Défense : Le réveil de l’Europe

Mis en ligne le 27 Sep 2018

GeoStrategia - Le reveil de l'Europe

Cet article met en exergue le nouvel élan récent de l’organisation de la Défense européenne, sur fond de bouleversements du paysage géopolitique et stratégique international. Ce tableau sans concession pointe également les incertitudes qui pèsent encore sur la réalité de ces avancées. L’auteur souligne par ailleurs le rôle d’impulsion et d’animation de la France, avec notamment l’Initiative européenne d’intervention lancée au printemps dernier afin de favoriser l’émergence d’une véritable culture stratégique européenne.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Jean-Dominique Giuliani , « Défense: Le réveil de l’Europe », Question d’Europe n°474, 22 mai 2018, Fondation Robert Schuman.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de la Fondation Robert Schuman


Depuis la fin du Second conflit mondial, l’Europe cherche à se doter d’une politique étrangère et de sécurité qui lui soit propre. La mise en commun des moyens de ses Etats membres est certainement l’un des plus vieux  » serpents de mer  » de la politique européenne.

Au fil des ans, au gré des circonstances, au prix d’initiatives et d’efforts inlassables souvent déçus, cette très délicate question, qui relève de la première mission des Etats, assurer la sécurité de ses citoyens, a très lentement progressé. L’OTAN a été la réponse à la guerre froide, les soubresauts de la dissolution de l’Union soviétique ont été l’occasion d’une première prise de conscience, notamment du fait des guerres dans les Balkans, les changements rapides du contexte géopolitique au tournant du siècle l’ont directement interpelée.

Elle se trouve désormais dans un environnement stratégique complètement nouveau, sur l’échiquier mondial comme à ses frontières.

La nature même de l’Union européenne ne la prédispose pas aux adaptations rapides. Union d’Etats souverains aux histoires et aux identités différentes, elle doit en permanence s’accorder avant d’agir. Son action internationale est par ailleurs limitée par ses fondements : construite pour garantir l’harmonie entre les nations du continent, elle est le contraire d’un empire et s’est refusée jusqu’ici à se penser en puissance. La nouvelle donne internationale l’interpelle donc dans son essence. Elle y répond avec sa lenteur consubstantielle, mais force est de reconnaître qu’elle commence à le faire. Dans la défense, elle s’ébroue.

Depuis 2013, date d’un premier Conseil européen consacré à la Défense [1], les questions concernant sa sécurité font l’objet de discussions et désormais de décisions concrètes. Avec retard, la prise de conscience des Européens est réelle. On constate une accélération indéniable de l’organisation de la Défense européenne. Elle reste à confirmer dans les faits. Elle permet d’envisager de nouvelles perspectives.

Une indéniable accélération

Le contexte géopolitique international n’a plus grand-chose à voir avec celui hérité de l’immédiat après-guerre.

Les rapports de force dans le monde ont considérablement évolué. Le réveil asiatique les a transformés et le développement mieux partagé a fragilisé les institutions internationales, c’est-à-dire les règles acceptées d’un ordre mondial organisé autour de pôles de puissance stables. L’explosion du commerce international, de la circulation des personnes et de l’information ont accru les interdépendances, les innovations scientifiques et leurs rapides diffusions technologiques ont profondément modifié les demandes des opinions publiques et, par voie de conséquence, les contraintes qui pèsent sur l’action des gouvernements.

Pour l’Europe, qui a systématiquement poursuivi son intégration et son élargissement, renforçant sa puissance économique et commerciale, cela s’est traduit par une plus grande implication dans les grands enjeux mondiaux, qu’ils soient commerciaux, environnementaux, politiques ou sociaux. Lui a manqué jusqu’ici les volets diplomatiques et militaires qu’elle s’efforce dorénavant de compléter en urgence.

