Cet article sâinterroge sur les effets, les consĂ©quences du Brexit pour le Royaume-Uni, au sein de lâUnion EuropĂ©enne et entre lâUE et ses pĂ©riphĂ©ries. Pour lâauteur, quelle que soit lâissue de la nĂ©gociation, les lignes bougent et des clarifications Ă ces trois niveaux se font jour.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Jean-François Devret, « Le Brexit et la grande Europe », Futuribles.
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Le Brexit et la grande Europe
AprĂšs les tribunes et articles publiĂ©s dans ces colonnes en 2015, 2016 et 2017 [1] , il pourrait paraĂźtre superflu de revenir sur le Brexit, une Ă©chĂ©ance dĂ©sormais Ă court terme (mars 2019). Câest pourtant utile, en raison de la difficultĂ© Ă en mesurer toutes les consĂ©quences sur le long terme et de lâimportance des incertitudes qui en rĂ©sultent : une marche arriĂšre du gouvernement britannique est-elle encore possible [2] ? Quels seront les effets de la nĂ©gociation sur les 27 Ătats membres ? Dans quelle mesure le retrait britannique affecte-t-il les relations entre lâUnion europĂ©enne (UE) et ses pĂ©riphĂ©ries ?
LâhypothĂšse de la marche arriĂšre
Puisque certains experts lâestiment juridiquement possible [3], la presse britannique sâest interrogĂ©e sur la possibilitĂ© de revenir sur lâactivation de lâarticle 50 du traitĂ© [4]. Déçu par le contenu de lâaccord de sortie, le Par le ment pourrait refuser de voter la facture du retrait (withdrawal bill) et obliger le gouvernement Ă retourner Ă la case dĂ©part, Ă©ventuellement aprĂšs un rĂ©fĂ©rendum. Selon Tony Blair [5], le mouvement pourrait aussi venir des 27, effrayĂ©s par les consĂ©quences ca tastrophiques du retrait britannique sur leurs Ă©conomies et la gĂ©opolitique de lâEurope dans son ensemble.
Fin connaisseur de la politique intĂ©rieure britannique, Bagehot [6] ne croit pas Ă cette hypothĂšse. Il pense que la Chambre des lords (800 membres, la deuxiĂšme assemblĂ©e lĂ©gislative du monde aprĂšs celle de la Chine), hostile au Brexit, peut retarder mais non bloquer la withdrawal bill, parce quâen dĂ©mocratie, une assemblĂ©e Ă©lue aura nĂ©cessairement le dernier mot sur lâautre qui ne lâest pas. Il constate que le parti tory reste majoritairement pro Brexit : seulement 25 % de ses membres souhaitent que la Grande Bretagne reste dans le marchĂ© unique et 14 % sont en faveur dâun deuxiĂšme rĂ©fĂ©rendum [7], qui pourrait inverser les rĂ©sultats du prĂ©cĂ©dent. Enfin, sans ĂȘtre majoritairement pro Brexit, il observe que lâopinion nâest pas susceptible de se prononcer dâici 2019 en faveur dâun retour en arriĂšre.
Et comme personne nâa Ă©tĂ© en me sure dâidentifier pour les 27 des effets dramatiques du retrait britannique, il est peu probable que ceux-ci sây opposent, pour autant quâils soient en mesure de le faire puisquâil sâagit dâune initiative unilatĂ©rale de Londres.
Une cohésion inattendue des 27
MenĂ©e par Michel Barnier pour le compte de la Commission, la nĂ©gociation qui a conduit Ă lâaccord prĂ©liminaire de dĂ©cembre 2017 a montrĂ© la cohĂ©sion des Ătats membres. Unis par leur dĂ©sir de ne pas payer Ă la place des Britanniques, ils ont obtenu une grande partie de ce quâils avaient exigĂ© concernant leurs trois prĂ©alables : â Comme on pouvait sây attendre, en dĂ©pit des menaces de Boris John son et des Brexiters, on sâest accordĂ© sur un montant global de lâaddition Ă payer par Londres [8], bien quâil de mande encore Ă ĂȘtre prĂ©cisĂ©. â DâaprĂšs la Commission europĂ©enne, « les citoyens de lâUnion vivant au Royaume-Uni et les citoyens britanniques installĂ©s dans lâUE Ă 27 conserveront les mĂȘmes droits une fois que le Royaume-Uni aura quittĂ© lâUE », ce qui devrait maintenir la compĂ©tence de la cour de justice de lâUE sur ce point, ce dont les Brexiters voulaient se dĂ©barrasser au nom du « taking back control [reprendre le contrĂŽle] ». Cela ne garantit pas le maintien de la libertĂ© dâĂ©tablissement des ressortissants europĂ©ens, qui fera lâobjet des nĂ©gociations ultĂ©rieures. â En fait, sous la pression des unionistes nord-irlandais du DUP (Demo cratic Unionist Party), indispensables Ă Theresa May pour conserver sa majoritĂ©, la question irlandaise a Ă©tĂ© ajournĂ©e : lâaccord juxtapose deux positions contradictoires, car on ne peut dire clairement que le maintien de lâIrlande du Nord dans le marchĂ© unique, suivant des modalitĂ©s qui restent Ă dĂ©terminer, soit la seule solution techniquement possible.
