Les auteurs de ce double article proposent tout dâabord un point sur la situation de prĂ©paration de la Marine nationale Ă lâaube de la PremiĂšre Guerre Mondiale, puis brossent le tableau du bilan mais Ă©galement des perspectives pour cette Marine au sortir de quatre annĂ©es de conflit. A la lecture de cette double-analyse de portĂ©e stratĂ©gique apparaissent en miroir les aspects politique, Ă©conomique, militaire, sans oublier la dimension humaine dâun diptyque inĂ©dit, ante et post-Grande Guerre.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : « PrĂ©paration inachevĂ©e, adaptation partielle : la Marine nationale et le choc de la guerre en 1914 » et « Une marine victorieuse, mais… une victoire Ă la Pyrrhus », Jean de PrĂ©neuf , Thomas Vaisset , CESM – Ătudes Marines Hors-SĂ©ries Novembre 2018.
Ce texte, ainsi que dâautres publications peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site du CESM :
PARTIE I
Préparation inachevée, adaptation partielle : la Marine nationale et le choc de la guerre en 1914
Ordre de mobilisation générale du 2 août 1914. © Archives nationales.
La premiĂšre mondialisation dominĂ©e par les EuropĂ©ens est, en 1914, Ă son apogĂ©e. Analysant le niveau dâ intĂ©gration inĂ©dit des Ă©conomies et sociĂ©tĂ©s mondiales, des hommes aussi diffĂ©rents que Norman Angell ou Jean JaurĂšs estiment mĂȘme improbable lâhypothĂšse dâune guerre gĂ©nĂ©rale. Paris, dont lâ Ă©conomie est aussi ouverte en 1913 quâen 1973, se situe Ă la pointe de cette Ă©volution. La France est dâ abord la deuxiĂšme puissance ïŹnanciĂšre mondiale et sa culture rayonne. Les intĂ©rĂȘts sont globaux et sâ Ă©tendent bien au-delĂ de son vaste empire colonial, Ă la mesure dâun empire informel que seule supplante lâemprise britannique. Hier comme aujourdâhui, cette premiĂšre mondialisation est une maritimisation et Paris ne devrait pas faire lâ Ă©conomie dâun outil naval de premier plan. Dâ autant que le nationalisme fait rage et que, sur mer aussi, on assiste au choc renouvelĂ© des impĂ©rialismes, dĂ©sormais aiguisĂ© par les ambitions des pays neufs. Pourtant, la Marine nationale peine Ă se hisser Ă la hauteur de la situation, ce dont tĂ©moigne Ă sa façon le constat sĂ©vĂšre dressĂ© en 1916 par le superintendant de Sa MajestĂ© Ă Malte, lâ amiral Sir Arthur Limpus :
« Tout galants, spirituels et charmants quâ ils sont, nos alliĂ©s français ont 25 ans de retard sur nous [âŠ]. Nous devons en consĂ©quence mener ces aïŹaires nous-mĂȘmes, tout en mĂ©nageant Ă chaque instant leur susceptibilitĂ© [âŠ]. Mais, tout en le faisant, il est trĂšs important de leur dire des choses suaves, agrĂ©ables, de prĂ©server leur bonne humeur envers eux-mĂȘmes et envers nous, en fait de jouer le jeu extrĂȘmement diïŹcile de fournir un travail eïŹcace et loyal en toute amitiĂ© apparente pour ces gens qui nâ ont pas encore dĂ©veloppĂ© la capacitĂ© de le faire eux-mĂȘmes ».
Cette sentence sans concession, et non exempte dâun brin de condescendance, reïŹĂšte autant la diïŹcile coopĂ©ration des deux ïŹottes quâelle traduit le spectaculaire dĂ©classement dâune marine passĂ©e entre 1880 et 1914 dâune deuxiĂšme place incontestĂ©e Ă un quatriĂšme rang prĂ©caire. Le jugement mĂ©rite pourtant dâ ĂȘtre nuancĂ© et lâ attachĂ© naval allemand en poste Ă Paris Ă la veille du dĂ©clenchement des hostilitĂ©s ne sây trompe pas quand il aïŹrme : « Tant le personnel que le matĂ©riel de la marine française mâ ont fait une bonne impression et je suis convaincu [âŠ] que ce serait une erreur de la sous-estimer ». La contribution cruciale de la Marine nationale Ă la victoire de 1918 conforte le diagnostic autant quâ il porte la marque du renouvellement de la ïŹotte française, que ce soit en surface, sous les eaux, dans les airs ou Ă terre. Reste que, quelle que soit lâ ampleur des mutations survenues au cours de ces quatre annĂ©es de conïŹit, la ïŹotte de 1918 porte encore largement lâempreinte de celle qui est entrĂ©e en guerre.
