Cet article revient sur la communication comme élément essentiel de la stratégie de dissuasion. Les grandes innovations dans le domaine des technologies et techniques de communication comme la politique et la personnalité du nouveau président Donald Trump posent la question du renouvellement de cet exercice. L’auteure propose une illustration des changements à l’œuvre avec le cas de la communication américaine dans la crise nord-coréenne.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: La communication dans le domaine de la « dissuasion stratégique » : le cas des Etats-Unis. Note de la FRS n°14/2018
Emmanuelle Maitre, 6 août 2018
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site du FRS
Dans le domaine très particulier de la dissuasion, communiquer est une préoccupation particulièrement centrale. La communication est l’un des éléments de la stratégie de dissuasion ; elle s’insère dans un ensemble politique, diplomatique et militaire qui participe de la crédibilité de la dissuasion. Ainsi, les manuels s’intéressant à la question estiment que les stratégies de dissuasion requièrent l’application des trois « C » : la communication, la crédibilité et les capacités. Les grands théoriciens de la dissuasion ont évoqué régulièrement la notion de communication, et ses ressorts principaux sont connus. Néanmoins, la pratique de la communication par les puissances nucléaires est moins régulièrement étudiée, et ce en particulier à l’aune des grandes innovations dans le domaine des technologies et techniques de communication. Ainsi, les dilemmes classiques de la discipline (Que dire et que garder secret ? Comment adapter ses messages à ses auditeurs ? Comment choisir entre communication directe et indirecte ? Quel poids accorder aux canaux non-officiels ?) prennent une autre dimension dans un paysage renouvelé. Celui-ci se caractérise en effet par de nouveaux outils et technologies de communication, mais aussi par l’augmentation exponentielle du volume d’informations échangé. Les différents publics semblent noyés dans une masse d’informations qui est de moins en moins relayée par les médias traditionnels et parmi lesquels il est parfois malaisé de distinguer information et « fake news ». En outre, la multipolarité nucléaire a démultiplié les destinataires potentiels de messages dissuasifs et renforcé les difficultés de communication entre des acteurs à cultures stratégiques différentes. Parmi les puissances nucléaires, le développement de stratégies intégrées, qui font clairement recours à la guerre informationnelle, et de politiques fondées sur l’ambiguïté et l’intimidation stratégique, contribue à diversifier les formes et pratiques de communication. Enfin, des exigences de transparence, à l’international mais aussi en interne pour les démocraties, conduisent à multiplier les publics visés par les messages liés à la dissuasion.
Une communication stratégique ambitieuse qui répond à de nombreux objectifs
Des objectifs politiques multiples
La communication stratégique américaine a plusieurs objectifs, qui peuvent engendrer des messages assez distincts. A l’instar des autres pays nucléaires, la communication stratégique vise aux États-Unis avant tout à dissuader. Ainsi, la plupart des interventions publiques en matière de dissuasion stratégique, tout comme la démonstration opérationnelle des forces, ont cet objectif et cherchent à convaincre de potentiels adversaires, alliés et personnels de l’adéquation de la doctrine avec les menaces, de la capacité opérationnelle, et de la détermination de l’administration à assumer ses responsabilités.
De manière secondaire, les messages contiennent également des indications sur les engagements de l’administration en faveur du désarmement. Cette tendance a notamment été perceptible aux prémices de l’administration Obama et a culminé avec la visite à Hiroshima en 2016. Dans ce cadre, les États- Unis insistent sur la nécessité de travailler à l’élimination des armes nucléaires et d’éviter leur propagation[1].
De manière liée mais légèrement distincte, l’administration américaine cherche à convaincre les États non-nucléaires de ne pas acquérir de telles capacités par des discours très différents. Pour des acteurs tels que la Corée du Sud ou les alliés de l’OTAN, il s’agit de confirmer la solidité de la dissuasion élargie. Pour d’autres, les États-Unis auront plutôt intérêt à minimiser l’importance des armes nucléaires et en tout cas à montrer qu’elles ne sont pas nécessaires à la sécurité de ces pays. La communication stratégique américaine est donc modelée en fonction des publics ciblés, qui sont de cinq ordres distincts.
Cinq publics hétérogènes
Les adversaires
En matière de dissuasion, la communication stratégique américaine s’adresse en premier lieu à de potentiels adversaires. Dans ce cadre, les États-Unis produisent des déclarations fréquentes qui rappellent la doctrine, établissent avec un subtil équilibre d’ambiguïté et de clarté les lignes rouges et visent à convaincre tout adversaire de la détermination américaine. La Nuclear Posture Review publiée en 2018 adresse ainsi des messages dissuasifs clairs et fermes à destination de potentiels adversaires[2]. Des informations sur les capacités ont pour but de démontrer la capacité opérationnelle à mener à bien une riposte. Les exercices et essais ont un rôle similaire. Enfin, les déclarations présidentielles (y compris sur les réseaux sociaux), à caractère menaçant, entrent également dans ce cadre. Cependant, la communication à destination de l’adversaire n’a pas seulement pour but d’impressionner, il peut également s’agir d’apaiser des craintes et d’éviter une escalade non-intentionnelle. De manière plus ou moins régulière, les États-Unis rencontrent des délégations russe et chinoise avec lesquelles les échanges visent à mieux faire comprendre sa stratégie grâce à une certaine transparence[3].
Les alliés
Le second type de destinataires, pour lequel le message est globalement similaire, est constitué des alliés couverts par la dissuasion élargie. Rassurer les alliés nécessite des gestes particuliers, comme l’envoi de B-52 en Extrême-Orient en cas de tensions particulières, ou des déclarations conjointes répétant des formules agréées[4].