En effet, aux incertitudes ou surprises stratégiques globales s’ajoutent, pour elle, des pressions à ses frontières. Les conflits, civils ou gelés s’en rapprochent, au Sud, comme à l’Est. Ils questionnent sa capacité à assurer sa sécurité ; ils ont des conséquences directes et indirectes sur sa stabilité interne. Le révisionnisme russe l’interpelle directement, l’islamisme extrémiste porte ses tourments en son sein, la stabilité de l’Afrique, continent voisin, est devenue prioritaire, le terrorisme, la question migratoire, l’interpellation démographique font désormais partie de son quotidien. La prise de conscience des Européens a été lente. Bien que tardive, elle est pourtant réelle. Par exemple, tous les Etats membres ont augmenté leurs budgets de défense en 2016 [2], à l’exception de six d’entre eux [3] alors que le financement de la défense en Europe ne cessait de diminuer depuis les années 90 [4]. Certains d’entre eux, comme l’Estonie, la Lituanie ou la Suède ont rétabli le service militaire obligatoire, que 17 pays européens avaient récemment abrogé, d’autres ont modifié leurs Constitutions ou leurs lois relatives à la défense.

Au niveau des institutions communes, c’est à un véritable réveil qu’on assiste.

Le référendum du 23 juin 2016 demandant la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a eu pour principal effet politique de  » libérer  » les Européens, jusqu’ici empêchés de toute avancée commune en matière de défense par une position britannique dogmatique considérant les velléités européennes comme des remises en cause de l’Alliance atlantique. Plus forte encore fut l’influence du relatif désintérêt et des hésitations américaines. Barack Obama avait déjà théorisé le  » pivot asiatique  » qui portait le regard américain davantage à l’Ouest qu’à l’Est. Donald Trump, semblant remettre en cause la clause de défense mutuelle du Traité de l’OTAN [5] et déclinant son programme  » America first « , a achevé de semer le doute sur le  » parapluie américain  » derrière lequel les Européens s’étaient confortablement abrité depuis 1949.

En outre, les conflits survenus entre-temps, deux guerres en Irak, guerre en Libye, intervention française au Mali se sont déroulées en l’absence de toute position commune européenne et a fortiori d’implication commune sur le terrain. Ils ont relevé de la seule volonté des Etats membres et ont contribué à marginaliser l’échelon européen dans les questions sécuritaires.
Sous la pression de certains Etats membres et grâce à une vision  » plus politique  » voulue par son Président, la Commission européenne et la Haute Représentante pour la politique étrangère et de sécurité commune, Federica Mogherini, ont opéré un véritable changement de vision, une quasi-révolution pour les institutions européennes, que les traités confinaient soigneusement à l’écart des questions de défense et au sein desquelles le mot était quasi-tabou.

La stratégie européenne de sécurité, révisée en 2016 introduisait, pour la première fois dans un texte communautaire, la nécessité pour l’Union de viser à une  » autonomie stratégique  » de l’Europe.

Lui emboitant le pas, le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement décidait de se réunir régulièrement pour examiner les questions de sécurité et approuvait fin 2016 un plan d’action proposé par la Commission européenne. Cette dernière, conformément à ses compétences, apporta alors sa pierre par la voie de propositions concrètes de financement de la recherche de défense, du développement de projets et de soutien aux programmes d’équipement réalisés en coopération. Une Action préparatoire expérimentale était alors lancée pour financer entre 2018 et 2020 des projets coopératifs, un Fonds européen de Défense était proposé, faisant appel à des crédits communautaires, le financement partiel, par le budget européen, d’équipements réalisés en commun par plusieurs Etats membres était proposé. Un règlement, loi européenne, était proposé et devrait être adopté au printemps 2018. Enfin, la Commission européenne, après avoir accepté de financer l’Action préparatoire à concurrence de 90 millions €, envisageait de consacrer dans la période budgétaire 2021-2027, près de 13 milliards € au financement de la recherche de défense, au développement de démonstrateurs et au co-financement de réalisations coopératives.