Un élément clef du partenariat vital avec Londres mais toujours obnubilé par la menace italienne
Au dĂ©but du XXe siĂšcle, face au dynamisme et au pangermanisme du Reich wilhelmien, la France connaĂźt un double dĂ©clin, dĂ©mographique et industriel. Dans ces conditions, Paris doit donner la prioritĂ© Ă lâ armĂ©e de Terre pour couvrir sa frontiĂšre nord-est et Ă des alliances pour assurer sa sĂ©curitĂ©. Si lâ accord conclu avec la Russie en 1894 semble solide, lâEntente cordiale de 1904 avec la GrandeBretagne oïŹre moins de garanties. Cette situation inquiĂšte la rue Royale (le ministĂšre de la Marine) qui prend conscience de la dĂ©gradation du rapport de forces face Ă la Triplice. Elle tente donc de transformer ce qui nâ Ă©tait Ă lâ origine quâun troc colonial en un engagement formel et contraignant. CĂŽtĂ© français, Ă lâexception de quelques individus isolĂ©s, la Marine nationale apparaĂźt comme lâun des meilleurs Ă©lĂšves dâune alliance avec Londres. Soutenus et poussĂ©s par leur ministre, ThĂ©ophile DelcassĂ©, les marins jouent un rĂŽle moteur dans le processus. Le ministre de la Marine achĂšve la concentration du corps de bataille français Ă Toulon en octobre 1912, soit un mois avant lâ Ă©change de lettres dĂ©cisif de novembre 1912 par lequel les deux gouvernements sâengagent secrĂštement Ă se consulter en cas dâ agression par un tiers et Ă encourager les contacts entre Ă©tatsmajors aïŹn de se prĂ©parer militairement Ă cette Ă©ventualitĂ©. La rĂ©organisation du dispositif naval des deux pays a de facto jouĂ© un rĂŽle clef dans cette consolidation spectaculaire de lâEntente cordiale. Pour autant, lâ Ă©tat-major est soulagĂ© par la dĂ©cision britannique de dĂ©ployer trois croiseurs de bataille Ă Malte aprĂšs le dĂ©ploiement de la Mittelmeerdivision en novembre 1912.
Trois accords dâ Ă©tat-major conclus en janvier et fĂ©vrier 1913 dans lâhypothĂšse dâune co-belligĂ©rance contre Berlin prĂ©cisent les modalitĂ©s pratiques de la coopĂ©ration entre les deux marines selon les diïŹĂ©rents thĂ©Ăątres. Tandis que la Marine nationale se verrait conïŹer la charge de la MĂ©diterranĂ©e, elle assisterait la Royal Navy en Manche et lui abandonnerait la dĂ©fense de la mer du Nord face Ă la HochseeïŹotte. Cette rĂ©partition des tĂąches satisfait la grande majoritĂ© des marins français pour qui lâennemi principal ne peut ĂȘtre que la Regia Marina, passĂ©e depuis la ïŹn du XIXe siĂšcle du statut de « rival mĂ©prisĂ© » Ă celui dâ« adversaire prĂ©fĂ©rĂ© ». Cette disposition dâesprit semble accrĂ©diter la thĂšse selon laquelle les stratĂšges de la rue Royale nâ ont pas Ă©tĂ© informĂ©s de lâ Ă©change de lettres franco-italien intervenu en 1902 qui consacre la neutralitĂ© de Rome dans lâhypothĂšse dâune attaque allemande contre la France. En eïŹet, les diïŹĂ©rentes instructions de guerre comme les grandes manĆuvres antĂ©rieures Ă 1914 dĂ©signent systĂ©matiquement lâ Italie comme lâ adversaire de la Marine nationale en cas de conïŹit avec la Triplice. Pourtant, un document rĂ©cemment retrouvĂ© dans les archives du Conseil supĂ©rieur de la DĂ©fense nationale (CSDN) ne laisse planer aucune ambiguĂŻtĂ©. En 1912, le ministre et le chef dâ Ă©tat-major ont bien eu connaissance de lâ accord signĂ© dix ans plus tĂŽt. Alors que le gĂ©nĂ©ral JoïŹre explique quâ immobiliser des troupes sur la frontiĂšre italienne serait « une faute », DelcassĂ© adopte une posture rĂ©solument opposĂ©e. Comme la grande majoritĂ© des marins français, il ne croit pas en la parole transalpine et fait de la marine française une arme de dissuasion pour garantir lâ application dâune neutralitĂ© italienne jugĂ©e douteuse. Lâ envoi de la ïŹotte au-devant des bĂątiments de la Regia Marina est une maniĂšre de sâ assurer de la conduite de Rome et de protĂ©ger le rapatriement en mĂ©tropole du XIXe corps dâ armĂ©e stationnĂ© en Afrique du Nord, dont lâ arrivĂ©e au nord de Toul est prĂ©vue au 17e jour de la mobilisation selon le plan XVII.