Les déclarations faites à l’OTAN et l’adaptation périodique des documents stratégiques de l’Alliance vont également naturellement dans ce sens. La communication à l’égard des alliés est un art délicat car elle doit prendre en compte leurs différents intérêts, tout comme les différentes attentes au sein d’un même pays. Les opinions publiques antinucléaires allemande et japonaise ont pu ainsi pousser leurs gouvernements respectifs à réclamer des postures ouvertement pro-désarmement[5]. Néanmoins, le ballon d’essai lancé par l’administration Obama à l’été 2016 sur l’adoption possible d’une doctrine de non-emploi en premier aurait été abandonné en partie au vu des protestations formulées en privé par ces deux alliés[6].Le reste de la communauté internationale
Le reste de la communauté internationale est dans son ensemble hostile à la politique de dissuasion américaine et réclame des garanties en matière de désarmement lors des forums organisés dans le cadre du TNP. Les gestes faits à son égard visent à l’inverse à minimiser l’importance des armes nucléaires dans la stratégie américaine, à rassurer sur la sécurité des procédures et à promettre davantage d’efforts en matière de désarmement. L’importance donnée à cette communication est inégale selon les locuteurs (le Département d’État y étant plus sensible que le Département de la Défense, par exemple) ; et peut varier d’une administration à l’autre avec une attention portée par le président Obama qui se retrouve beaucoup moins depuis l’élection de Donald Trump.
Les forces armées
Entre 2007 et 2014, des incidents concernant les forces stratégiques (vols de bombardiers armés, manquements aux règles de sécurité…) ont fait prendre conscience de la nécessité de réinvestir dans le capital humain en charge de la mission nucléaire. Le Département de la Défense a notamment pris acte du problème de motivation des effectifs alloués à ces services[7] et a fait en sorte de réorienter sa communication à son égard. Les discours publiés dans ce cadre cherchent donc à rappeler que même si les armes ne sont pas véritablement utilisées, elles jouent un rôle permanent dans la prévention des conflits. Pour cet auditoire, des formulations percutantes sont retenues avec un accent sur le rôle individuel de chacun[8] et sur l’importance d’une mission décrite comme « the noblest thing a person can do » « to make a better life and a better world for our children »[9].
Le Congrès et la population
Enfin, la communication s’adresse au grand public et à ses représentants au Congrès. Cela passe par les auditions de représentants, y compris au niveau ministériel, aux Comités des forces armées des deux chambres parlementaires. Si les allocutions destinées au grand public sont peu nombreuses sur les questions de dissuasion pure, les interventions d’officiels dans des conférences ouvertes sont beaucoup plus fréquentes et certains sujets peuvent faire l’objet d’un vrai débat public. Cela a notamment été le cas en amont de la ratification du New Start et de la signature du JCPOA avec l’Iran. La question de l’autorité présidentielle à lancer une frappe nucléaire a aussi été très débattue fin 2017 avec des auditions au Congrès très médiatisées[10].
Obtenir l’adhésion de la population américaine et des représentants et sénateurs est essentiel, puisque les membres du Congrès ont le dernier mot sur le financement des programmes nucléaires, votent les Traités sur les questions de maîtrise des armements, et peuvent obliger l’administration à mener des politiques. Les différentes administrations ont donc un travail de conviction important pour légitimer la construction ou au contraire l’abandon de certains systèmes d’armes. De manière plus globale, la fin de la Guerre froide a pu écorner le bien-fondé de la dissuasion nucléaire en tant que telle. Bien que les mouvements abolitionnistes ne soient pas très puissants aux États-Unis, il a semblé nécessaire au gouvernement de réitérer que l’arsenal nucléaire n’était pas devenu obsolète avec la fin du conflit Est-Ouest et que son rôle avait évolué mais restait central pour la sécurité du pays[11].
Une communication établie en matière de dissuasion ?
Bien que la communication stratégique soit une nécessité reconnue par le Département de la Défense pour la réalisation de ses objectifs, sa déclinaison en matière de dissuasion stratégique n’a pas pour l’instant donné lieu à l’adoption d’une doctrine officielle publique. Pour autant, deux axes sont clairement identifiés. D’une part, le dialogue dissuasif à proprement parler, avec en particulier la construction d’une doctrine et de capacités crédibles, et l’utilisation d’une politique de signaux graduée. De l’autre, un travail de diplomatie publique à l’égard du public au sens large, visant à faire adhérer en interne et en externe au bien-fondé de la stratégie américaine de dissuasion. Ces deux aspects font l’objet d’une réflexion importante et la définition des messages et des vecteurs est très étudiée. Leur combinaison en une stratégie cohérente est l’enjeu principal pour Washington. Dans ce but, les États-Unis disposent d’une vaste palette de moyens.
Une communication dissuasive qui s’appuie sur des moyens variés
Une grande transparence sur la doctrine et les capacités
Une formalisation à travers trois documents clé
Depuis 1994, le document le plus complet et ayant un véritable statut de référence est la Nuclear Posture Review (NPR), dont quatre versions ont été publiées à ce jour : en 1994, en 2001, en 2010 et en février 2018 pour l’entrée en fonction de Donald Trump. La première édition s’est construite avec l’ambition de passer en revue dans un document unique les politiques nucléaires allant de la doctrine, composition des forces, infrastructures, sécurité et sûreté, mais aussi maîtrise des armements. Les deux suivantes ont été réclamées par le Congrès[12].
