Les migrations climatiques à l’épreuve du « schisme de réalité »

Mis en ligne le 17 Juil 2018

Cet article aborde la question de la prise en compte politique des conséquences migratoires des changements climatiques. L’auteure met en lumière un décalage entre les délais de cette réponse politique, la rapidité du changement climatique et la violence croissante des catastrophes naturelles, alors même que ces catastrophes sont le premier facteur de déplacement des populations dans le monde.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Dr Alice Baillat , « Les migrations climatiques à l’épreuve du « schisme de réalité » « , IRIS.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’IRIS


Comme chaque année, le rapport de l’International Displacement Monitoring Centre (IDMC), rendu public à Genève le 18 mai 2018, dresse le bilan des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays dans le monde [1]. Pour la dixième année consécutive, les catastrophes naturelles sont, devant les conflits et les autres formes de violence, le premier facteur de déplacement interne de population en 2017. Une situation qui ne risque guère de changer avec l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des épisodes climatiques extrêmes provoquée par le réchauffement  planétaire.

LES CATASTROPHES NATURELLES, PREMIÈRE CAUSE DE DÉPLACEMENT FORCÉ DE POPULATIONS, DEVANT LES CONFLITS

L’année 2017 a encore battu des records en termes de catastrophes naturelles, notamment dans l’océan Atlantique où la saison des ouragans n’a jamais été aussi violente depuis 2005. Elle se classerait ainsi au 7e rang des saisons les plus actives depuis…1851. Au total, dix ouragans ont frappé en 2017 vingt pays et territoires de cette région, dont six atteignant voire dépassant la catégorie 3 de l’échelle de Saffir-Simpson évaluant l’intensité des cyclones et des ouragans [2]. À eux seuls, les trois principaux ouragans Harvey, Irma et Maria ont déplacé plus de 3 millions de personnes en l’espace d’un mois, causant d’autant plus de dégâts que les territoires touchés (îles des Caraïbes, côte est des États-Unis) n’avaient pas encore eu le temps de se relever du passage, en 2016, d’un autre ouragan dévastateur, Matthew, qui avait déjà forcé 2,2 millions de personnes à quitter leur domicile. L’ouragan Irma est le plus puissant jamais enregistré dans l’océan Atlantique, avec des vents atteignant une vitesse de 296 km/h, accompagnés de pluies diluviennes, qui ont causé des dégâts matériels considérables à Cuba, sur la côte est des États-Unis, en République dominicaine, en Haïti, en Guadeloupe et dans les Antilles françaises (Saint-Martin, Saint-Barthélemy).

Si cette série de violents ouragans a marqué les esprits et fait la une des médias à la fin de l’été 2017, aucune région du monde n’a été épargnée par des épisodes climatiques extrêmes, qu’il s’agisse d’inondations, de tempêtes ou de cyclones tropicaux. Au total, 18,8 millions de personnes ont été déplacées par des catastrophes naturelles en 2017, dans 135 pays, selon le dernier rapport de l’IDMC. Les déplacements les plus conséquents se sont produits en Chine (4,5 millions de personnes), aux Philippines (2,5 millions), à Cuba (1,7 million), aux États-Unis (1,7 million) et en Inde (1,3 million). Pour la première fois, le rapport de l’IDMC a pu également comptabiliser les personnes déplacées par les sécheresses, soit 1,3 million en 2017, principalement dans la Corne de l’Afrique.

Ces chiffres vertigineux dépassent depuis au moins dix ans ceux liés aux déplacements internes provoqués par des conflits dans le monde, qui concernent 11,8 millions de personnes en 2017 (voir graphique). Et selon les prévisions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la probabilité que ces déplacements internes liés aux catastrophes naturelles augmentent dans le futur est grande.

Figure 1: Personnes déplacées à l’intérieur de leur pays dans le monde (2008-2017). Source : IDMC, 2018

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DANS UN MONDE PLUS CHAUD, DES CYCLONES PLUS NOMBREUX ET PLUS INTENSES

La concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, qui piège la chaleur renvoyée par la Terre et réchauffe les eaux des océans, augmente en effet la probabilité d’apparition de cyclones de plus en plus violents. Les ouragans, typhons et cyclones se formant lorsque les eaux de surface excèdent 26°C, il est probable que des épisodes extrêmes comme Harvey, Irma et Maria se multiplient dans le futur. Une récente étude montre que le nombre de tempêtes (cyclones et ouragans) dont les vents dépassent les 200km/h a déjà été multiplié par deux depuis 1980, et par trois pour celles atteignant au moins les 250 km/h [3]. Le réchauffement planétaire va aussi conduire à des modifications de trajectoire de ces tempêtes dévastatrices, qui pourraient, de plus en plus, toucher l’Europe occidentale et la côte nord-est des États-Unis [4].