En abordant les questions de défense par l’économie et le financement, les institutions de l’Union européenne respectent les traités et se cantonnent à leurs compétences. Ces évolutions constituent néanmoins une avancée majeure, rendue possible par l’invocation en 2015, par la France frappée de graves attentats terroristes, pour la première fois aussi, de la clause de solidarité européenne de l’article 42.7 du Traité [6]. En invoquant cette disposition, elle s’impliquait résolument dans la construction d’une défense européenne, volonté revendiquée de manière très volontariste par Emmanuel Macron, le nouveau président qu’elle s’est donnée en 2017. De son côté, l’Allemagne poursuivait ses efforts pour assumer davantage des responsabilités internationales plus conformes à son poids économique. Elle répondait à la demande de la France par l’envoi d’une frégate et de moyens aériens en Méditerranée ; elle augmentait sa présence au Mali où 350 de ses soldats participaient à l’opération européenne de formation (EUTM) et plus de mille autres à l’opération de maintien de la paix de l’ONU (MINUSMA). On ne mesure pas assez ce que ces évolutions représentent pour une Allemagne qui a perdu 54 de ses militaires en Afghanistan alors que son armée demeure sous le contrôle de son Parlement et que son opinion publique reste très réticente à toute intervention extérieure.

Dès lors s’accéléraient les initiatives et 25 Etats membres mettaient en place en décembre 2017, pour la première fois, une  » Coopération structurée permanente  » [7], possibilité offerte par le Traité d’Union européenne de décider à quelques-uns de renforcer leur coopération en matière de défense. 17 projets de recherche et de développements étaient décidés et répartis entre chefs de file et nations intéressées.
D’autres devraient suivre en 2018 où une deuxième liste est attendue.

Portés par un couple franco-allemand re-légitimé et plus volontaire, au moins du côté français, ces innovations ont été rendues possibles par l’exemple donné par les deux principales puissances continentales européennes. Dès 2016, elles annonçaient une initiative commune, notamment dans le transport aérien militaire. En 2017, elles affichaient une attitude plus volontariste, bien que non sans nuances. L’Allemagne s’était engagée au sein de l’OTAN dans l’organisation de clusters (Nation Framework Concept), concept essentiellement industriel, destiné à partager avec des pays de plus petite taille des équipements et à compléter les capacités manquantes des uns et des autres. Elle a poursuivi dans cette voie en souhaitant une Coopération structurée permanente  » inclusive « , c’est-à-dire rassemblant le maximum de participants, ce qui est contradictoire avec l’idée, l’esprit et la définition de Coopération structurée. La France espérait, de son côté, des décisions plus opérationnelles, c’est-à-dire dotant l’Union de capacités opérationnelles qu’elle n’a jamais réellement su constituer. La force de l’entente entre les deux pays, la satisfaction de la France devant des évolutions européennes qu’elle appelait de ses vœux depuis longtemps ont permis un compromis qui a eu des effets d’entraînement sur les autres Etats membres, aucun d’entre eux ne prenant le risque de rester à l’écart d’un processus qui débutait. Finalement seuls le Royaume-Uni, le Danemark et Malte s’en tenaient à l’écart.

Ces premiers pas constituent une réelle nouveauté pour l’Union européenne, qui reste à confirmer dans les faits et dans la durée. Plusieurs incertitudes demeurent en effet sur la volonté des Etats membres de poursuivre leurs efforts de défense.

Une volonté à confirmer

Trois incertitudes pèsent encore sur la réalité des avancées européennes en matière de défense, qui relèvent de la relation avec les Etats-Unis, de la mise en œuvre effective des décisions annoncées et des divergences stratégiques qui subsistent entre les Européens.

L’Europe s’en est longtemps remise aux Etats-Unis pour sa sécurité. C’est particulièrement vrai pour l’Allemagne qui estime lui devoir son retour dans le concert des nations après la tragédie de la dernière guerre et dont les forces armées n’ont longtemps été mises en œuvre que dans le cadre de l’Alliance atlantique
C’est aussi vrai pour les Etats membres d’Europe centrale et orientale, particulièrement ceux qui ont avec la Russie une frontière ou une histoire commune. Leur retour à la souveraineté a été rendu possible par l’effondrement de l’Union soviétique à qui ils ont payé un lourd tribut. Les Etats baltes ont été occupés illégalement par elle pendant 45 ans et le Pacte de Varsovie avait emprisonné les autres dans un empire totalitaire dont ils se sont tous libérés par des mouvements insurrectionnels populaires. Leur premier réflexe a donc été d’intégrer l’OTAN, avant même l’Union européenne, pour garantir leur sécurité.

