Avec cet article, l’auteure présente la réforme militaire engagée par le président Xi Jiping en 2016 et ses conséquences. Cette réforme modifie en effet profondément les équilibres au sein des forces armées chinoises et reflète les priorités stratégiques comme les nouveaux défis auxquels la Chine entend faire face.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Juliette Genevaz, « Le nouvel équilibre des forces armées chinoises », RDN n°812, Eté 2018.
Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de la RDN :
En janvier 2016, Xi Jinping a lancé une réforme militaire d’ampleur, programmée pour durer jusqu’en 2020, qui change l’équilibre des forces de l’Armée populaire de libération (APL). Le but opérationnel de la réforme est de permettre l’entraînement conjoint des forces. Les sept anciennes régions militaires qui assuraient leur maintenance et leur commandement se sont transformées en cinq zones de commandement. Maintenance et logistique sont désormais attribuées à chaque force armée et les cinq nouvelles zones deviennent des commandements
interarmées.
Alors même que la marine et l’armée de l’air voient le nombre de leurs hommes augmenter, elles ne sont pas pour autant les gagnantes assurées de la réforme. En effet, la création d’une nouvelle force, la force de soutien stratégique, leur ôte la mainmise sur les domaines stratégiques de la guerre de demain, comme l’espace et le cyber, pour laquelle la marine et l’armée de l’air ont lutté depuis une décennie.
L’armée de terre : centre du commandement
Les menaces à la sécurité nationale de la Chine ne sont plus aujourd’hui d’ordre terrestre. Les frontières terrestres de la Chine sont plus fermement assurées qu’elles ne l’ont été depuis une génération. S’il reste des risques d’instabilité régionale aux frontières avec la Corée du Nord, l’Inde et le Bhoutan, la Chine a stabilisé avec succès ses frontières avec la Russie et avec les républiques centrasiatiques depuis les années 1960. La négociation, plutôt que l’usage de la force armée, a joué le rôle majeur dans cette stabilisation [1].
En finir avec la prééminence historique de l’armée de terre est un but avéré de la réforme de l’APL en cours. Les forces armées chinoises sont les plus nombreuses au monde et 70 % de leurs effectifs appartiennent à l’armée de terre. Depuis la fondation de l’APL en 1927, l’armée de terre dominait l’institution militaire en Chine. Pendant toute l’histoire de la République populaire de Chine (RPC), elle a verrouillé le haut commandement des forces armées en dirigeant les quatre quartiers généraux : l’état-major et les départements généraux de l’armement, de la logistique et de la politique. En 2016, Xi Jinping a démantelé ces quatre quartiers généraux et distribué leurs fonctions à quinze nouvelles commissions sous commandement direct de la Commission militaire centrale (CMC) [2].
Il a également créé de toutes pièces un quartier général pour l’armée de terre, inexistant jusqu’alors parce que le haut commandement terrien était disséminé parmi les quatre quartiers généraux. La réduction annoncée de 300 000 hommes sous les drapeaux, enfin, touchera principalement l’armée de terre.
L’armée de terre ne semble pas pour autant avoir perdu au change [3]. Elle continue à jouer un rôle essentiel dans le commandement de l’APL dont trois des cinq nouveaux théâtres de commandement sont dirigés par des officiers terriens. La réduction des effectifs terrestres entraîne une reconfiguration des forces autour d’unités plus petites comme la brigade et la disparition de plusieurs divisions afin de promouvoir l’entraînement conjoint des troupes en vue de la préparation d’opérations amphibies.
La marine : l’arme principale de la projection de force
La marine est le bénéficiaire principal des réformes, après une modernisation très rapide qui a commencé une dizaine d’années avant la réforme en cours [4].
Depuis 2017, pour la première fois, un officier de marine, Yuan Yubai, dirige un théâtre de commandement (anciennement région militaire). Priorité économique à l’origine (les régions côtières furent les premières zones de développement prioritaires dans les années 1980), la mer est officiellement devenue le domaine de la projection militaire en 2015, lors de la publication du dernier Livre blanc de la défense chinois en date, qui liste la mer comme le domaine stratégique prioritaire [5].
De 2002 à 2012, la construction navale a été multipliée par treize en Chine [6]. Partie prenante de cette croissance inédite, le gouvernement a soutenu la construction navale militaire. Dans la foulée du lancement des réformes militaires en 2016, le parti-État a prévu de fusionner six entreprises d’État de construction navale qui incluent la construction de bâtiments de combat, en trois groupes. C’est l’un de ces trois groupes, China Shipbuilding Industry Corporation qui a produit le premier porte-avions intégralement construit en Chine.
La mer est le domaine le plus sensible pour la mobilisation des forces armées chinoises. Depuis 2009, les tensions en mer de Chine du Sud n’ont pas faibli et l’implication des États-Unis est allée croissante. Après l’établissement de la première base militaire à Djibouti, ville portuaire de la Corne de l’Afrique, en 2017, le prochain projet présumé de base militaire serait à Gwadar, qui est également un port majeur au Pakistan. Dans l’évaluation des capacités, malgré une modernisation rapide, la marine chinoise accuse encore un retard technologique face aux États-Unis dans le domaine sous-marin, qui est décisif [7].