Si l’objectif principal de la première édition de la NPR était de repenser en interne la politique de dissuasion américaine dans un nouvel environnement stratégique, la NPR est devenue en 2010 le principal vecteur extérieur de cette stratégie. En effet, cette version a été publique et téléchargeable sur le site du Département de la Défense, avec un résumé traduit en espagnol, russe, arabe, chinois et français ce qui illustre la volonté de communiquer auprès des différents publics étrangers[13]. La sortie d’une nouvelle NPR est un événement important et médiatisé[14].
De manière complémentaire, la Maison Blanche commande au Département de la Défense des rapports qui visent à mettre en adéquation la stratégie des forces nucléaires avec la doctrine publique. Traditionnellement, ces documents étaient classifiés[15], même si des fuites ont rendu publiques quelques orientations nouvelles en 1997[16].Sous l’administration Obama, la vocation du document a changé puisqu’une version accessible de la Nuclear Weapons Employment Strategy of the United States a été publiée sur le site de la Maison Blanche en juin 2013[17]. Ainsi, il constitue jusqu’à nouvel ordre la source officielle indiscutable pour communiquer sur la stratégie nucléaire américaine mais aussi la composition des forces[18]. D’autres documents sont utilisés pour communiquer sur la stratégie, comme la Quadrennial Defense Review ou le Nuclear Matters Handbook, dont la dernière édition a été publiée en 2016.
Des interventions écrites et orales pour la rappeler et la préciser
Au-delà de ces trois grands cadres, les États-Unis n’hésitent pas à rappeler régulièrement leur politique nucléaire par l’intermédiaire d’interventions officielles, écrites ou orales. Le Président peut être amené à s’en faire directement l’écho, par des discours ou des déclarations. Le Président Obama s’est fait connaître pour ses interventions à Prague en 2009[19] et à Berlin en 2013[20]. Le Président Trump a recours à des déclarations d’intention sur Twitter[21] et des interviews données à la presse[22].
Il est secondé par trois membres de son cabinet. Le Secrétaire à la Défense, ses adjoints et des représentants plus subalternes, s’adressent notamment aux forces armées et au Congrès. La communication du Département de la Défense peut s’adresser au grand public, avec notamment des briefings donnés à la presse et des interviews qui ont pour rôle d’expliciter la politique menée et de la populariser dans l’opinion. Certaines déclarations visent particulièrement un public étranger, notamment celles qui sont faites lors de visites officielles, il s’agit alors d’insister sur l’importance de la dissuasion élargie mais aussi par ricochet de faire passer des messages aux éventuels adversaires.
Le Département d’État publie des documents sur la politique nucléaire américaine, comme des fiches techniques sur les politiques et programmes[23]ou sur la stratégie d’emploi des forces[24]. Les interventions publiques orales et écrites du Secrétaire d’État sont principalement liées à la politique de non-prolifération et de désarmement. Enfin, le Département de l’Énergie joue un rôle similaire, avec une priorité donnée à ses missions militaires principales[25].
La définition de lignes rouges voire de menaces
En plus de la doctrine générale, les responsables américains peuvent être amenés à tracer des lignes rouges et exprimer des menaces lors de situations particulières, où il s’agit notamment de dissuader un adversaire identifié de faire usage d’armes non-conventionnelles. Ces pratiques étaient fréquentes lors des crises de la Guerre froide[26]. Certains cas plus récents ont combiné avertissement privé et prise de parole publique pour avertir un adversaire de renoncer à un comportement, par exemple l’utilisation d’armes chimiques ou biologiques par Saddam Hussein en 1991[27].
Pour ce qui est de la dissuasion stratégique, ce type de communication s’est tari à la fin de la Guerre froide avec un accent mis sur des éléments de langage stables, par exemple vis-à-vis de Pyongyang (voir étude de cas). Donald Trump souhaite depuis son élection favoriser à nouveau un discours très direct de menaces et lignes rouges qui laissent paraître pleinement la capacité nucléaire américaine. Il a ainsi attiré l’attention du monde entier en promettant notamment « le feu et la furie » à la Corée du Nord le 8 août 2017[28]. En juin 2018, c’est à l’Iran de Rouhani qu’il a promis de « souffrir des conséquences que peu ont connu au cours de l’histoire »[29].
Des capacités connues
Tout comme la doctrine, les capacités font elles-aussi l’objet d’une ouverture importante, fruit d’une culture politique relativement transparente, des requêtes de parlementaires souhaitant participer aux politiques de sécurité mais aussi d’instruments légaux tels que le Freedom of Information Act. Le Département de la Défense et le Département d’État publient des données quantitatives sur l’arsenal nucléaire, par exemple sous forme de fiches techniques[30] ou de manière moins exhaustive mais plus régulière dans les notifications soumises pour le Traité New Start[31]. Dans le cadre du TNP, les États-Unis donnent des informations sur leurs arsenaux et même leurs stocks de matière fissile, avec un niveau de détail supérieur aux autres pays dotés[32].
Trois autres canaux permettent de communiquer sur les programmes et les équipements : les documents budgétaires publiés chaque année par l’Air Force, la Navy et la NNSA (National Nuclear Security Administration), le processus parlementaire d’examen du budget et les appels d’offres qui peuvent contenir des informations sur les caractéristiques des armes considérées[33].
Ces éléments de communication confirment la volonté de convaincre en interne du bien-fondé de financer l’arsenal nucléaire, aux élus et citoyens qui le souhaitent de débattre sur les options possibles et s’informer, mais aussi aux adversaires de constater la détermination américaine à ne pas se laisser dépasser dans la course aux technologies. Ces objectifs sont facilités par l’accès aux informations des médias qui publient régulièrement sur les progrès ou difficultés d’un programme.