En outre, le Royaume-Uni a toujours considéré que l’OTAN était la seule organisation habilitée à s’occuper de la défense de l’Europe et n’a jamais cessé de contester tous les efforts européens pour constituer un  » pilier européen de défense  » crédible.
S’il est vrai que l’Alliance assure la défense effective de l’Europe, rôle qu’il ne lui est pas contesté, rien n’interdit en revanche aux Européens de s’organiser en son sein pour davantage assumer leur part du fardeau, ce qui est d’ailleurs une demande récurrente des Etats-Unis, qui estiment, notamment avec D. Trump, qu’ils en supportent trop (près de 70%). La posture de désengagement américain entamée par deux présidents américains successifs a semé le doute sur la réalité de l’engagement de la première puissance militaire mondiale aux côtés de ses alliés [8]), malgré un programme de réassurance qui a vu des troupes américaines stationner aux frontières orientales de l’Union. La multiplication des différends des deux côtés de l’Atlantique, qu’ils soient commerciaux ou diplomatiques (Iran), a réveillé la volonté des Etats membres de renforcer leur propre autonomie et mis en évidence l’anachronisme de l’exclusivité  » otanienne  » en matière de défense, qui n’a jamais été éloigné des intérêts d’une industrie américaine de défense profitant très largement de l’OTAN.

L’impératif d’autonomie stratégique de l’Europe n’est donc en rien contraire au maintien de l’Alliance. Il prend acte de l’évolution américaine, des changements stratégiques et répond aux besoins du continent
Les circonstances, comme les intérêts réciproques, ont en outre permis de dépasser les oppositions entre OTAN et Union européenne, qui ont signé plusieurs documents conjoints sur leur articulation et leur coopération.

Il n’en demeure pas moins que plusieurs Etats membres considèrent toujours que leurs impératifs de sécurité sont garantis par l’Alliance atlantique et se montreront réticents aux volontés d’autonomie de l’Union. C’est l’un des points faibles à surmonter pour la défense européenne naissante.

La deuxième incertitude à laquelle elle doit faire face est la réalité de la mise en œuvre des décisions prises et des propositions avancées par les institutions communes. Le financement partiel de l’industrie de défense européenne par le budget communautaire nécessite que les Etats membres acceptent à l’unanimité un projet de budget ambitieux, contraint par le Brexit qui le privera à terme de 14 milliards € de recettes annuelles et suggère par ailleurs des redéploiements douloureux. Pour bénéficier à plein du Fonds européen de défense, les Etats devront non seulement financer par eux-mêmes entre 70 et 80% des projets coopératifs, mais ils devront aussi accepter d’augmenter le budget commun dont la négociation s’avère pour le moins délicate.

De même, les procédures qui seront adoptées pour le financement communautaire des projets d’équipement devront-ils être simples, efficaces et ne pas empiéter sur les compétences des Etats. Les premières discussions au Parlement et au Conseil laissent entrevoir à ce propos quelques difficultés.

Par ailleurs, des hésitations sont apparues dans les discussions parlementaires et intergouvernementales, notamment quant à l’accès aux marchés de défense des entreprises des pays tiers, qui ne pourront évidemment pas être financées par des crédits communautaires. Le Secrétaire général de l’OTAN, dans un dérapage malheureux [9], pas vraiment démenti ni sanctionné, a plaidé ainsi vigoureusement pour que le marché européen reste ouvert aux entreprises étrangères, c’est-à-dire financé aussi par le budget européen, ce qui serait un comble !
L’attitude américaine et de ceux des Etats membres qui estiment ne pas pouvoir s’en dissocier, conditionnera donc aussi la réussite des efforts européens.

Il est aussi permis de s’interroger sur les rôles respectifs des institutions européennes dans les financements communs envisagés. La Commission jouera-t-elle le même rôle que pour les autres marchés ? Le Parlement sera-t-il en mesure, compte tenu de sa composition, de comprendre et d’accepter une vraie stratégie de puissance alors qu’il s’est montré jusqu’ici plus idéaliste et pacifiste ? Les Etats membres sauront-ils s’entendre et comment ? L’Agence européenne de défense, organisme inter-gouvernemental mais désormais lié à la Commission pour ces programmes, sera-t-elle un outil crédible ? Autant d’incertitudes qui pèsent sur la réalisation des ambitions européennes.
Restent enfin les vraies divergences stratégiques entre les Etats membres.

