La Russie et l’emploi des armes nucléaires : le sens des propos de Vladimir Poutine lors de Valdaï-2018

Mis en ligne le 29 Nov 2018

Cet article nous propose une analyse et quelques clefs de lecture de la dernière déclaration du président russe relative à la posture nucléaire de son pays. Les auteurs soulignent combien cette déclaration alimente spéculations et conjectures, peut-être même à l’insu de son énonciateur et au détriment de l’image d’acteur stratégique responsable que Moscou souhaite porter sur la scène internationale.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « La Russie et l’emploi des armes nucléaires : le sens des propos de Vladimir Poutine lors de Valdaï-2018 ». Note de la FRS n°21/2018
Isabelle Facon, Bruno Tertrais, 5 novembre 2018

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site du FRS


Le 18 octobre 2018, lors de la quinzième édition de la grande conférence annuelle du cercle Valdaï, réunissant experts et personnalités russes et étrangères pour des discussions sur l’état du monde, le président Poutine est intervenu sous forme d’une interview conduite par le politologue Fiodor Loukianov. La thématique en était : « Le monde dans lequel nous allons vivre : stabilité et développement au 21è siècle ».

Un passage de cette interview a retenu plus particulièrement l’attention : évoquant les risques de conflit nucléaire, le Président russe a défrayé la chronique en indiquant que les Russes, en pareille circonstance, iraient au « paradis » en tant que « martyrs » ; l’auteur de cette frappe, plus que certainement les Etats-Unis, irait, lui, en enfer, puisque la rétorsion de la Russie, en le détruisant, le priverait de la possibilité de se repentir…

Ces formulations ont retenu l’attention. Sur la forme, elles rappellent un entretien diffusé début 2018 dans le cadre d’un documentaire dans lequel Vladimir Poutine, commentant les conséquences d’une riposte nucléaire russe, s’interrogeait sur un mode rejoignant la « thématique apocalyptique » du discours de Valdaï : « … comme citoyen de la Russie et comme chef de l’Etat russe, je me pose la question : à quoi bon pour nous un monde dans lequel il n’y aurait pas la Russie ? » [1]. Sur le fond, elles ont immédiatement généré des supputations sur un éventuel changement de doctrine nucléaire.

La déclaration de Vladimir Poutine a contraint le porte-parole de la présidence russe, Dmitriï Peskov, à corriger le tir en affirmant que l’important, dans le propos présidentiel, ne résidait pas dans « l’allégorie » du paradis et de l’enfer, mais bien dans l’affirmation que la doctrine nucléaire de la Russie n’octroie pas à ses dirigeants le droit à une frappe nucléaire préventive ou « première frappe » stratégique : « Dans notre doctrine il n’y a pas de droit à une première frappe. Nous ne nous considérons pas en droit d’exercer une première frappe » ; « Nous n’attaquerons personne en premier. Mais si on nous attaque, alors tout le monde tombera – certains en enfer, certains au paradis, etc. ».[2]

La présente note propose une analyse du débat suscité par les propos du chef de l’Etat russe et quelques clefs d’interprétation dans un contexte où les autorités russes semblent partagées entre leur réflexe traditionnel de brouiller les cartes quant à leurs intentions dans le domaine militaire, visant à renforcer leur position dans le rapport de forces avec les pays occidentaux, et une volonté de renouer les fils du dialogue politico-militaire avec ces derniers à des fins de stabilisation de la situation stratégique. S’il n’y a pas lieu d’évoquer un « changement de doctrine », les précisions apportées par Vladimir Poutine, si on veut bien les prendre au pied de la lettre, ne sont pas anodines et s’inscrivent dans une logique politique bien définie.

Ce que le président russe a dit

Quand un discours suscite un vif débat et des interprétations contradictoires, il n’est jamais inutile de revenir à sa lettre [3], mais celle-ci pose questions.

Interrogé par Fiodor Loukianov sur, en substance, la manière dont la Russie appréhende sa sécurité dans le monde actuel, le président a évoqué, parmi les avantages de la Russie face aux risques, outre la volonté du peuple russe [4], la capacité de dissuasion nucléaire : « nous vivons dans un monde dont le fondement de la sécurité réside dans le potentiel nucléaire. La Russie est l’une des plus grandes puissances nucléaires. Et vous savez, je l’ai dit publiquement, nous améliorons nos systèmes de frappe pour répondre à la construction des défenses antimissiles des Etats-Unis [5]. Certains sont déjà en service, d’autres seront disponibles dans l’avenir très proche, dans les prochains mois. J’ai en tête le système ‘Avangard’. … nous avons dépassé, c’est un fait évident, les experts le comprennent, le reconnaissent, tous nos, disons, partenaires et concurrents dans ce domaine. Personne n’a pour l’instant d’armement hypersonique de haute précision. Certains prévoient d’en tester d’ici un an et demi – deux ans seulement, de commencer les essais, alors que nous, nous disposons de cet armement de haute technologie, moderne. Et pour cette raison, dans ce sens, nous nous sentons confiants ».