Une communication non-verbale développée
Le discours n’est qu’un aspect de la communication stratégique, et témoigne des intentions et des objectifs politiques. Mais la communication ne peut être efficace que si les actions sont en cohérence avec ces politiques déclaratoires. La communication non-verbale est essentielle et peut s’appuyer sur plusieurs ressources.
Des déploiements, essais et exercices qui mettent en action les forces
Pour démontrer l’opérationnalité de ces capacités, les États-Unis procèdent régulièrement à des exercices et essais, qui sont utiles pour s’assurer en interne que les équipements auront les performances escomptées par les plans de frappe, mais également convaincre partenaires et adversaires de la fiabilité de l’arsenalUS Strategic Command Public Affairs, « US Strategic Command to Conduct Command, Control Exercise», 30 octobre 2015 : Amiral Cecil Haney, « The United States’ ability to maintain a safe, secure, effective and credible nuclear deterrent is foundational to our national security and contributes to the security of our allies and partners. This exercise, and our continued focus on maintaining key capabilities and skills, ensures US STRATCOM’s strategic forces remain ready, 24/7, providing flexible and credible options for the president and the Department of Defense ».)).
Ces objectifs se déclinent sur l’ensemble de la Triade de manière régulière et assez normée, avec des budgets annuels pour les différentes forces. Cela permet d’assister à une moyenne de 3 tirs de Minuteman par an, 4 tirs de Trident II D5 auxquels s’ajoutent occasionnellement des tirs d’ALCM. De même, Stratcom est en mesure de procéder chaque année à des exercices anticipés qui lui permettent de vérifier la pertinence de ses procédures en mesure de commandement et de contrôle (Global Lightning et Global Thunder). L’Air Force Global Strike Command organise un exercice annuel à grande échelle (Constant Vigilance/Prairie Vigilance) dans lequel les unités de bombardiers stratégiques B-52 sont mobilisées. Selon les communiqués réguliers de Stratcom et de l’Air Force Global Strike Command, ces exercices sont indépendants de la situation stratégique, s’appuient sur des scénarios fictifs et sont planifiés au moins un an à l’avance.
Une politique de signaux graduée
Par ailleurs, lorsque Washington souhaite rappeler des lignes rouges ou rassurer un allié, une palette de mesures est envisageable, depuis la gesticulation jusqu’au déploiement avancé de systèmes stratégiques. Au niveau théorique, une liste graduée de signaux potentiellement envisageables a été recensée pour les États-Unis : essai nucléaire, accroissement du niveau d’alerte des ICBM, accroissement du niveau d’alerte des SNLE, essais d’ICBM et SLBM, tirs d’essais de missiles de croisière, exercices, survols et amélioration de l’état de préparation des bombardiers stratégiques, amélioration de l’état de préparation des avions à double capacité et déploiement avancés[34].
Dans la pratique, les États-Unis ont régulièrement recours de manière publique à plusieurs outils, et notamment au déploiement de bombardiers stratégiques et à la conduite d’exercices intégrant une dimension nucléaire.
D’autres n’ont plus été utilisés depuis la fin de la Guerre froide et ont pu être débattus au niveau institutionnel, en particulier en amont de la publication de la NPR 2018 comme le stationnement d’armes nucléaires sur des théâtres avancés (comme la Corée du Sud), le redéploiement d’armes sur de nouvelles plates-formes (bâtiments de surface) ou le lancement de nouveaux programmes (armes à faible puissance). Enfin, certains signaux sont censés être secrets et n’être captés que par les services de renseignement adverses, comme par exemple la mise en état d’alerte ou la patrouille discrète de composants stratégiques. Ce type de signal est plus difficile à manier dans des sociétés démocratiques et à l’heure de la communication de masse.
A noter que le discours qui accompagne certaines de ces actions peut aussi en modifier l’interprétation : par exemple, le fait d’insister sur un essai d’ICBM en temps de crise va pouvoir être perçu comme une réponse immédiate à un comportement adverse, même si l’essai en lui-même était planifié.
Sur la péninsule coréenne, les exercices annuels conduits avec Tokyo et Séoul n’ont pas la même physionomie selon l’état immédiat des relations (voir étude de cas). Dans les périodes de crises, des bombardiers stratégiques B-52 participent aux exercices, afin de rappeler la détermination de Washington à soutenir ses alliés par tous les moyens, un message utile à la fois pour Pyongyang mais aussi pour des partenaires toujours soucieux d’un éventuel abandon américain. En temps de détente, les Etats-Unis n’hésitent pas à les annuler[35].
En Europe également, Washington se sert de ses exercices réguliers pour faire passer des messages. Lors de la crise ukrainienne avec Moscou, ces démonstrations ont eu des vocations dissuasives mais aussi de réassurance. Ainsi, l’exercice de l’OTAN Steadfast Noon de 2014 a pour la première fois mis en œuvre des F-16 polonais, des B-52 et B-2 ont été déployés au Royaume-Uni et ont participé à des exercices d’ordinaire réservés aux forces conventionnelles[36].