Une marine mahanienne tournée vers la bataille décisive
Ă la posture stratĂ©gique dĂ©sormais focalisĂ©e sur la menace italienne correspond une doctrine opĂ©rationnelle et tactique devenue rĂ©solument mahanienne Ă la ïŹn des annĂ©es 1900. En France, les idĂ©es de Mahan ont Ă©tĂ© relayĂ©es par un brillant trio de jeunes stratĂšges, les futurs amiraux Darrieus, Castex et Daveluy. Sous leur impulsion, lâ oïŹensive, la manĆuvre, la concentration des forces et la recherche de lâennemi ïŹottant sont considĂ©rĂ©es comme les clefs de lâ inĂ©vitable bataille dĂ©cisive qui donne la maĂźtrise des mers, indispensable Ă la victoire. Ces principes navalistes vont constituer le credo de la plupart des oïŹciers français. Ces thĂšses ont entraĂźnĂ© la diïŹusion dâune mystique de lâ oïŹensive Ă outrance, comparable Ă bien des Ă©gards Ă celle en vigueur dans lâ armĂ©e de Terre. Ainsi, en 1911, ThĂ©ophile DelcassĂ© indique au commandant en chef de lâ ArmĂ©e navale, le vice-amiral BouĂ© de LapeyrĂšre, que son « but exclusif [âŠ] est la destruction complĂšte des escadres ennemies ». FidĂšle aux canons mahaniens dont Darrieus et Daveluy se font les hĂ©rauts français, le successeur de Colbert ordonne de « courir sus Ă lâennemi, oĂč quâ il soit, [de] lâ atteindre et [de] lâ anĂ©antir totalement par tous les moyens possibles ».
Dans la perspective dâun conïŹit court, la guerre au commerce ne constitue donc pas la prioritĂ© et le cadre juridique de lâ action contre le ravitaillement ennemi nâ a pas Ă©tĂ© dĂ©terminĂ© avec prĂ©cision. La France entend respecter les dispositions de la DĂ©claration de Londres (1909), mĂȘme si elle ne lâ a pas ratiïŹĂ©e, tout comme la Grande-Bretagne dâ ailleurs. Les Instructions sur lâ application du droit international en temps de guerre de 1912, toujours en vigueur Ă la veille du conïŹit, reprennent la nomenclature Ă©tablie Ă Londres quant Ă la contrebande et aux modalitĂ©s restrictives du contrĂŽle du commerce ennemi et neutre. De mĂȘme, elles prescrivent aux commandants de « mettre en sĂ»retĂ© les personnes, quelles quâelles soient, qui se trouvent Ă bord » avant toute destruction de bĂątiments marchands ou militaires. Le temps oĂč les thurifĂ©raires de la Jeune Ăcole promettaient une guerre sous-marine « Ă outrance » et essayaient de reconïŹgurer la ïŹotte dans ce but semble rĂ©volu, mais ces hĂ©sitations ont laissĂ© des traces encore bien visibles en 1914.
La derniĂšre des grandes marines ou la premiĂšre des marines de second rang ?
