l’unité du pays. Comme l’a déclaré le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian le 20 février 2018, le pire est peut-être à venir. Si le régime entend reconquérir militairement les zones encore sous contrôle rebelle, les difficultés pour rétablir son emprise sur la Ghouta orientale montrent la difficulté de la tâche. La réduction de l’enclave d’Idlib, peuplée de 2,5 millions d’habitants et où se sont regroupés plus de 30 000 rebelles, dont une majorité appartient à des groupes djihadistes, risque d’être encore plus violente.
Ainsi une solution politique devient-elle de plus en plus urgente. La gravité de la situation actuelle, l’horreur des combats, la brutalité des méthodes de guerre utilisées, le caractère contre-nature des alliances conclues, l’instrumentalisation ou le jeu ambigu mené avec les groupes djihadistes, l’agrégation d’un nombre croissant de pays dans la guerre, la transgression assumée de la légalité internationale de part et d’autre plaident en faveur de l’arrêt des affrontements. Ceux-ci ne peuvent que prolonger le chaos où il n’y aura que des perdants.
La situation actuelle offre peut-être une opportunité et les frappes du 13 avril constituent un élément nouveau. Cette guerre coûte cher à la Russie comme à l’Iran, alors que ces pays doivent faire face en interne à de sérieux défis économiques et sociaux ; la Russie menace de s’enliser dans un confit qu’elle ne peut à l’évidence contrôler seule. Si les frappes punitives effectuées dans la nuit du 13 au 14 avril [contre des installations chimiques syriennes] semblent indiquer une nouvelle implication des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France dans le confit, les trois pays concernés ne poursuivent pas les mêmes objectifs. S’agissant des États-Unis, l’incertitude demeure sur un réengagement en Syrie alors que le président Trump confirme sa volonté d’en retirer les troupes américaines. Le Royaume-Uni n’a participé aux frappes que par suivisme atlantique. Seule la France semble esquisser une stratégie, avec sa volonté de revenir dans le jeu et de faire avancer des solutions sur les trois volets – politique, chimique, humanitaire – de la tragédie syrienne[11]. Ceci passerait par une concertation avec la Russie, mais il n’est pas sûr qu’elle s’y prête. Même si les frappes ont été en quelque sorte « co-gérées » avec Moscou, elles ont été ressenties comme une « insulte au président russe », pour reprendre l’expression utilisée par l’ambassadeur à Washington.
Lors de sa rencontre du 27 février dernier avec son homologue russe, Jean-Yves le Drian avait souligné les convergences qui existent entre Paris et Moscou sur les objectifs à poursuivre : lutte contre le terrorisme, recherche d’une solution politique sous les auspices des Nations unies, attachement à l’unité de la Syrie et à ses frontières actuelles, nécessité d’éviter tout élargissement du conflit à son environnement régional et international, nécessité enfin d’inclure toutes les parties dans la négociation. La difficulté est évidemment à présent de passer des principes aux modalités de mise en œuvre. Le voyage du président Macron prévu fin mai à Saint-Pétersbourg et sa rencontre avec Vladimir Poutine permettront peut-être de voir si la Russie, malgré ce camoufet, acceptera une véritable concertation qui pourrait conduire à une solution politique de la tragédie syrienne. Toutefois une telle solution politique suppose une approche qui tienne compte des réalités et des rapports de force : elle passe donc par des discussions qui ne peuvent être qu’inclusives, c’est-à-dire qui rassemblent toutes les parties concernées. Un dialogue exclusif russo-américain est condamné à l’échec, à l’instar du processus d’Astana, limité à seulement trois pays (Russie, Iran et Turquie). De même, des pourparlers dont seraient exclus l’Iran ou la Syrie ne conduiraient qu’à une impasse.
La gravité de la situation justifie que l’on implique les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et que le format « 5+1 » (plus l’Allemagne), qui a conduit à l’accord nucléaire du 14 juillet 2015 avec l’Iran, soit le cadre de négociations qui devraient également impliquer la Syrie, l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, la Jordanie et l’Égypte. Elles devraient aborder les points suivants : définition des objectifs recherchés ; établissement d’une trêve durable ; accès des convois humanitaires sur tout le territoire syrien ; actions terrestres et aériennes conjointes contre les groupes de la mouvance d’al-Qaïda comme de l’EI ; remise sur les rails, sans exclusive ni préalable visant la personne de Bachar Al Assad, du processus de Genève, qui pourrait déboucher sur une nouvelle Constitution prévoyant une certaine décentralisation des compétences des 14 gouvernorats syriens ; enfin, définition d’un programme de reconstruction avec l’appui des institutions financières internationales, y compris les fonds de développement des pays du Golfe.
Cependant, une négociation sur la Syrie doit s’inscrire dans le cadre beaucoup plus vaste d’un Moyen-Orient où s’affrontent de plus en plus ouvertement, d’une part l’Iran et de l’autre, une coalition réunissant Israël, les États-Unis et l’Arabie Saoudite, qui affichent leur volonté d’imposer un changement de régime (regime change) à Téhéran. Car il apparaît de plus en plus clairement que la tragédie syrienne ne se réglera pas sans une approche globale de l’ensemble des problèmes du Moyen-Orient ; il s’agit d’une œuvre de longue haleine qui rencontrera de nombreux obstacles, à commencer par l’absence de confiance entre les différentes parties prenantes.
References
Par : Denis BAUCHARD
Source : Les Cahiers de l'Orient
Mots-clefs : bilan géopolitique, Conflit, Djihadisme, interventions militaires;, Kurdes, puissances régionales, Syrie