Ce type de communication réactive semblait jusqu’à cette année davantage fait pour rassurer que pour inquiéter des adversaires, même si certains survols de B-52 par exemple en Corée ont suscité des réactions importantes. La volonté de ne pas imiter la gesticulation nucléaire de certains, comme la Russie, jugée déstabilisatrice et pouvant envenimer des tensions, était visible. Cela n’a pas toujours été le cas puisque l’on peut se souvenir de crises antérieures durant lesquelles Washington avait été plus menaçant[37]. Lors de la guerre du Vietnam, l’administration Nixon avait conduit un exercice majeur impliquant de mettre les forces nucléaires en alerte pendant deux semaines, a priori pour laisser entendre au Vietnam du Nord, et à ses alliés soviétiques, que l’option nucléaire pouvait être considérée[38]. La gestion par Donald Trump de la crise nord-coréenne a entraîné des changements majeurs. Tout d’abord, la joute verbale entre Donald Trump et Kim Jung-un de l’été 2017 a montré les limites de cette retenue. Par ailleurs, la suppression d’exercices annuels suite au sommet de Singapour entre Donald Trump et Kim Jung-un a préoccupé les alliés asiatiques et indiqué un moindre souci de renforcer la dissuasion élargie.
Évolutions récentes et perspectives
La prise en compte des nouveaux médias et nouvelles pratiques de communication
L’année 2017 a été à l’origine de modifications d’ampleur en matière de communication stratégique aux États-Unis, tant sur la forme que sur le fond. En effet, si les grands « classiques » évoqués en première partie ont bien été respectés, avec en particulier la préparation d’une nouvelle NPR, l’utilisation par le président Trump des réseaux sociaux pour faire passer des messages en matière de dissuasion a court-circuité une mécanique relativement bien rôdée.
La première démonstration par le Président républicain de son intention de tweeter pour dissuader est intervenue avant son entrée en fonction, lorsqu’il a estimé que « les États-Unis doivent grandement renforcer et étendre leurs capacités nucléaires jusqu’à ce que le reste du monde agisse de manière raisonnable en matière nucléaire »[39]. En août 2017, il a eu plusieurs tweets dans lesquels il a indiqué avoir ordonné dès son entrée en fonction « la modernisation et la rénovation de l’arsenal nucléaire », jugé « plus fort et plus puissant que jamais auparavant »[40]. Toujours sur Twitter, le Président a déclaré en septembre 2017 que la voie diplomatique était une perte de temps avec Pyongyang et qu’au rythme actuel, les Nord-Coréens « n’en avaient plus pour longtemps »[41].
L’utilisation de références claires sur Twitter sur un sujet d’ordinaire beaucoup plus feutré et implicite est une modification d’ampleur pour la communication stratégique américaine. Elle donne à la question un caractère quasiment quotidien, au fil des déclarations, qui amplifie le sentiment de crise et de danger, pour la population américaine et le reste de la communauté internationale. L’usage des réseaux sociaux permet de toucher directement les populations sans médiateur officiel : la visibilité est accrue mais il n’y a aucun moyen d’en contrôler l’interprétation. Par ailleurs, tout l’objectif de la communication stratégique est de construire un cadre cohérent pour l’ensemble de l’action d’un État dans un domaine donné : l’utilisation personnelle des réseaux sociaux est difficile à concilier avec cet objectif puisque comme on le constate sous la présidence Trump, les déclarations peuvent être en contradiction avec les actions sur le terrain, ce qui nuit à la crédibilité. En effet, les discours afférents à la dissuasion, comme les NPR, sont travaillés dans le détail, chaque mot étant choisi en fonction des interprétations possibles et de la volonté de présenter une posture cohérente. Les interventions a priori spontanées du Président contredisent ces efforts et posent d’immenses questions sur leur insertion dans les autres cadres de communication, en particulier lorsqu’il y a des revirements majeurs ou des contradictions évidentes. En revanche, la possibilité de toucher un public extrêmement large est une opportunité formidable pour faire passer des messages, y compris dans ce domaine.
Il est difficile d’imaginer qu’à l’avenir, les responsables américains ne feront pas usage de ces outils de communication directs, peu coûteux et universels. Néanmoins, l’utilisation particulière du président Trump, en décalage avec la politique déclaratoire officielle et les actions entreprises, sera sans doute une exception liée à sa personnalité.
Efficacité et cohérence de la communication américaine
Une pratique démocratique qui favorise les nuances dans le discours
La relative transparence qui caractérise la pratique de la dissuasion aux États-Unis est nécessairement source de nuances d’interprétation qui peuvent avoir des conséquences dans la délivrance du message mais aussi une utilité en permettant de cibler les interlocuteurs. Ainsi, les différents officiels du Département de la Défense, du Département de l’Énergie ou du Département d’État ont des sensibilités différentes qui s’expriment lors de leurs interventions. Cela peut avoir un intérêt dans l’optique de « spécialiser » les locuteurs aux destinataires, par exemple les responsables de Stratcom pour les forces armées, les officiels du Département d’État pour la communauté des États non-nucléaires… Mais cela peut également être source de confusion pour des observateurs peu familiers des institutions américaines et de voir ces questions discutées de manière publique.
Le problème est de plus grande envergure s’agissant des divergences entre Congrès et exécutif. En effet, des contradictions flagrantes peuvent être notées entre les postures officielles et les positions exprimées sur Capitol Hill. En revanche et contrairement à certains États, où les ouvrages écrits par d’anciens responsables de l’armée ou de l’administration sont scrutés pour en apprendre davantage sur la politique officielle de ces pays, la richesse des informations institutionnelles aux États-Unis ne permet pas de confusion entre communication officielle et communication officieuse, même si certains anciens fonctionnaires peuvent offrir des éclairages intéressants sur les politiques menées.
Estimations sur l’efficacité et la cohérence de la communication américaine en matière de dissuasion
Même s’il n’existe pas de doctrine officielle en matière de communication dissuasive aux États-Unis, ses composantes ont jusqu’à une période récente été relativement claires et il était possible d’en retranscrire les grandes lignes :
- Une volonté de transparence sur la doctrine et les capacités, perçue comme nécessaire dans un pays à forte tradition démocratique, et où le Congrès joue un rôle majeur y compris sur les questions militaires.