Le défi que représente la centralisation du commandement marin est important parce que la spécificité de la marine chinoise est la multiplicité de ses forces. La marine travaille de concert avec le nouveau corps de garde-côtes créé en 2013 et la milice maritime qui soutient les intérêts économiques de la Chine en mer. Dans l’effort d’entraînement conjoint des forces que requiert la réforme militaire actuelle, la marine chinoise doit donc non seulement faciliter les rapports avec l’armée de terre et l’armée de l’air, notamment dans la préparation de potentielles opérations amphibies, mais aussi améliorer le commandement conjoint des trois forces de marine. Or, l’une de ces forces, les garde-côtes, fut elle-même le résultat de la fusion de cinq flottes en 2013.
L’armée de l’air : modernisée mais encore mal formée
L’armée de l’air chinoise a fait un bond technologique dans les années 2000 grâce aux importations d’armement russe. Celles-ci ont baissé drastiquement après 2006 parce que les Chinois copiaient l’ingénierie russe sans licence mais depuis l’annexion russe de la Crimée en 2014, la Russie isolée s’est de nouveau tournée vers la Chine. Du point de vue des moteurs d’avions de chasse, la Chine dépend aujourd’hui encore entièrement des transferts de technologie russes. La livraison d’une dizaine de Soukhoï Su-35, l’avion de chasse russe le plus performant, est prévue en Chine fin 2018.
L’armée de l’air détient le commandement d’une force de drones, nouvelle arme devenue décisive. À la fois aux États-Unis et en Chine, l’usage des drones sur le champ de bataille occupe une place centrale dans le débat stratégique. Ce n’est pas tant la sophistication technologique des drones qui prime que leur nombre. Or, la Chine est leader mondial dans la production de drones civils et militaires à bas coût. Une nuée de plusieurs centaines de drones pourrait bloquer la trajectoire d’un avion de chasse ou d’un navire de guerre sans avoir à ouvrir le feu [8].
De manière similaire à la restructuration de l’armée de terre, l’armée de l’air supprime des divisions aériennes et crée des brigades, formations plus petites qui permettent une plus grande agilité et flexibilité, ainsi que des unités d’élites utilisées dans la diplomatie militaire [9]. Au sein de l’armée de l’air, la force de défense antimissile possède les armements les plus perfectionnés [10].
Les analystes les mieux informés reconnaissent la modernisation rapide de l’armée de l’air chinoise mais déplorent un entraînement encore très en retard sur celui de l’armée de l’air américaine [11]. L’armée de l’air a acquis en visibilité et en assurance depuis l’établissement de la zone d’identification de défense aérienne en mer de Chine de l’Est en 2013. Cependant, les heures de vol passées à réguler cette zone sont autant d’heures prises sur l’entraînement au combat, dont on peut craindre qu’il perde en qualité.
La force de soutien stratégique : l’interarmes en pratique
La création, en décembre 2015, de la force de soutien stratégique introduit un nouveau domaine d’action dans la conception chinoise de la guerre. À côté des mouvements terrestres, aériens et maritimes, il faut désormais compter avec le domaine cyber où agissent les forces numériques. Les rares informations disponibles à propos de cette nouvelle force indiquent la volonté et la capacité de la Chine à affronter les défis que posent les technologies numériques à la défense nationale depuis bientôt quinze ans.
En 2004, le Parti communiste chinois revit sa ligne directrice stratégique pour conceptualiser la probabilité d’une guerre comme une « guerre locale dans des conditions d’informatisation » [12]. La force de soutien stratégique est le pendant institutionnel de cette nouvelle stratégie, dix ans après sa formulation. La force de soutien stratégique a le grade de théâtre de commandement au même titre que l’armée de l’air, l’armée de terre et la marine, ce qui signifie que dans la hiérarchie militaire elle se trouve directement sous la Commission militaire centrale.
Conçue sur le modèle du commandement stratégique américain (STRATCOM), la force de soutien stratégique centralise les missions ayant trait à la guerre psychologique, à la guerre de l’information ainsi qu’aux domaines stratégiques de l’espace et du cyber, missions qui étaient auparavant éparpillées entre les anciens département général de l’armement, état-major et département général de la politique. L’un des buts principaux de la nouvelle force est d’opérer au sein d’un continuum paix-guerre dans lequel les armes spatiales, cyber et électroniques sont actives en permanence.
La création de la force de soutien stratégique est une mise en œuvre immédiate de l’exigence de commandement conjoint des forces armées. En temps de guerre, la mission de la nouvelle force est d’intégrer l’information pour la rendre opérationnelle pour les trois autres forces. En deçà du commandement, la force de soutien stratégique s’articule en deux départements : le département des forces spatiales et le département des systèmes en réseau. Ces deux départements ont intégré les forces qui appartenaient auparavant au contre-espionnage [13].
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La RPC n’est plus menacée par une incursion terrestre, menace qui a façonné sa défense nationale pendant plusieurs siècles. Au milieu des années 2000, la stratégie de développement économique de la Chine s’est tournée vers les échanges par voie maritime et sa conception des intérêts nationaux est elle aussi devenue globale. Au même moment, l’outil numérique qui décuplait la rapidité de ces échanges a acquis une importance vitale sur le champ de bataille. Il a fallu dix ans à l’APL pour réorganiser ses forces.
La réforme militaire en cours en Chine a réorganisé les forces armées en quatre armes, quinze commissions et cinq théâtres de commandement sous le commandement direct de la Commission militaire centrale. Le commandement de la majorité des théâtres de commandement reste aux mains de terriens, donc l’équilibre des forces n’est pas fondamentalement remis en question.
References
Par : Juliette GENEVAZ
Source : Revue Défense Nationale