Le thème nucléaire réapparaît un peu plus tard, lorsque F. Loukianov évoque un documentaire, « Ordre international-2018 », dans lequel le Président russe avait dû répondre à une question sur la disposition de la Russie à utiliser les armements dont elle dispose, y compris les armements de destruction massive, pour se défendre, défendre ses intérêts. Vladimir Poutine revient sur ses propos d’alors : « J’ai dit que dans notre concept d’emploi de l’arme nucléaire il n’y a pas de frappe préventive [« pre-emptive » dans la traduction en anglais sur le site du Kremlin [6]]… nous n’avons pas, dans notre concept d’emploi de l’arme nucléaire, de frappe préventive. Notre concept, c’est la frappe otvetno-vstretchnyï [traduction officielle : « reciprocal counter-strike »]... cela signifie que nous sommes prêts et emploierons l’arme nucléaire seulement quand nous aurons l’assurance que quelqu’un, un potentiel agresseur, va frapper la Russie, notre territoire. Je ne vous révèle aucun secret : nous avons un système, et nous l’améliorons constamment, il a besoin de l’être – le système d’alerte avancée des attaques de missiles. … ce système consigne à l’échelle globale les lancements de missiles stratégiques à partir de l’océan mondial, de quel territoire ils partent…. Deuxièmement, il détermine la trajectoire du vol. Troisièmement, la zone où les têtes de l’arme nucléaire vont tomber. Et quand nous serons convaincus (et tout cela prend quelques secondes) qu’une attaque se dirige vers le territoire de la Russie, seulement après cela nous réaliserons une frappe otvetnyï [traduction : « counter-strike »]. C’est une frappe otvetno-vstretchnyï [traduction : « reciprocal counter-strike »]. Pourquoi vstretchnyï [traduction : « counter »] ? [7] Parce que si [des missiles] se dirigent vers nous, [un missile] ira à leur rencontre, en direction de l’agresseur. Bien sûr, c’est une catastrophe mondiale, mais je le répète, nous ne pouvons être les initiateurs de cette catastrophe, parce que nous n’avons pas de frappe préventive [traduction : « pre-emptive »]. Dans cette situation, nous attendons, pour ainsi dire, que quelqu’un emploie l’arme nucléaire contre nous, nous-mêmes ne faisons rien. … Mais alors l’agresseur doit tout de même savoir que le châtiment [8] est inévitable, qu’il sera détruit. Et nous – les victimes d’une agression, nous, en tant que martyrs, nous irons au paradis, et eux ils périront tout simplement, parce qu’ils n’auront même pas le temps de se repentir » [9].

Confusion accrue autour de la doctrine russe ?

Les analyses se sont multipliées sur le sens des déclarations de Vladimir Poutine.

Certains commentateurs, rares il est vrai, se sont demandé s’il s’agissait de la déclaration d’une doctrine de non emploi en premier de l’arme nucléaire [10], d’autres une démonstration supplémentaire de la propension du Président russe à mentir [11] – puisque ses déclarations du 18 octobre peuvent sembler ne pas converger avec la doctrine nucléaire officielle. De fait, différents experts discernent un manque de cohérence entre ces propos (dont la présence par deux fois, à intervalles rapprochés, dans le discours présidentiel – documentaire « Ordre mondial-2018 » et Valdaï – serait à considérer comme un signe de leur importance) et les termes de la doctrine nucléaire officielle, qui envisage l’emploi de l’arme nucléaire dans les circonstances suivantes : une attaque contre la Russie et/ou ses alliés au moyen d’armes nucléaires et autres armements de destruction massive ; une attaque conventionnelle contre la Russie mettant en cause l’existence même de l’Etat russe. (On notera d’ailleurs ici que Dmitriï Peskov, rappelant ces dispositions, a omis, en évoquant la première circonstance, les alliés de la Russie, censés bénéficier du parapluie nucléaire russe dans le cas d’une attaque au moyen d’armes de destruction massive.) Cependant, il est très  douteux que Vladimir Poutine ait utilisé des cadres plutôt orientés « grand public » pour annoncer une évolution de la doctrine, évolution dont des experts des questions stratégiques supposent à juste titre qu’elle aurait fait l’objet d’une explicitation plus formelle [12].

