Guerre, violence, mort et destruction mais pourvu qu’elle soit juste…

Mis en ligne le 24 Oct 2018

Cet article revient sur un concept cardinal et controversé du droit, celui de guerre « juste ». De la Guerre des Gaules à la Seconde Guerre du Golfe, l’auteur explore et analyse le recours à ce concept, en souligne les fondements, les mobiles, les limites, les risques. Il met en regard de cette notion de guerre « juste » celle de paix « juste » qui seule peut être durable, sous l’égide d’une éthique partagée et d’un respect réciproque avec l’adversaire d’hier.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Patrick Bouhet, « Guerre, violence, mort et destruction mais pourvu qu’elle soit juste… », Réflexions stratégiques, n°193, Juillet-Août 2018 .

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’Union-IHEDN :


A Rome déjà, la notion de guerre juste (bellum iustum) préside à l’activité guerrière qui revêt elle-même un caractère religieux mais aussi juridique. De ce point de vue, la guerre pour être juste devait être régulièrement déclarée, être la conséquence de la revendication d’un droit, l’expression de la vengeance après une injustice ou enfin avoir pour objectif l’expulsion d’un ennemi.

Au Ier siècle avant notre ère, Jules César cherche, par exemple, toujours à justifier les guerres qu’il entreprend en donnant les meilleures raisons et le beau rôle aux Romains. Son ouvrage majeur, la Guerre des Gaules, est ainsi avant tout destiné à ses compatriotes et participe d’objectifs plus politiques qu’historiques, ce qui doit en premier lieu le faire considérer comme un instrument de propagande. Cela s’inscrit dans le cadre des antagonismes politiques au plus haut niveau du jeu politique qui se joue à Rome. La Guerre des Gaules est-elle juste et répond-elle à un objet commun ou est-elle d’ordre privé et correspond-elle ainsi aux seuls intérêts de César ? La question divise bien entendu ses partisans et opposants et ne sera jamais vraiment réglée sinon par la guerre civile qui suit. Celle-ci est par nature injuste voire impie dans le système de pensée des Romains. Elle ne peut en conséquence être conclue par un triomphe, contrairement aux guerres extérieures. Mais la victoire sanctionne aussi la guerre juste et peut sanctionner de facto un conflit, débuté en dehors ou dans le cadre des règles, qui change de statut selon le résultat final obtenu…

Voltaire, dans le chapitre III de son Candide, nous montre la pérennité de ce sujet. Il peint en quelques lignes la vision du philosophe sur la guerre, sujet presque toujours d’actualité à son époque. Il y décrit, en termes précis et choisis, le carnage et la brutalité tout en faisant voir les limites du bel ordonnancement et du ballet des troupes dans la bataille. Il laisse aussi transparaître la perte d’humanité pour les combattants traités comme des masses. Mais à la fin des combats, les monarques bulgares et abares font dire des Te Deum et peu importe qui est vainqueur ou vaincu. S’il traite ainsi de la vanité des dirigeants, il fait aussi référence à ce besoin, commun, d’avoir Dieu ou les dieux, de son côté. Et si l’on a la divinité avec soi, c’est que la justice et le droit y sont aussi.

Agent de la violence et victime potentielle

 

Or il s’avère que la question de la justesse du combat n’est pas seulement un détail pour le combattant : c’est un moyen de se motiver mais aussi de supporter la terrible réalité de la guerre. C’est lui permettre d’en devenir acteur, agent de la violence, mais aussi la victime potentielle, prête à en supporter les souffrances voire la mort par idéalisme, dévouement, discipline ou fatalisme. Mais le Te Deum des souverains s’adresse aussi aux populations, sans l’acceptation tacite desquelles a minima l’engagement, et au mieux le soutien total, aucune guerre ne peut être gagnée. On le voit : la question de la guerre juste est centrale.