Ces tendances amènent aujourd’hui des scientifiques à demander l’ajout d’une 6e catégorie sur l’échelle de Saffir-Simpson, dédiée aux cyclones atteignant des vents égaux ou supérieurs à 300 km/h [5]. D’autres appellent à une révision complète de cette échelle, celle-ci ne tenant pas compte des quantités de pluies qui sont tombées, qui peuvent être destructrices sans que les vents soient nécessairement très violents.

UN « SCHISME DE RÉALITÉ » OU LE DÉCALAGE ENTRE LA RAPIDITÉ DES CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET LA LENTEUR DE L’ACTION POLITIQUE

Alors que les catastrophes naturelles et les déplacements de population qu’elles entraînent sont toujours plus fréquents et nombreux, on ne peut cependant que constater le décalage entre cette réalité et l’ambition des réponses politiques apportées jusqu’à présent. Le chemin à parcourir pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris (limiter la hausse de la température moyenne à la surface de la planète en dessous des 2°C voire des 1,5°C avant 2100) est encore long et ponctué d’obstacles, ce qui laisse planer de grosses incertitudes quant à la capacité des États à enrayer la hausse des températures à temps pour éviter des impacts sévères, généralisés et irréversibles du réchauffement planétaire.

Il en va de même de la capacité des gouvernements à adopter des politiques migratoires aptes à prendre en compte des mouvements de population de grande ampleur, et auxquels il faut ajouter toutes les personnes quittant leur domicile pour d’autres dégradations environnementales progressives moins visibles que les catastrophes naturelles (érosion, salinisation des sols, etc.) et non comptabilisées par l’IDMC. La dégradation des terres aura notamment un impact considérable sur la stabilité des populations. Un rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) – autrement appelée « GIEC de la biodiversité » – a tiré la sonnette d’alarme en mars 2018 en estimant que d’ici 2050, 90% des terres de la planète seraient partiellement ou fortement dégradées [6]. Et parmi les 10% restants, une partie sera inexploitable, car il s’agira de déserts, de régions montagneuses ou de territoires polaires. De son côté, une étude de la Banque mondiale parue en mars 2018 a estimé qu’en 2050, le nombre de migrants climatiques pourrait s’élever à 143 millions rien qu’en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et en Amérique latine, mais que ce chiffre pouvait être réduit de 80% si des mesures adéquates d’atténuation et d’adaptation au changement climatique étaient prises dès maintenant [7].

Le principe de précaution devrait donc s’imposer, mais les avancées politiques restent pourtant trop lentes et confirment la thèse du « schisme de réalité » avancée par Stefan Aykut et Amy Dahan [8]. Ces auteurs avancent l’idée d’une déconnexion du régime de gouvernance climatique mis en place il y a plus de vingt-cinq ans lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992 avec le monde réel. Alors que ce dernier est en proie à des mutations économiques, sociales, politiques, environnementales et démographiques rapides, le premier se retrouve au contraire paralysé par la lenteur du processus décisionnel onusien, qui exige la recherche du consensus entre 195 États.

Certes, plusieurs initiatives visant à réduire le nombre et à protéger les personnes déplacées par des impacts des changements climatiques vont dans le bon sens. Une Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes a été mise en place en 2015 pour assurer le suivi du travail engagé par l’Initiative Nansen et mettre en œuvre l’Agenda pour la protection adopté en octobre 2015 [9]. Un groupe de travail spécial (task force) sur les déplacements de population liés aux effets néfastes des changements climatiques a vu le jour en mars 2017, à la suite d’une décision adoptée dans l’Accord de Paris en décembre 2015. Ce groupe rassemble des organes onusiens (OIM, HCR, CCNUCC), la Plateforme mentionnée précédemment et des experts. Il vise à produire des recommandations pour éviter, réduire et sinon encadrer ces migrations forcées. Mais on peut craindre que ces deux initiatives n’aboutissent qu’à des résultats limités. La Plateforme demeure un processus intergouvernemental reposant sur la consultation volontaire et le soft law, ce qui présente des avantages pour encourager la  discussion et le partage d’informations, mais doit s’accompagner en complément de mécanismes contraignants, relevant du hard law, pour permettre une protection effective et généralisée de ces migrants. Les recommandations du groupe de travail spécial devront, quant à elles, être suivies et traduites en mesures concrètes par les États pour dépasser le stade du symbolique.