Elles sont importantes et tiennent à l’histoire autant qu’aux différences constitutionnelles et juridiques.
Elles sont apparues entre l’Allemagne et la France au moment de la conclusion de la Coopération structurée permanente. Pour les Allemands, l’Union européenne a longtemps été un espace de coopération d’abord économique, voire industriel, tandis que les partenaires français y plaçaient beaucoup d’espoirs stratégiques et politiques. La première vague de projets de la CSP est donc consacrée à des sujets capacitaires incluant le maximum d’Etats membres. La France aurait aimé que, conformément au Traité, ils concernent aussi l’aspect opérationnel de la coopération de défense avec ceux des Etats désireux et capables de s’engager sur le terrain. Le compromis trouvé fait la part belle aux premiers et se contente, pour le second, de déclarations d’intentions.

Nombreux sont les partenaires européens encore trop suspicieux envers la France, soupçonnée de vouloir se servir de l’Europe pour ses propres intérêts, appuyée sur une armée efficace et une diplomatie ambitieuse.
En outre, la défense rapprochée du territoire européen, assurée par l’OTAN, sous forte influence américaine, redevenue une préoccupation réelle, occulte la dimension globale des intérêts européens.

Beaucoup ont du mal à comprendre, et surtout à expliquer à leurs opinions, que la sécurité de l’Afrique a des conséquences immédiates sur celle du continent, que la paix au Moyen Orient, pourtant si proche, concerne vraiment les Européens, que la liberté de navigation en mer de Chine, le libre passage dans les détroits d’Ormuz ou de Bab-el-Mandeb, comme d’ailleurs tous les grands détroits internationaux (Malacca, Bosphore, etc.) sont des questions certes globales, mais qui interfèrent au premier chef et directement sur les intérêts européens  et qu’il convient donc de s’y impliquer résolument, diplomatiquement, c’est-à-dire avec une crédibilité militaire, pour défendre nos conceptions et nos intérêts.

Enfin l’usage de la force dans les relations entre Etats, dont les Européens ne sont pas des partisans, demeure un point de divergence. L’Union compte cinq Etats neutres (Autriche, Chypre, Irlande, Malte, Suède), ses citoyens sont réticents envers les engagements militaires et les institutions européennes, à commencer par le Parlement, peu sensibles, peu armées et peu compétentes en matière de raisonnement stratégique.
Si les changements récents tendent à gommer ces divergences et suscitent une prise de conscience générale des impératifs de sécurité, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour rapprocher des points de vue qui ne peuvent faire l’objet, pour l’instant, que de compromis partiels. Ceux-ci vont donc encore rester pour un temps la règle qui présidera à la construction de l’Europe de la Défense.

A cet égard, la relation franco-allemande est déterminante. Elle sera la prescriptrice et la mesure des progrès ou des échecs de la défense européenne.
Les deux gouvernements en sont conscients et tentent d’initier des coopérations concrètes qui montrent la voie par l’exemple. Le Conseil franco-allemand de Défense et de Sécurité du 13 juillet 2017 a annoncé leur volonté de construire ensemble le futur avion de combat de 5ème génération, intention confirmée le 26 avril 2018 au salon aéronautique de Berlin par les deux ministres de la défense qui ont officialisé leur engagement par la signature d’un accord. Dassault-Aviation, l’entreprise française seule à même en Europe à l’heure actuelle, de construire et réaliser un système complet de combat aérien du futur, en sera le leader associé à Airbus, tandis que ce dernier continuera avec le même partenaire et l’italien Leonardo, à piloter la construction du MALE, le drone européen qui manque à nos armées et dont la maquette a été présentée au même salon.