Le propos de Vladimir Poutine a en outre alimenté les spéculations récurrentes sur la signification du terme russe utilisé par le Président – preventivnyï – qui, d’un point de vue linguistique, renvoie plutôt à « préventif » mais pour lequel la question se pose régulièrement de savoir si les Russes ne l’utilisent pas également pour évoquer des frappes « pré-emptives ». Du reste, comme cela a été souligné, la traduction en anglais de l’allocution de Vladimir Poutine (sur le site du Kremlin) traduit preventivnyï par pre-emptive. Certains observateurs tentent d’expliquer en quoi le choix du  terme otvetno-vstretchnyï oudar [13] n’est sans doute pas anodin (la différence étant, selon eux, que les autorités russes n’attendent pas que les armes nucléaires de l’adversaire aient atteint le sol russe pour lancer la frappe), et considèrent que les termes choisis proposent « un éventail plus large de scénarios pour l’emploi en premier par rapport à la doctrine nucléaire officielle, sans la contredire explicitement » [14]. D’autres estiment que formellement, les propos du Président russe semblent plutôt viser à rassurer le public international quant à la retenue dont les autorités russes font preuve à l’égard de l’usage du nucléaire, leur capacité à en mesurer les enjeux et les risques, et restreignent de fait les options en suggérant que la Russie n’aurait recours au nucléaire qu’en réponse à une frappe nucléaire [15]. Cependant, rappellent ces mêmes observateurs étrangers, « les incohérences dans les déclarations de Poutine sur les armes nucléaires ne sont pas rares » ; ils évoquent des « variations rhétoriques » du commandant en chef suprême des armées russes dont il est difficile d’évaluer la portée et le sens [16].

En bref, le propos de Vladimir Poutine a suscité bien des conjectures et, globalement, conforté ceux qui dénoncent l’irresponsabilité avec laquelle les autorités russes tendent à user de la « rhétorique nucléaire » depuis 2014 – alors même que, très probablement, le discours du chef de l’Etat russe visait des objectifs inverses – et somme toute assez classiques.

Un message multiple difficilement audible ?

Dans une discussion internationale sur l’état du monde, un monde dans lequel la Russie se ressent soumise à une grande imprévisibilité et à une très forte pression occidentale, en particulier américaine (un sentiment qu’a conforté la teneur de la nouvelle stratégie de sécurité et de la Nuclear Posture Review), Vladimir Poutine a, sans surprise, voulu rappeler que la dissuasion nucléaire reste au cœur de la politique de défense russe et qu’elle est valide. La Russie, qui considère que tout conflit avec les Etats-Unis comporte un risque important d’escalade vers l’emploi des armes nucléaires, s’est donné les moyens d’en renforcer la crédibilité face aux évolutions technologiques américaines, investissant dans les moyens d’alerte (en forte attrition dans les années 1990 et 2000) et dans des moyens offensifs garantissant la frappe en second malgré le déploiement des défenses antimissiles américaines [17]. Sa façon de formuler les choses à Valdaï faisait d’ailleurs un écho assez cohérent avec une posture russe récurrente qui veut que si Moscou ne déclenchera pas le conflit avec l’OTAN, elle doit s’y tenir prête… L’allégorie apocalyptique peut également refléter la vision très sombre de la situation internationale qui motive les élites politiques et militaires russes – difficile à saisir dans les pays occidentaux dans la mesure où dans leur analyse stratégique, la Russie est largement à l’origine d’un certain nombre des tendances négatives à l’œuvre sur la scène mondiale.

Il est également probable que le chef de l’Etat russe ait voulu souligner le sens des responsabilités de la Fédération de Russie en tant que puissance nucléaire pour mieux dénoncer ce que Moscou voit comme la posture inverse des autorités américaines en la matière, en particulier suite à la publication de la Nuclear Posture Review [18]. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, dans une interview donnée à RT France, Paris Match et Le Figaro le jour de l’allocution de Poutine à Valdaï, a déploré que « la nouvelle doctrine militaire américaine … abaisse fortement le seuil d’emploi de l’arme nucléaire », et appelé à ce que les responsables russes et américains réitèrent conjointement que personne ne peut gagner une guerre nucléaire [19]. Certains experts supposent que Vladimir Poutine a pu vouloir, dans une allocution où par ailleurs il opte pour une position plutôt ouverte quant aux aptitudes personnelles et professionnelles du président Trump, réduire les appréhensions de l’administration américaine (qui s’expriment dans la NPR) par rapport à l’abaissement perçu, dans la doctrine russe, du seuil d’emploi de l’arme nucléaire [20].