- La répartition des rôles : certains locuteurs ont plutôt vocation à faire passer certains messages (force de la dissuasion/intérêt pour le désarmement…), d’autres visent des cibles particulières (forces armées, États adversaires ou partenaires).
- Une hiérarchisation des messages avec une actualisation des différents documents, programmes d’armements, déclarations autour des NPR successives.
- Une conformité des prises de position des membres de l’administration, souvent autour d’éléments de langage rôdés, par exemple le terme « overwhelming and effective response », selon une pratique de communication stratégique professionnelle.
- L’utilisation de signaux nucléaires pour rappeler sa détermination et rassurer en temps de crise, avec un équilibre subtil entre exercices quotidiens et réactions au contexte stratégique.
La mise en place de ces principes a permis jusqu’à l’année dernière d’observer une certaine adéquation entre la théorie et la pratique et une mise en place assez claire de la stratégie de communication. Les positions américaines étaient globalement bien comprises, sur l’ensemble du spectre de la dissuasion. Néanmoins, plusieurs faiblesses ont été relevées dans la communication stratégique américaine « classique » :
- La difficulté de faire passer des messages contradictoires, et par exemple de rassurer des alliés sans risquer l’intensification d’une crise, de souligner le respect par les États-Unis de l’objectif de désarmement sans démotiver les effectifs concernés…
- Le risque de faire des gestes inutiles, qui ne dissuadent pas spécialement mais sont devenus une réaction routinière et quasi-systématique (par exemple, les vols de bombardiers stratégiques lors des essais balistiques nord-coréens) et risquent au contraire de banaliser ces actions tout en épuisant les réserves de réponses possibles en cas d’intensification de la crise.
La première année de l’administration Trump a privilégié la visibilité et la médiatisation à la cohérence. Il est trop tôt pour juger l’efficacité des nouvelles méthodes employées. Il sera particulièrement intéressant d’observer si le président se conforme désormais dans ses déclarations et tweets à la politique développée dans la NPR. Par ailleurs, il faudra voir si les lignes rouges fixées sont respectées. L’impression à ce jour est néanmoins celle de l’absence de stratégie et de ligne directrice dans la mise en place de la communication et donc la remise en cause de l’exigence de cohérence entre les différents acteurs.
Étude de cas : la communication américaine dans la crise nord-coréenne
Ces dix dernières années, et plus encore en 2017-18, une préoccupation constante des forces armées et de la diplomatie américaines a été la menace nucléaire et balistique nord-coréenne. Les États-Unis y ont répondu principalement de deux manières. D’une part, ils essaient de résoudre la crise de prolifération en employant le panel d’outils diplomatiques envisageables. Dans le même temps, une politique de dissuasion militaire est menée pour convaincre Pyongyang de renoncer à toute agression. Dans cette brève étude de cas, nous nous proposons de nous concentrer sur cette forme de réponse et de la limiter aux forces stratégiques, et de n’évoquer que les actes de communication qui font référence aux capacités de riposte nucléaires américaines.
Un climat d’hostilité qui justifie une communication stratégique permanente
Par des messages
La Corée du Nord est mentionnée parmi les menaces qui justifient la préservation de l’arsenal nucléaire américain, pour le risque qu’elle pourrait faire courir pour la région et les États-Unis mais aussi du fait du besoin de rassurer les alliés asiatiques et d’éviter ainsi qu’ils ne décident de construire leur propre force de dissuasion[42].
Des responsables civils et militaires de l’administration saisissent régulièrement des opportunités pour rappeler la détermination de dissuader Pyongyang quelle que soit la nature de l’attaque. Ainsi, l’expression très régulièrement reprise par l’administration américaine promet « an overwhelming and effective response » en cas d’attaque[43].
Un des efforts clairement menés par les responsables américains est de convaincre la hiérarchie nord-coréenne de sa détermination à répliquer à une attaque et donc à dissiper toute impression de faiblesse. Le discours a évidemment évolué drastiquement en la matière. L’administration précédente indiquait régulièrement qu’elle « will continue to ensure strong and effective deterrence posture so that Pyongyang never misjudges our role, commitment or capability to respond as an alliance »[44]. Le président Trump a poursuivi des objectifs similaires mais avec un ton plus brutal, évoquant la destruction entière du pays à l’Assemblée générale des Nations-Unies ou réitérant régulièrement la préparation militaire des États-Unis en cas d’attaque du leader nord-coréen surnommé « Rocketman »[45]. La NPR 2018 a fait preuve de fermeté en la matière, menaçant de renverser le régime en cas d’attaque nucléaire [46]. Ces messages verbaux interviennent également en coordination avec les alliés et en particulier Séoul, comme lors de l’annonce conjointe en 2013 d’une « dissuasion sur mesure contre l’emploi par la Corée du Nord d’armes de destruction massive »[47].
Par des exercices
En raison de la permanence de la menace, Washington a pris l’habitude de réaliser régulièrement des exercices dans la région, menés en partenariat avec ses alliés mais lui permettant de démontrer les capacités de ses forces stratégiques et surtout leur intégration aux éventuelles opérations qui pourraient être menées dans le cadre d’un conflit sur la péninsule coréenne.