Ces projets résultent de la volonté politique des deux gouvernements qui s’appuient sur les avancées européennes qui les faciliteront et pourront les financer partiellement. S’ils sont menés à bien, notamment par des financements réguliers et selon les méthodes nouvelles qui laissent les industriels organiser entre eux leur coopération, ces deux projets revêtiront un caractère historique. La fusion Nexter-KMW dans le domaine des blindés préfigure de son côté des collaborations profitables.

Associant les représentants les plus crédibles de l’industrie européenne de défense dans leur domaine, ils préfigurent des alliances de projet efficaces et des mutualisations économisant des ressources en abandonnant définitivement la désastreuse règle du  » juste retour « , qui consistait pour chaque Etat à mesurer exactement ce qu’il gagne en termes d’emplois et de retombées industrielles avant que de s’engager dans une coopération.

Alors qu’aucun grand projet de réalisation d’équipement militaire commun à deux partenaires n’avait été envisagé depuis plus de 30 ans, il s’agit d’une véritable révolution, plus efficace que tous les discours, pour conforter une industrie européenne d’armement compétente et du meilleur niveau, en mal de commandes et de projets financés.

Le meilleur moyen de surmonter les divergences stratégiques est de poursuivre le lancement de coopérations concrètes de ce type et sur ce mode. Cela permet d’ouvrir de nouvelles perspectives.
Nouvelles perspectives ?

Les décisions prises ensemble par les Européens doivent maintenant se déployer.

Les initiatives d’études et de recherches déjà actées doivent être mises en œuvre, plus rapidement que d’habitude. La crédibilité de l’ensemble en dépend, de même que ses financements communautaires à venir. Une nouvelle vague de projets rédigés par les membres de la Coopération structurée permanente est attendue pour l’automne, qui devrait vraisemblablement être plus ambitieuse que la précédente, notamment quant à son contenu. Elle pourrait marquer l’engagement plus résolu d’Etats et d’industriels de poids démontrant l’utilité de la procédure, dont certains doutent encore.

Financement

Les propositions budgétaires (perspectives financières pluriannuelles) présentées le 2 mai 2018 par la Commission européenne pour les années 2021-2027 confirment l’engagement des institutions communes et sont conformes aux efforts annoncés. Elles restent soumises à l’accord unanime des Etats membres et feront vraisemblablement l’objet d’âpres et longues négociations, mais elles marquent un réel engagement dans le financement de la défense et de la sécurité.
Le Fonds européen de Défense se verrait gratifié de 13 milliards € et le Plan de mobilité militaire, demandé par l’OTAN, de 6,5 milliards €. L’Union consacrera au cours de la même période 120 milliards € à l’action extérieure, ce qui comprend l’aide au développement et l’aide alimentaire, piliers indispensables à une politique de stabilisation à nos frontières et au-delà. Une Facilité européenne pour la Paix est créée, dotée de 10,5 milliards €, qui permettra de financer les opérations d’assistance, de formation et de soutien aux armées déjà accompagnées dans le cadre d’opérations extérieures. Elle devrait permettre aussi de contribuer à la protection de nos forces projetées au loin et leur donner les moyens financiers indispensables à l’accompagnement de leurs tâches.
D’autres réformes doivent maintenant être accomplies, notamment celle du mécanisme Athena, une procédure complexe de soutien financier aux Etats membres engagées dans des opérations et qui a pour principal effet de mettre à leur charge les dépenses résultant de leur bonne volonté ! La nouvelle facilité devrait permettre de compenser partiellement cette anomalie, mais une procédure nouvelle devrait voir le jour. Cela pourrait ouvrir la possibilité de mettre en œuvre les dispositions du Traité [10] qui donnent au Conseil le pouvoir de confier à un groupe d’Etats membres la réalisation d’une mission de l’Union et d’envisager la conduite de véritables missions d’intervention impliquant éventuellement l’usage de la force, ce qui est resté jusqu’ici marginal.

Le rôle de la France

Longtemps la France a plaidé seule pour une  » Europe puissance  » qui s’assume et se dote des outils militaires lui permettant de peser diplomatiquement à la hauteur de sa force économique. Elle trouve dans ces premières décisions européennes des premiers sujets de satisfaction. L’affirmation de la nécessité d’une autonomie stratégique de l’Europe et le financement commun d’efforts militaires de certains qui profitent à toute l’Union se voient reconnus et acceptés dans leur principe, en attendant que suivent leur réalisation et leur financement concret.