En décembre 2018, le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (Global Compact on Safe, Orderly and Regular Migration) devrait aussi être adopté à l’Assemblée générale des Nations unies. Il est censé définir la première réglementation internationale apte à prendre en compte la complexité et la diversité croissantes des mouvements de population dans le monde. Il est d’ores et déjà certain que le changement climatique y sera reconnu comme un facteur de déplacement forcé. Reste à voir si ce Pacte sera aussi l’occasion d’offrir un cadre d’action réglementaire harmonisé en la matière, en rassemblant les quelques bonnes pratiques existantes dans le monde (visas humanitaires, protections temporaires, etc.) et en encourageant le développement de nouvelles. Une récente déclaration de la représente spéciale des Nations unies pour les migrations internationales, Louise Arbour, devant le Parlement européen à Bruxelles, annonçant que le Pacte mondial sur les migrations ne constituait pas une réponse adaptée à  l’établissement d’une protection juridique internationale spécifique pour les migrations climatiques, suggère toutefois que le Pacte ne sera pas, une nouvelle fois, à la hauteur des enjeux migratoires contemporains.

INTÉGRATION DES QUESTIONS CLIMATIQUES DANS LES POLITIQUES MIGRATOIRES ET DE DÉFENSE FRANÇAISES : UN PROCESSUS EN COURS

Sans rentrer dans les débats sur le projet français de loi asile et immigration actuellement débattu au Sénat, qui dépassent le cadre de notre propos, on peut noter que cette loi introduit, de manière inédite en France, un article dédié aux migrations climatiques (article 42) prévoyant que l’État devait encourager la poursuite des travaux académiques sur ce sujet et le gouvernement proposer des orientations et un plan d’action associé dans les douze mois qui suivront la promulgation de la loi [10]. Pour le politiste François Gemenne, qui a contribué à la rédaction de cet article 42, il s’agit d’une « déclaration d’intention minimaliste » allant néanmoins dans le bon sens, et sur laquelle on pourra s’appuyer pour construire la suite. Mais le durcissement actuel de la loi asile-immigration par le Sénat ne laisse présager rien de bon pour le futur de cet article qui risque, au mieux, de rester lettre morte, au pire de disparaître de la version finale du texte de loi.

La dernière loi française de programmation militaire (2019-2025) adoptée au Sénat fin mai 2018 ne fait pour sa part qu’effleurer les conséquences des changements climatiques, notamment migratoires, sur la sécurité nationale et internationale [11]. Ces migrations, qu’elles soient internes, régionales ou internationales, sont pourtant source de déstabilisation, comme le démontre le cas syrien. Des études ont en effet souligné le rôle de la sécheresse qui a frappé le pays entre 2007 et 2010, provoquant l’exode rural de plus de 1,5 million de Syriens vers des villes déjà saturées par l’arrivée des réfugiés irakiens. La convergence de ces mouvements de population aurait ainsi contribué à la déstabilisation du pays, nourrie par de multiples autres facteurs d’ordre politique, et conduit à l’émergence du conflit qui perdure depuis 2011 [12]. De façon comparable, les impacts du changement climatique autour du lac Tchad auraient favorisé l’expansion régionale du groupe terroriste Boko Haram, qui se serait nourri de la paupérisation des populations locales et de la multiplication des conflits agro-pastoraux [13]. Il devient ainsi urgent, comme l’a affirmé Pascal Canfin, directeur de WWF France, de moderniser notre vision de la sécurité afin de limiter les conséquences sécuritaires des changements climatiques [14]. Le dernier rapport de WWF France préconise, par exemple, de consacrer une petite partie du budget militaire français (soit 295 milliards pour la période 2019-2025) au financement de l’adaptation des pays les plus vulnérables au changement climatique [15]. Si on peine à imaginer qu’une telle mesure soit prise en compte, au moins à court terme, par les acteurs de la Défense, il s’agirait pourtant d’une dépense publique véritablement utile, car s’attaquant aux causes et non aux conséquences (notamment migratoires) du changement climatique, et juste. Alors que la reconnaissance du changement climatique comme facteur de migration forcée fait trop lentement son chemin dans les différents espaces politiques – nationaux, régionaux, internationaux –, les phénomènes migratoires ne cessent de se complexifier et de s’amplifier dans toutes les régions du monde. Les mesures réactives en matière de gestion des migrations ont été privilégiées jusqu’à présent par les pays, occidentaux notamment, malgré leur échec manifeste à réduire les flux migratoires et à offrir une solution digne et respectueuse des droits des migrants. Il est donc grand temps de faire le choix de l’anticipation en investissant massivement dans les politiques d’adaptation et d’atténuation, et en créant dès maintenant les conditions d’une prise en charge adéquate et humaine de ces migrations amplifiées par les impacts du changement climatique.

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