Il sâagit maintenant de dĂ©finir les conditions de maintien dâune association entre lâUE et le Royaume-Uni, dans chacun des chapitres de lâacquis communautaire, dans le cadre dâune nĂ©gociation qui ressemble Ă celles des adhĂ©sions, mais qui ira dans lâautre sens. Bien quâil existe des sensibilitĂ©s trĂšs inĂ©gales suivant les Ătats membres, ils ont intĂ©rĂȘt Ă rester unis, afin de rĂ©sister aux tentatives de « cherry picking [sĂ©lection de ce qui est le mieux] » britanniques qui lui permettraient de garder les avantages sans assumer les devoirs de lâadhĂ©sion
.Ce sera possible, parce que le rapport de forces est diffĂ©rent, Londres Ă©tant en position de demandeur. Dans les nĂ©gociations prĂ©cĂ©dentes, en vue de la rĂ©vision des traitĂ©s, la dĂ©lĂ©gation britannique pouvait ĂȘtre trĂšs exigeante parce quâil fallait absolument un accord Ă lâunanimitĂ©. Elle a pu ainsi manĆuvrer avec une habiletĂ© consommĂ©e pour obtenir des avantages particuliers Ă tous les stades, y compris lors des ratifications, quand un rĂ©fĂ©rendum irlandais ou danois obligeait Ă sâaccorder sur des amendements. Il se pourrait maintenant que quatre dĂ©cennies dâobstruction britannique nâincitent pas les 27 Ă un excĂšs de flexibilitĂ©.
Paradoxalement, le dĂ©part dâun Ătat membre, loin dâentraĂźner une dis location de lâUE, aurait plutĂŽt tendance Ă renforcer sa cohĂ©sion : sâil en Ă©tait encore besoin, câest une preuve de la soliditĂ© du cadre juridique communautaire, qui ne se prĂȘte pas facilement aux dĂ©rogations. En attendant les bagarres du prochain marathon budgĂ©taire, la fixation des perspectives financiĂšres de lâaprĂšs-2020, on peut espĂ©rer que cette cohĂ©sion se maintiendra.
Quel que soit lâaccord final, qui pourrait bien ĂȘtre, au moins provisoirement, une association minimale plus proche des accords euro-helvĂ©tiques que de lâEspace Ă©conomique europĂ©en (EEE), les experts sont unanimes Ă considĂ©rer que les consĂ©quences du Brexit seront plus difficiles Ă gĂ©rer pour les Britanniques que pour les 27. Compte tenu de son dĂ©ficit commercial, du temps qui lui sera nĂ©cessaire pour nĂ©gocier de nouveaux accords commerciaux avec les pays tiers, les experts estiment que lâĂ©conomie britannique aura de la peine Ă trouver des marchĂ©s alternatifs Ă lâUE, mĂȘme en recourant au dumping fiscal et social dâun nouveau « Singapour sur-Tamise ».
Pour le moment, les milieux Ă©conomiques continentaux ne redoutent pas cette concurrence et sont plus intĂ©ressĂ©s par la reprise dâactivitĂ©s qui pourraient quitter le Royaume-Uni. Il est encore trop tĂŽt pour Ă©valuer dâĂ©ventuelles dĂ©localisations industrielles (celles de lâautomobile Ă©tant Ă©troitement dĂ©pendantes du contenu de lâaccord dâassociation). La compĂ©tition pour accueillir deux agences europĂ©ennes, qui a permis Ă Ams ter dam (Agence europĂ©enne du mĂ©dicament) et Ă Paris (Agence bancaire europĂ©enne) de prendre la place de Londres, est un signe des appĂ©tits des continentaux. Il en va de mĂȘme des espoirs plus ou moins raisonnables des places financiĂšres europĂ©ennes pour attirer les activitĂ©s de la City.