Les hĂ©sitations de la politique navale menĂ©e au tournant du XXe siĂšcle ont en eïŹet eu pour consĂ©quence de voir la France distancĂ©e dans la course aux armements qui bat son plein depuis la ïŹn des annĂ©es 1900. La loi du 30 mars 1912 que DelcassĂ© a fait voter marque une rupture partielle. LibĂ©rant la Marine du carcan de lâ annualitĂ© budgĂ©taire, elle prĂ©voit un eïŹort substantiel puisquâelle ambitionne de mettre en chantier 2,5 cuirassĂ©s chaque annĂ©e. Mais, malgrĂ© une accĂ©lĂ©ration aprĂšs 1912, ce programme est encore loin dâ ĂȘtre rĂ©alisĂ©. Au dĂ©clenchement des hostilitĂ©s, la situation de la France est prĂ©caire, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Ă la veille du conïŹit, la ïŹotte française nâest plus que la derniĂšre des grandes marines derriĂšre la Royal Navy, la HochseeïŹotte et lâUS Navy ou la premiĂšre des marines de second rang, devançant de peu la marine japonaise. Sa suprĂ©matie en MĂ©diterranĂ©e occidentale est mĂȘme contestĂ©e en raison de lâ accroissement des programmes italiens et austro-hongrois.
Plusieurs facteurs contribuent Ă expliquer cette situation. Outre les hĂ©sitations qui caractĂ©risent la politique navale depuis la ïŹn du XIXe siĂšcle, les carences de lâ outil industriel de la Marine semblent Ă lâ origine dâune part importante de ses diïŹcultĂ©s. Les problĂšmes sont multiples. Tout dâ abord, pour des raisons politiques, la rue Royale entretient cinq arsenaux en mĂ©tropole et deux outre-mer, Ă Bizerte et SaĂŻgon. Cette situation entraĂźne une dispersion des investissements et freine la modernisation du matĂ©riel, au moment mĂȘme oĂč lâ accĂ©lĂ©ration de la deuxiĂšme rĂ©volution industrielle frappe dâ obsolescence une large part des infrastructures, des machines et appareils propulsifs. Ensuite, les plans des navires transmis aux chantiers ne sont en fait que des avant-projets et les travaux sont lancĂ©s alors quâ il reste de nombreuses Ă©tudes Ă mener. Les unitĂ©s en construction sont lâ objet de modiïŹcations incessantes : 14 marchĂ©s additionnels, Ă titre dâexemple, pour le seul cuirassĂ© Justice entre sa mise sur cale et son lancement. Et certaines sont dâ importance, comme le changement du nombre de tourelles et lâ augmentation du calibre de lâ artillerie secondaire qui obligent Ă modiïŹer la coque du bĂątiment. EnïŹn, les relations sociales trĂšs tendues dans les arsenaux depuis le dĂ©but du siĂšcle semblent peser sur leur productivitĂ©, mais cette assertion trĂšs rĂ©pandue Ă lâ Ă©poque mĂ©riterait de faire lâ objet de nouvelles recherches.
Par ailleurs, les arsenaux dâ Ătat sâ avĂšrent incapables de rĂ©pondre Ă la demande. La Marine est contrainte de se tourner vers lâ industrie privĂ©e, malgrĂ© des tarifs peu compĂ©titifs qui sâexpliquent autant par un manque de concentration que par des ententes sur les prix. Lors des passations de marchĂ©s, la rue Royale se heurte Ă la toute-puissance de la Chambre syndicale de la construction navale qui regroupe toutes les sociĂ©tĂ©s du secteur. ProïŹtant de leur nombre restreint, les industriels dictent leur loi et se rĂ©partissent les marchĂ©s avant leur adjudication. Ă titre dâexemple, les coques des Danton, fabriquĂ©es dans le privĂ©, ont coĂ»tĂ© entre 25 et 30 % plus cher que celles rĂ©alisĂ©es dans les arsenaux. Ces dysfonctionnements, comme les divisions entre les partisans de la Jeune Ăcole et ceux dâune ïŹotte de haut bord, au sein du Parlement, expliquent quâen 1914, la Marine dispose toujours dâune « ïŹotte dâ Ă©chantillons », avec tous les problĂšmes de logistique, de formation et dâ interopĂ©rabilitĂ© que cela entraĂźne. Lâ impressionnant tonnage global ne peut masquer les disparitĂ©s criantes au sein de la ïŹotte jusquâ Ă grever sa capacitĂ© opĂ©rationnelle quand, par exemple, une part notable des croiseurs et torpilleurs de la 1Ăšre ArmĂ©e navale sont bien incapables de suivre au loin et Ă grande vitesse les premiers dreadnoughts de la Marine qui viennent Ă peine dâentrer en service.