Pour autant, elle souhaite aller plus loin et compléter le Coopération structurée permanente à 25 et ses programmes capacitaires en suggérant à ses partenaires qui le souhaitent de s’unir pour mieux préparer les réponses aux surprises stratégiques et aux besoins opérationnels.

C’est la raison pour laquelle elle lance l’Initiative européenne d’intervention, proposée par le Président Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017 et formalisée par une proposition de Florence Parly, ministre française des Armées, a certains de ses collègues début janvier 2018.
Dans l’esprit des actions menées au sein de l’Union européenne et de l’OTAN, la France propose à ses partenaires qui le souhaitent de participer à la construction d’une véritable autonomie stratégique et opérationnelle de l’Europe.

Cette  » communauté de volontés  » devrait permettre de forger peu à peu une culture stratégique commune, destinée à préparer d’éventuels engagements opérationnels conjoints en partageant plus systématiquement les analyses de situation, en échangeant des informations qui ne peuvent pas toujours être partagées à 28, en travaillant de concert sur des scénarios de crise et d’intervention.

Il s’agit de renforcer les échanges entre nos états-majors et nos cellules opérationnelles pour accélérer les décisions d’intervention que l’échelon politique pourrait être conduit à prendre.

Sans structure nouvelle, ce club de partenaires, souple et agile, présenterait l’immense avantage, hors Union, mais conformément à ses objectifs, d’intégrer des Etats volontaires, y compris le Royaume-Uni après le Brexit ou le Danemark qui ne fait pas partie de la Politique étrangère et de sécurité commune. Ce réseau d’anticipation stratégique inédit favorisera une ouverture des structures opérationnelles nationales et renforcera l’ensemble des politiques développées dans le cadre européen ou de l’Alliance.

Cette initiative devrait voir le jour au mois de juin, être formalisée d’ici la fin 2018 et constituer, par la liste de ceux qui y adhéreront, une preuve supplémentaire du volontarisme des Européens en matière de défense.
La France d’Emmanuel Macron, qui pourrait se contenter de disposer de la première armée et de la première marine d’Europe, s’ouvre résolument à la coopération européenne. La Revue stratégique élaborée sous la présidence du député européen Arnaud Danjean et rendue publique en octobre 2017, embrasse les grands enjeux globaux dans un esprit d’ouverture et de coopération exemplaire. L’ensemble de sa communauté stratégique est désormais focalisé sur des accomplissements européens. De nombreux actes concrets en témoignent. Elle propose, par exemple, avec l’Espagne de prendre le relais, après le Brexit, des missions du quartier général de l’opération anti-piraterie Atalante, qui pourrait être localisé en Espagne, le Centre d’information maritime de Brest regroupant les opérations de contrôle et de surveillance du trafic maritime. Elle multiplie ses efforts pour partager avec ses partenaires son savoir-faire, ses analyses et nombre d’actions sur le terrain, en participant à l’Est aux opérations de réassurance et de contrôle aérien. C’est un changement notable, un véritable engagement qui constitue un apport positif aux efforts communs, dans un esprit nouveau et avec des moyens réels. Il devrait rendre possible une continuité durable dans le nouveau souffle qui gonfle les voiles de la défense européenne.

Ces premiers pas tardifs des Européens dans l’organisation d’outils de défense plus communs doivent, en effet, s’inscrire dans la durée. Or l’Union n’est pas équipée pour cela. Ses traités limitent l’action des institutions communes pendant que les Etats souhaitent légitimement garder le contrôle de leur défense. Une réflexion sera donc nécessaire, dans le long terme, pour trouver un nouvel arrangement institutionnel conforme aux impératifs d’efficacité dans la chaîne de commandement, de sûreté dans le soutien financier aux projets lancés, de légitimité et de contrôle démocratique.