Une clarification des relations entre lâUE et ses pĂ©riphĂ©ries ?
Parmi les consĂ©quences gĂ©opolitiques du Brexit, la perspective dâune relance de la construction europĂ©enne figure en premiĂšre place. Comme elle est analysĂ©e par ailleurs dans ce nu mĂ©ro de la revue [9], on nây reviendra pas ici. Compte tenu de la proximitĂ© des prochaines Ă©lections (2019), la fenĂȘtre dâopportunitĂ© ouverte par le dĂ©part des Britanniques serait de courte durĂ©e. Il y a peu de temps pour faire beaucoup, mais aprĂšs des annĂ©es dâeuroscepticisme, sinon dâeurobashing, les conditions dâun renforcement dâune union politique continentale Ă vocation fĂ©dĂ©rale nâont jamais Ă©tĂ© plus favorables, en sâattaquant en prioritĂ© aux faiblesses structurelles de la gestion de lâeuro.
En rĂ©duisant fortement le poids de lâarriĂšre-garde [10], le dĂ©part des Britanniques remet en cause le concept dâune « Europe Ă deux vitesses » dans lequel lâUE sâest enlisĂ©e depuis Maastricht. Pour contourner les rĂ©ticences des eurosceptiques, les partisans de la relance, notamment en France, croyaient nĂ©cessaire de se dissocier de la construction communautaire pour se concentrer sur lâĂ©dification dâune communautĂ© alternative dans le cadre de la zone euro. Ce nâest plus nĂ©cessaire aujourdâhui.
Il nây a plus que deux pays, le Danemark et la SuĂšde qui ne veulent pas rejoindre lâeuro, alors quâils en ont la possibilitĂ©. Il est significatif que les Baltes nâaient pas suivi leurs parrains nordiques dans cette voie, bien que leur accession Ă lâeuro soit le rĂ©sultat dâefforts trĂšs importants et pĂ©nibles pour leur population. Leurs devises suivant de prĂšs les fluctuations de la monnaie unique, lâopting-out de Co pen hague et de Stockholm nâest pas un problĂšme. Quant aux pays qui patientent dans la salle dâattente, les progrĂšs de leur intĂ©gration commerciale avec ceux de la zone euro en font des candidats probables, dĂšs quâils auront satisfait aux critĂšres.
Sâagissant des politiques issues des accords de Schengen, il nây a pas dâalternative au renforcement de la zone de libre circulation. Ă moins de re venir sur les accords de GenĂšve de 1950, compte tenu des pressions mi gratoires, comment Ă©viter la communautarisation de la gestion du droit dâasile ?
Dans les mois Ă venir, ces progrĂšs ne feront pas pour autant reculer le populisme et lâĂ©ventualitĂ© de gouvernements hostiles Ă une nouvelle avancĂ©e europĂ©enne. Mais leur rĂ©sistance risque de sâamoindrir sous lâempire des nĂ©cessitĂ©s.
Au-delĂ des limites actuelles de lâUE, en plaçant explicitement le Royaume-Uni dans la pĂ©riphĂ©rie de lâUE, le Brexit est Ă©galement de na ture Ă clarifier la gĂ©opolitique europĂ©enne. Les limites de lâUE, en question de puis le dĂ©but des annĂ©es 2000 , sont-elles en train de se stabiliser ?[11]
La poursuite des Ă©largissements, une prioritĂ© de la politique britannique pour diluer la construction europĂ©enne dans une zone de libreĂ©change, est compromise par la rarĂ©faction du nombre de candidats. Bien que les pays des Balkans occidentaux, qualifiĂ©s de candidats potentiels de puis 2000, adhĂšrent beaucoup plus lentement que prĂ©vu, leur vocation Ă rejoindre lâUE nâest pas remise en cause. AprĂšs la Croatie et le MontĂ© nĂ©gro, la Serbie suivra le mouvement et les autres viendront un peu plus tard si leur situation interne sâamĂ© liore. Seule la Moldavie, dans une situation trĂšs particuliĂšre entre la Roumanie et les autres membres du partenariat oriental, pourrait sâajouter Ă la liste.
Avec les pays qui ne veulent pas adhĂ©rer, des accords avantageux pour lâUE et acceptables pour ses parte naires ont Ă©tĂ© conclus : aprĂšs les actes manquĂ©s de la NorvĂšge (1973, 1994) et de lâIslande (nĂ©gociations avortĂ©es 2010-2012), lâEEE sâavĂšre un systĂšme durable, sans ĂȘtre un modĂšle pour des pays plus importants de la pĂ©riphĂ©rie qui nâauraient pas des intĂ©rĂȘts aussi convergents avec lâUE.