Et l’on peut y revenir à travers la double trinité de Clausewitz : entendement pur, libre activité de l’âme, haine et animosité, chaque élément étant rattaché tout d’abord au gouvernement puis à l’armée et à son commandant et enfin au peuple. En effet, selon cette proposition la motivation du gouvernement et de l’armée étant liée à la raison et au calcul, elle n’aurait pas le besoin d’être nourrie par la passion à l’inverse du peuple. Ce serait oublier qu’en réalité, gouvernants et militaires suivent aussi leurs haines et passions et que, surtout les seconds par ce qu’ils endurent et font  endurer en tant qu’acteurs, ont souvent besoin d’une forte motivation. La religion peut constituer la motivation ou le refuge des craintes et doutes. C’est pourquoi elle peut être si nécessaire au combattant aux portes de la mort reçue et donnée. L’idéologie aussi, sous toutes ses formes peut jouer ce rôle bien que ses ressorts soient sûrement moins puissants, non pas tant en termes de motivation que d’acceptation ou de réponses aux questions métaphysiques qui sortent le plus souvent de son champ. De là, la présence des aumôniers ou le besoin de psychologues et de psychiatres pour ceux qui n’y font pas appel ou pour ceux encore pour lesquels le secours des premiers ne suffit pas. Il s’agit de soigner les blessures de l’âme pour les uns, où les syndromes post-traumatiques pour les autres.

Cependant si nous en revenons à la trinité clausewitzienne d’une part et que nous étudions une majorité de conflits d’autre part, deux questions apparaissent. La première porte sur « l’impulsion naturelle aveugle, la haine et l’animosité» qui sont attachées au peuple et la seconde sur l’excès de ces motivations qui tendent à rendre probable la guerre absolue de Clausewitz ou la guerre totale pensée à partir du XIXe siècle en Occident.

En effet, s’il semble que le stratégiste prussien attribue une tendance naturelle du peuple à suivre l’impulsion aveugle qui lui est attribuée, l’histoire des guerres, y compris les plus récentes, a tendance à démontrer au contraire l’obligation de le motiver pour débuter et mener une guerre.

Comment motiver le peuple pour faire la guerre ?

 

Ainsi, si nous revenons à la guerre du Péloponnèse, qui nous a si souvent servi de référence dans ces colonnes, l’un des objectifs principaux de Périclès, lorsqu’il prononce les oraisons pour les morts de la guerre (epitaphios logos), que lui prête Thucydide, est bien de motiver les vivants pour la poursuite du combat. Il s’agit de leur donner une vision favorable d’Athènes, que n’aurait sûrement pas partagée ses adversaires, et du rôle d’École de la Grèce que s’octroie la cité. Il s’agit de glorifier son camp et ses valeurs et en même temps de diminuer celles de l’adversaire. Cela correspond sûrement aussi à un besoin réel de remonter le moral des citoyens et combattants après une première année de combat qui en promettait d’autres, c’est-à-dire d’autres souffrances, privations et morts. Cette nécessité pourrait paraître naturelle dans le cadre d’une démocratie, même partielle comme Athènes, mais est partagée par tous les systèmes politiques. La guerre engagée doit toujours apparaître juste pour les citoyens ou sujets, pour ceux qui participent au gouvernement, pour de nombreux combattants, lorsqu’ils ne sont pas que des mercenaires sans aucune conscience, mais aussi pour les observateurs neutres et surtout les alliés dont on recherche l’appui. La tapisserie de Bayeux, qui relate le débarquement de Guillaume le Conquérant en Angleterre, débute aussi son récit par la présentation du bon droit du duc de Normandie face à la duplicité et au parjure du roi Harold. La recherche d’éléments juridiques ou généalogiques, fondant les demandes, prétentions ou contestations de territoires, forme souvent les premiers travaux nécessaires au déclenchement d’une guerre à la période médiévale.

On pourrait croire que la période contemporaine et surtout les totalitarismes feraient l’économie de tels arguments et de la démonstration de la justesse de la guerre qu’ils engageaient. L’exemple de l’attaque de la Pologne tend à prouver le contraire. Dès juin 1939, une opération est décidée au plus haut niveau, par Hitler et Himmler, visant à donner un prétexte à l’attaque planifiée contre la Pologne. Il s’agit de faire croire à une agression menée par des soldats polonais contre la station émettrice de Gleiwitz en Silésie (aujourd’hui Gliwice en Pologne). Le but étant de diffuser un appel aux populations afin qu’elles se soulèvent contre Hitler. Donc le 31 août 1939, des détenus revêtus d’uniformes polonais furent abattus, l’appel lancé et des journalistes appelés pour témoigner de l’attaque. Le 1er septembre, l’Allemagne attaque la Pologne et la Seconde Guerre mondiale débute. Cette opération montre que la nécessité existe aussi pour une dictature de prouver son bon droit, que ce soit vis-à-vis de sa population ou vis-à-vis de la communauté internationale. Il s’agit ici moins d’un souci éthique, religieux ou juridique qu’une nécessité politique.