La Commission est allée aussi loin que lui permettaient les traités. Ceux-ci sont mêmes dépassés par l’intervention du Parlement européen. La politique de défense relève depuis l’origine du domaine intergouvernemental et les subtilités juridiques des institutions ayant permis ces débordements ne peuvent trop longtemps occulter qu’elles ne sont pas totalement conformes à la lettre et à l’esprit du Traité [11].

Il est bien trop tôt pour imaginer des solutions nouvelles en la matière mais il pourrait être utile de commencer à y réfléchir. La Commission pourra-t-elle trouver les compétences et gérer le Fonds européen de défense dans le cadre de la comitologie, c’est-à-dire en assurant le rôle de secrétariat entre les Etats, mais quelle serait alors la marge de manœuvre de ceux-ci ? Doit-elle avoir un rôle, et lequel, dans un domaine où les décisions ne peuvent être prises selon les procédures, la lenteur et la transparence appliquée ailleurs ? Le Parlement européen est-il en mesure d’intervenir dans ces questions régaliennes tant que sa composition n’en fait pas une assemblée au sein de laquelle la représentation des citoyens est égalitaire ? Et ses orientations majoritaires présentes ne constituent-elles pas des risques de le voir s’immiscer dans les politiques d’exportation de matériels militaires, les interventions militaires d’Etats membres ou de groupes d’Etats, ou de le voir préférer les postures morales et idéologiques ? Voudra-t-il contrôler l’opportunité de l’affectation des crédits communautaires abondant le Fonds? La Cour des comptes européenne voudra-t-elle les contrôler ? L’Agence européenne de Défense se relèvera-t-elle des efforts britanniques tenaces et constants pour en limiter l’action, le budget et les moyens et trouvera-t-elle sa voie dans ces avancées nouvelles ? La construction d’une industrie de défense financée en partie par des crédits européens n’implique-t-elle pas l’établissement d’une règle de  » préférence européenne  » pour l’achat d’équipements dont les contribuables européens assument le coût et donc des mesures de protection de ce marché si particulier dépendant d’abord de crédits publics ?
Autant de questions difficiles ou nouvelles pour l’Union, qui obligent à l’imagination et, très certainement, légitiment en l’état l’Initiative européenne d’intervention voulue par la France hors du cadre de l’Union.

On sait que par ailleurs se sont multipliés les accords et traités non communautaires qui devront soit réintégrer le cadre commun (cas du Traité budgétaire [12] ) soit trouver à survivre dans un cadre solennel et juridiquement plus sûr. On connaît aussi les souhaits de certains Etats membres de disposer de bases juridiques solides pour garantir notamment les mesures d’exception prises pour assurer la sortie de la crise des dettes publiques.
Il sera donc un jour nécessaire d’élaborer un nouvel arrangement institutionnel pour les Etats européens qui souhaitent concrétiser une Europe de la Défense. C’est la raison pour laquelle semble s’imposer un traité spécifique sur la défense de l’Europe, réaffirmant l’engagement solidaire des Etats qui le souhaitent, à agir en commun, dans le respect de l’Alliance atlantique et des traités européens, pour préserver, garantir et assurer plus effectivement la défense de l’Europe [13].

***

Le réveil de l’Europe est réel. La multiplication des incertitudes, des menaces et des surprises stratégiques l’a poussée à réagir. Elle l’a fait à sa manière et fidèle à son essence, avec retard mais sérieux, avec lenteur mais dans un relatif consensus, par la voie de l’économie, mais qui entraîne aussi la politique. Il lui reste à confirmer ces intentions, à mettre en œuvre ses décisions.

Elle ne pourra pas en rester là car les bouleversements stratégiques la bousculent et la contraignent à accélérer. Elle devra se doter de capacités d’intervention et de vrais outils de défense indispensables à la crédibilité de sa voix diplomatique.

Beaucoup d’efforts restent donc à faire pour atteindre son autonomie stratégique.

Le contexte semble être favorable, y compris les mauvaises nouvelles venues de la remise en cause du multilatéralisme, dont elle devient l’un des gardiens, les agressions dans les domaines commercial ou technologique, les surprises et les dérapages sur la scène internationale. Elle est brutalement interpelée par les changements géopolitiques. De ses réponses dépend vraiment son destin.

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