Ainsi, Washington mène depuis 1986 des exercices biannuels conjoints avec le Japon intitulés « Keen Sword ». Si ceux-ci ne visent pas exclusivement à dissuader Pyongyang, cet objectif est officiellement reconnu dans la mesure où les deux alliés cherchent à améliorer l’interopérabilité de leurs forces et leur préparation au combat[48]. Les exercices réalisés avec Séoul ont lieu tous les ans depuis 2002 dans le format actuel. Key Resolve est le code donné à l’exercice d’une semaine impliquant les structures de commandement, et Foal Eagle celui d’environ deux mois qui impliquent toutes les forces sur des exercices de terrain[49]. En raison de leur caractère opérationnel, Washington a pour habitude d’insister sur le caractère routinier de ces exercices, et non pas de les lier à une crise particulière, en informant Pyongyang qu’ils ne sont pas « related with the current situations on the Korean Peninsula »[50]. Ce message a été abandonné en 2018 lorsque suite à la rencontre entre les chefs d’Etat américain et nord-coréen à Singapour, Donald Trump a annoncé la suspension d’exercices qu’il a lui-même qualifié de « provocateurs et coûteux »[51].
Par la publicité qui entoure le déploiement de capacités adaptées
Ces exercices sont accompagnés d’une politique de modernisation des arsenaux et de déploiement qui permet de prendre en compte la montée en puissance de la menace nord-coréenne dans le long terme. Le caractère public de ces déploiements, ainsi que les argumentaires qui sont utilisés, sont autant de moyens de communiquer ses intentions mais surtout sa capacité à dissuader Pyongyang, que ce soit dans une stratégie de dissuasion par interdiction (par exemple autour du système THAAD)[52]ou par représailles grâce à la Triade[53]. La présentation des capacités lors d’essais peut également entrer dans ce cadre. C’est notamment le cas de l’interception d’un ICBM en mai 2017, qui a été décrit comme la démonstration concrète de la capacité américaine à déjouer la menace balistique nord-coréenne[54].
Des crises épisodiques à l’origine d’une intensification des messages
Des réponses souvent immédiates
Si la situation en Corée du Nord justifie des déclarations et exercices rappelant la détermination américaine à dissuader tout type de menace, on observe néanmoins que la communication s’accentue lorsque la situation se tend dans la région. Les exercices annuels ne sont pas répétés de manière identique chaque année, mais sont influencés par le contexte et exacerbent le climat d’hostilité ou essaient de le réduire[55]. Ainsi, suite à l’essai nucléaire réalisé en 2013, les tensions se sont intensifiées avec l’usage des F-22, B-2 et B-52 lors des exercices militaires classiques[56]. En 2014, dans un climat moins tendu suivant l’élection de la présidente Park et plusieurs gestes d’ouverture, les États-Unis n’avaient pas fait usage des bombardiers stratégiques lors des exercices de printemps.
L’intensification de la communication se fait à travers trois vecteurs, visibles lors de la crise de l’été 2017. Au niveau politique, Washington rappelle la doctrine et la résolution américaines à tous les niveaux pour protéger ses intérêts et défendre ses alliés. Des exercices ont également pour but de rassurer les alliés et démontrer le caractère opérationnel des forces nucléaires américaines, avec notamment un survol de la péninsule sud-coréenne par des B-52 et des B-1 ou encore des exercices conjoints. Le choix des capacités exercées peut être une indication de la stratégie qui serait poursuivie en cas de crise[57]. Le troisième axe concerne les annonces en matière de capacités de défense, notamment en partenariat avec Séoul et Tokyo.
Une volonté de ne pas déclencher une escalade incontrôlée ?
La répétition des situations de crises et les doutes qui existent sur la stratégie du régime nord-coréen, ses objectifs et sa tolérance au risque sont autant de facteurs qui conduisaient jusqu’à maintenant Washington à une certaine retenue dans ses messages et à tout faire pour éviter d’intensifier volontairement une situation tendue. Ainsi, il n’était pas question de manier des menaces nucléaires explicites, de proposer officiellement de changer de doctrine ou de considérer le déploiement avancé d’armes nucléaires lors des crises récentes et Washington pouvait même annuler des exercices pour ne pas exacerber des tensions[58]. Cette politique a été remise en cause par l’administration Trump qui a estimé que l’escalade verbale pouvait conduire à des résultats, et n’a pas hésité à en venir aux insultes à l’égard de Kim Jung-un. Cette stratégie plus agressive au niveau verbal était notamment menée dans l’espoir de faire pression sur la Chine et la convaincre d’agir face à Pyongyang[59].
La reprise du processus diplomatique et le sommet de Singapour du 12 juin 2018 légitiment aux yeux de l’administration cette communication beaucoup plus ferme : en effet, la Maison Blanche estime que c’est sous la menace que Kim Jung-un a accepté d’évoquer la dénucléarisation de son pays et de cesser les essais nucléaires et balistiques. Le processus de discussion ne faisant que commencer, il est trop tôt pour avoir des certitudes sur l’efficacité de cette démarche, mais on peut déjà observer que l’administration républicaine semble vouloir reproduire un tel schéma avec l’Iran, envers duquel le président Trump a repris récemment une rhétorique particulièrement agressive[60].
Interprétations variées : la difficulté de différencier riposte et dissuasion quotidienne
Dans ce contexte, les marges de manœuvre et de gradation dans la communication stratégique existaient mais étaient limitées : le contenu des discours de réassurance était globalement toujours le même, les exercices conjoints avaient lieu quoi qu’il arrive, avec potentiellement la présence de bombardiers stratégiques, et le renforcement des capacités antimissiles autour de la Corée du Sud et du Japon suivait son cours. Des effets d’annonce permettaient de marquer le mécontentement face à certaines provocations, mais les différences entre communication « normale » et communication « de crise » n’étaient pas très nombreuses sur le fond.