C’est une autre nécessité qui a conduit le gouvernement des États-Unis à produire une série de films, dirigée notamment par Frank Capra, sous le titre Pourquoi nous combattons ? entre 1942 et 1945. Il s’agit d’expliquer aux soldats américains la raison de l’engagement des États-Unis dans la guerre et d’obtenir le soutien de la population. La tradition du pays était en effet à l’isolationnisme. L’entrée dans un conflit armé comprenant de plus une alliance avec les Soviétiques n’était pas une chose naturelle. Il fallait donc bien insuffler la combativité nécessaire aux combattants et la volonté de soutenir leurs efforts pour la population dans son ensemble. Cela prouve que l’animosité et la haine ne sont pas forcément des éléments naturels au peuple mais doivent souvent lui être inoculés par la voie de la propagande, voire du mensonge.

C’est le cas de figure que nous retrouvons en 2003, à la veille de l’intervention internationale qui vise à provoquer la chute de Saddam Hussein. Cette opération est conduite par les États-Unis qui viennent de subir les attentats du 11 septembre 2001, l’attaque de l’USS Cole et celle de plusieurs ambassades en Afrique. L’Irak est présentée, à tort, comme l’un des acteurs favorisant le développement du terrorisme islamique mais aussi comme une puissance continuant à développer son arsenal de destruction massive. A nouveau, pour obtenir le soutien de sa population et de la communauté internationale mais aussi l’engagement de ses Alliés sous le couvert d’une résolution de l’ONU. On se souvient alors de la position française défendue par Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères, puis le président Chirac, en accord avec l’Allemagne, la Russie et la Chine ; qui s’opposent à une nouvelle guerre et conteste la véracité des « preuves » fournies par l’administration Bush. Il obtient ainsi le soutien d’une partie de la communauté internationale, ce qui permet de lancer les opérations de guerre. De l’autre côté, l’opposition de la France provoque une violente campagne de « French bashing » aux États-Unis, soutenue par une partie de la population soutenant aussi l’engagement dans cette nouvelle guerre d’Irak.

Cela nous amène à un deuxième constat, celui des dangers liés à la notion de guerre juste ou plutôt celui de la « création » d’une guerre juste. Le premier est celui de la déshumanisation de l’adversaire qui représentant le mal, dans une vision du monde essentiellement manichéiste, et ainsi n’a plus le droit à aucune considération mais doit être purement et simplement éliminé. C’est le propre des conflits religieux et idéologiques provoqués par les extrémismes, mais pas seulement. Il suffit en effet de vouloir accroître la motivation des combattants, par exemple, en les présentant comme supérieurs, ethniquement ou moralement, pour réunir toutes les conditions conduisant aux pires exactions. Et cela nous ramène à une question soulevée par Clausewitz : celle de la guerre absolue à une extrémité du spectre et de la guerre limitée à l’autre.

La boîte de Pandore des passions et animosités des peuples

 

La guerre absolue est l’aboutissement de la montée aux extrêmes qui n’est pas seulement une question de moyens mais aussi de volonté de destruction. La guerre limitée est avant tout un objet du calcul et de la raison, l’adversaire étant celui avec lequel on construira la paix à venir. Or il ne s’agit plus ici d’opposer une guerre juste à une guerre injuste, mais deux intérêts dont la concurrence n’a pu être aplanie par la diplomatie. Mais dans ce cas comment suffisamment inciter des populations et des combattants à s’engager et accepter les souffrances induites par la guerre pour de simples avantages recueillis sur la scène politique ? C’est ici que réside sûrement l’un des éléments permettant de mieux comprendre la caractère paradoxal et particulier de la guerre ainsi que le danger qu’elle comporte de toujours échapper à ceux qui en ont créé les conditions. C’est-à-dire les gouvernements et les commandements des armées qui créent, provoquent, usent et abusent des passions, animosités voire des haines des peuples selon les classifications de la trinité clausewitzienne. C’est une boîte de Pandore au sens strict, comme nous le rappellent les conflits les plus récents.

Et seul un appel à des valeurs morales communes, une éthique partagée et un respect réciproque, même au cœur des combats, peuvent permettre de penser à nouveau la paix possible. Une paix juste qui seule peut être durable… Encore faut-il que les manières de penser l’adversaire et de faire la guerre soient compatibles avec cet objectif et ne visent pas seulement à son élimination pure et simple, car, dans ce cas, avec qui faire la paix ?


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