Suivant ce qui sera nĂ©gociĂ© avec les Britanniques, une forme dâaccord a minima, sans avoir la cohĂ©rence du modĂšle EEE, va se construire, de maniĂšre plus ou moins comparable Ă ce qui fonctionne avec la Suisse. Comme le montre cet exemple, il faut sâattendre Ă une association Ă©volutive, la stabilisation nâĂ©tant pas possible Ă court terme, compte tenu des rĂ©actions Ă©motionnelles dâune partie de lâopinion britannique (comme cela avait Ă©tĂ© le cas en Suisse en 1992 quand une votation sâĂ©tait opposĂ©e Ă la ratification de lâaccord EEE).
PlutĂŽt que confirmer la fin de la nĂ©gociation dâadhĂ©sion surrĂ©aliste en gagĂ©e avec la Turquie depuis 2005, lâUE voudrait se concentrer sur lâamĂ©lioration de lâunion douaniĂšre. Celle-ci fonctionnant Ă lâavantage des deux parties, en dĂ©pit des rĂ©criminations dâAnkara, elle va probablement se maintenir, mais sans modification importante car les efforts pour lâintensifier se heurtent Ă trop dâobstacles, indĂ©pendamment de lâimprĂ©visibilitĂ© du prĂ©sident ErdoÄan.
Ă juste titre, la Russie a toujours estimĂ© que sa gĂ©opolitique ne lui permettait pas dâadopter une trajectoire dâadhĂ©sion, ou mĂȘme dâadoption de tout ou partie du marchĂ© unique, ce qui lâachemine vers un accord Ă©volutif de libre-Ă©change qui devrait convenir aux deux parties
. Restera pour lâUE Ă revoir complĂštement sa politique de voisinage (PEV) en fonction des rĂ©alitĂ©s du mo ment qui ne sont plus celles des an nĂ©es 2000 : le cercle dâamis (ring of friends) est devenu un cercle de feu (ring of fire). Doit ĂȘtre redĂ©fini un schĂ©ma Ă©volutif Ă adapter Ă trois problĂ©matiques :
â Celle des pays du partenariat oriental : lâUE peut dĂ©velopper ses accords dâassociation rĂ©novĂ©s au fur et Ă mesure de leurs progrĂšs vers la dĂ©mocratie et le dĂ©veloppement Ă©conomique, y compris avec un effort de stabilisation des relations avec la Rus sie puisque lâ« étranger proche » est commun aux deux parties (near abroad for both).
â Celle des pays du Maghreb qui nâont pas dâalternative Ă une poursuite du rapprochement avec lâUE, avec qui ils font la plus grande partie de leurs Ă©changes (soit lâextension de la stratĂ©gie marocaine), mais aussi lâintĂ©gration entre les trois principaux pays, un effort qui nâa jamais Ă©tĂ© entrepris dans le passĂ© [12] et qui nâa pas connu de progrĂšs rĂ©cent.
â Celle des pays du bassin oriental de la MĂ©diterranĂ©e et du Moyen Orient : en attendant la stabilisation de la rĂ©gion (Ă laquelle lâUE a contribuĂ© de maniĂšre significative en participant Ă la nĂ©gociation de lâaccord nuclĂ©aire avec lâIran), il nây a pas dâalternative Ă une gestion transactionnelle sur la base dâune stratĂ©gie europĂ©enne pour le Moyen-Orient dans son ensemble, qui reste Ă Ă©tablir par le SEAE (Service europĂ©en pour lâaction extĂ©rieure).
Dans ce contexte, le Brexit apparaĂźt comme un Ă©lĂ©ment de clarification des relations de lâUE avec les pĂ©riphĂ©ries europĂ©ennes, en contribuant Ă la formation dâun cercle de pays qui feraient le choix dâune forme dâassociation sans rechercher pour au tant lâadhĂ©sion. Ă moins dâĂ©vĂ©nements graves et imprĂ©vus (un tel exercice effectuĂ© en 1988 aurait-il produit des rĂ©sultats opĂ©rationnels ?), ce schĂ©ma devrait encadrer lâĂ©volution Ă venir de la « grande Europe. » Il sera prĂ©cisĂ© pour chacun des espaces indiquĂ©s ci-dessus dans les tribunes Ă venir.
References
Par :
Source : Futuribles
Mots-clefs : Brexit, Europe