Plus précisément, les propos de V. Poutine semblent destinés à indiquer que la Russie est un Etat nucléaire « raisonnable » et « responsable » en signifiant que (i) Moscou dispose des moyens de caractériser avec certitude une attaque étrangère, (ii) la Russie attendrait que l’attaque soit ainsi caractérisée avant de riposter (pas de « launch-on warning », mais un « launch-under-attack »). Ce faisant, Vladimir Poutine s’inscrit dans la lignée des responsables russes qui ont affirmé que deux moyens différents (radars et satellites) devaient concourir pour que l’attaque soit caractérisée (« double phénoménologie » dans le langage américain). Il semble ainsi souhaiter donner à son pays une image très éloignée de la caricature des années Eltsine (alerte suite au tir d’une fusée norvégienne, 1995), voire de la crise de 1983, encore récemment évoquée à propos de la disparition du colonel Stanislav Petrov, « l’homme qui a sauvé le monde ».

Il n’y aurait donc aucune tension avec la doctrine affichée (le « no-first-strike », qui concerne un échange de coups nucléaires stratégiques, ne devant pas être confondu avec le « no-first-use », qui concerne tout emploi de l’arme nucléaire, même sur un théâtre, et qui ne fait pas partie de la doctrine russe).

Une telle posture du Président russe ne serait pas sans cohérence avec l’effort de Moscou, ces derniers mois, pour tenter de remettre sur les rails les discussions sur l’avenir du désarmement nucléaire (anticipation de l’annonce américaine sur le retrait du traité FNI, manque d’intérêt apparent de l’administration américaine pour l’après-New Start). Ce qui doit, dans la perspective russe, placer la Russie dans le rôle de l’acteur raisonnable et amener potentiellement des pays européens, soucieux du bouleversement en cours des équilibres stratégiques et de la dégradation de la situation de sécurité en Europe, à la rejoindre de fait sur certains aspects de ses positions sur ces thématiques.

Cela n’ira pas de soi politiquement compte tenu de la polémique sur les violations par la Russie du traité FNI et, globalement, du niveau de confiance très dégradé entre les protagonistes. L’allocution de Valdaï porte essentiellement sur les frappes stratégiques. Elle n’apporte guère de réponses sur ce qui intéresse les experts et les responsables militaires occidentaux concernant la doctrine russe, à savoir la possibilité que les Russes envisagent d’assurer la désescalade d’un conflit par des frappes nucléaires limitées. C’est d’ailleurs ce que relève en substance un des experts russes les plus en vue des questions stratégiques et internationales, Dmitriï Trenine : « dans les conditions de l’actuelle ‘guerre hybride’ avec les Etats-Unis, à la différence de la confrontation de la seconde moitié du 20è siècle, une attaque nucléaire surprise et un échange consécutif de frappes massives sont pratiquement improbables. Le danger, c’est plutôt une escalade hypothétique d’affrontements inattendus entre les forces armées des Etats-Unis et de la Russie sur fond de forte tension politique entre Moscou et Washington. (D’ailleurs, la question que les experts occidentaux posent aux Russes concerne non pas la première frappe nucléaire, mais la possibilité d’emploi par la Russie de l’arme nucléaire en premier dans le cours d’un conflit armé déjà engagé) » [21]. Il est en conséquence probable que les propos présidentiels ne changent pas grand-chose à la perception internationale de la doctrine nucléaire de la Russie, et donc à son image comme acteur de sécurité.

La Russie semble se trouver ainsi dans la position de l’arroseur arrosé : elle a abondamment joué du doute sur la nature de sa doctrine nucléaire pour mieux renforcer la crédibilité de sa dissuasion, et usé d’une rhétorique nucléaire parfois agressive (même si les déclarations les plus virulentes ou déstabilisantes émanent rarement des plus hauts responsables politiques et militaires du pays). Si bien qu’aujourd’hui, toute prise de position sur le sujet suscite spéculations et conjectures – la plupart n’allant pas dans le sens de l’image que Moscou voudrait projeter d’elle-même comme acteur stratégique plus responsable que les Etats-Unis et, plus profondément, de son probable souci de restaurer un cadre politique plus propice à des mesures aidant à stabiliser les relations militaires et nucléaires avec les pays occidentaux…

References[+]


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