La situation actuelle semble être à quitte ou double. Si l’initiative diplomatique produit des résultats, on pourra constater l’adéquation entre durcissement du discours et niveau de tensions, d’une part, et entre signaux de détente et progrès dans la résolution de la crise. Dans le cas contraire, et si aucun pas n’est franchi en matière de désarmement sur la péninsule, l’on peut se demander quels signaux pourront être envoyés par l’administration Trump. En effet, le Président pourra difficilement aller au-delà des insultes personnelles de 2017 ; et en-deçà du déploiement d’armes sur la zone (une option très compliquée politiquement), le curseur ne pourra quasiment plus monter sur le spectre de la communication stratégique en cas de dégradation de la crise.
Enfin, il faut noter l’absence de maîtrise sur l’interprétation qui est faite des signaux adoptés. Il est en effet tout à fait fréquent de lire dans la presse que des exercices annuels sont réalisés en réponse à des provocations nord-coréennes, comme le tir régulier d’ICBM, et ceci en dépit des démentis de l’administration[61]. A l’inverse, l’administration Trump a indiqué mi 2017 avoir envoyé un porte-avions en mer du Japon pour signaler sa détermination à s’opposer à Pyongyang et avoir des moyens d’agir en cas de provocation, alors que le bâtiment était en réalité en mission au large de l’Indonésie[62].
Observations et conclusions
Trouver le ton juste dans une communication à plusieurs
La communication en matière de dissuasion avec Pyongyang est complexe pour deux raisons. D’une part, les États-Unis sont accompagnés dans leur posture dissuasive par leurs alliés dans la région, la Corée du Sud et le Japon, qui peuvent adopter ou non un ton concordant[63]. D’autre part, des auditeurs secondaires peuvent largement influencer la teneur du message, en particulier la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie. Ces deux pays ne sont pas les destinataires principaux de la communication américaine envers Pyongyang, mais y sont très attentifs, et peuvent, de bonne foi ou non, estimer que les discours ou manœuvres les concernent également et réagir en conséquence.
Si l’on estime qu’une communication efficace en matière de dissuasion nucléaire est un discours visible, vérifiable et politiquement acceptable, on prend la mesure des limites qui sont posées dans un cas tel que la Corée du Nord[64]. L’acceptabilité politique est réduite par les réactions attendues de la communauté internationale qui jugent intolérables toutes mesures paraissant disproportionnées. Elle est aussi largement amoindrie par les réactions attendues de la Chine et de la Russie, pour lesquelles de nombreux signaux (déploiements, exercices…) seraient interprétés comme des menaces à la stabilité stratégique en Asie-Pacifique.
Trouver le ton juste dans une communication asymétrique
Le cas nord-coréen pose une seconde difficulté pour mettre en place une communication stratégique efficace : les multiples niveaux d’asymétrie qui se manifestent dans les relations entre les deux États. A l’évidence, ils ne partagent aucune culture militaire en commun qui pourrait garantir une compréhension mutuelle. Au contraire, l’absence quasi-totale de dialogue depuis plus de soixante ans rend le risque de mauvaise compréhension et d’interprétation erronée réel[65]. De surcroît, il n’existe pas de canal de communication direct entre Washington et Pyongyang[66]. Par ailleurs, les capacités très inégales en termes de renseignement et d’accès à l’information pourraient aussi être de potentielles sources d’incompréhension. La différence de statut entre les deux adversaires complique la mise en place d’une stratégie. Jusqu’à maintenant, les États-Unis souhaitaient renvoyer l’image d’une puissance raisonnable, faisant preuve de détermination mais aussi de retenue et attachée à la stabilité et à la paix. De l’autre, le régime nord-coréen utilise une rhétorique inflammatoire. La volonté de ne pas y répondre directement et de ne pas tomber dans une dangereuse escalade verbale semble avoir disparu du côté de la Maison Blanche. Les formules convenues et répétées cèdent donc la place à des menaces beaucoup plus claires. Ce faisant, Washington risque d’écorner son image de partie agressée ne faisant que se défendre et d’apparaître comme belliqueuse ou initiatrice d’une situation conflictuelle. Si les nouvelles lignes rouges sont franchies sans réaction, c’est en revanche la crédibilité de l’ensemble de sa dissuasion stratégique qui risque d’être amoindrie.
Conclusion
La communication stratégique américaine dans le cadre de la crise avec la Corée du Nord ne peut s’enorgueillir d’avoir toujours été efficace, mais doit composer avec de nombreuses difficultés qui rendent impossible une application parfaite de la théorie. Les administrations précédentes ont eu tendance à harmoniser la communication « classique » et celle réservée aux crises les plus vives, ce qui s’est traduit par une difficulté à « faire varier le curseur » sur l’échelle des signaux. Incapable de récolter des résultats en termes de comportement positif[67], les États-Unis paraissaient répondre mécaniquement à certains événements (comme les essais nucléaires), au risque de banaliser certaines manœuvres (comme l’utilisation des B-52)[68]. Donald Trump a modifié profondément cette politique avec l’objectif de marquer des lignes rouges claires et de signaler la détermination américaine à employer ses forces militaires, y compris stratégiques, en cas de besoin, mais aussi en envoyant des signes très clairs de désintensification de la crise, avec un sommet entre chef d’Etats, des propos très favorables à l’égard de la Corée du Nord ou encore l’annulation d’exercices conjoints avec Séoul. Il est naturellement trop tôt pour observer l’efficacité de ce revirement majeur.
References
Par : Emmanuelle Maître
Source : Fondation pour la recherche stratégique