Les amiraux et ingĂ©nieurs portent Ă©galement une lourde responsabilitĂ© dans cette situation et le symbole le plus Ă©clatant est la maniĂšre dont ils ont ratĂ© la rĂ©volution du dreadnought, qui est devenu le standard de tous les corps de bataille. InspirĂ© du All Big Gun Ship lancĂ© en 1906 par la Royal Navy, les navires de la classe Dreadnought sont rapides, avec leurs turbines, mais aussi puissants grĂące Ă leur artillerie mono-calibre Ă longue portĂ©e et leur direction de tir centralisĂ©e. Quand le premier bĂątiment français de cette classe entre en service en novembre 1913, dix nations en alignent dĂ©jĂ ou sont sur le point dâen disposer. Ă lâentrĂ©e en guerre, la France ne peut aligner que deux dreadnoughts, tout juste opĂ©rationnels, et deux autres sont encore en essais. La responsabilitĂ© de la rue Royale est Ă©galement engagĂ©e sur la question de la chauïŹe au mazout plutĂŽt quâ au charbon des navires de guerre. Tandis que les ïŹottes Ă©trangĂšres ont entamĂ© leur transition vers ce type de propulsion, la Marine nationale y rechigne, de crainte de voir le pays « ĂȘtre tributaire de lâ Ă©tranger pour le pĂ©trole ». Ainsi, seules de rares unitĂ©s lĂ©gĂšres en sont dotĂ©es. Mais la technique reste mal maĂźtrisĂ©e et les infrastructures ne suivent pas. DĂšs la mi-aoĂ»t 1914, les Britanniques proposent et obtiennent de ravitailler eux-mĂȘmes les navires français chauïŹant au mazout.
Mais jauger de lâ Ă©tat de la Marine nationale seulement Ă lâ aune de la quantitĂ© de cuirassĂ©s ou du nombre de canons quâelle peut aligner est insuïŹsant. Une approche qualitative est indispensable pour dresser un panorama complet. Et la situation ne paraĂźt guĂšre meilleure. Les deux premiĂšres sĂ©ries de dreadnoughts français, les Courbet et les Bretagne, prĂ©sentent des caractĂ©ristiques trĂšs en retrait de celles en vigueur dans les autres ïŹottes. Lâ insuïŹsance des formes de radoub, leur faible largeur et les diïŹcultĂ©s pour y accĂ©der contraignent les ingĂ©nieurs Ă limiter la taille des coques et, ainsi, Ă sacriïŹer une partie du blindage des navires ou de leur vitesse. En aoĂ»t 1914, aucun bĂątiment français nâest en mesure de rattraper les unitĂ©s allemandes de la Mittelmeerdivision. De mĂȘme, la portĂ©e de lâ artillerie des dreadnoughts français est restreinte. Les canons des Courbet et des Bretagne ne peuvent engager le combat quâ Ă 14 500 mĂštres quand leurs homologues austro-hongrois tirent Ă 18 000 mĂštres. Ces lacunes ne doivent cependant pas masquer la qualitĂ© de lâ architecture de ces bĂątiments. En dĂ©cembre 1914, le Jean Bart parvient Ă rallier Malte malgrĂ© son torpillage, provoquant lâ admiration des oïŹciers britanniques qui jugent que leurs cuirassĂ©s en auraient Ă©tĂ© incapables. En revanche, la conception des prĂ©-dreadnoughts construits entre 1891 et 1899 prĂ©sente des erreurs qui compromettent gravement leur stabilitĂ©, dĂ©faut connu du commandement et des responsables politiques mais dont on a prĂ©fĂ©rĂ© sâ accommoder et que la tragique disparition du Bouvet devant les Dardanelles, en mars 1915, vient rappeler cruellement.
Les limites qualitatives de la ïŹotte française ne se cantonnent pas aux unitĂ©s de premier rang. Toutes les catĂ©gories de bĂątiments sont concernĂ©es. Les navires chargĂ©s dâ Ă©clairer le corps de bataille sont particuliĂšrement dĂ©ficients. Le commandant de lâ ArmĂ©e navale se plaint amĂšrement du manque de destroyers susceptibles dâ assurer la sĂ©curitĂ© des cuirassĂ©s lors des manĆuvres de 1913 et de 1914. La Marine recourt donc aux torpilleurs, mais ceux-ci nâ ont pas les qualitĂ©s nautiques nĂ©cessaires pour accomplir leur tĂąche. Ils sont incapables de tenir la mer quand celle-ci est un peu formĂ©e.
MalgrĂ© un rĂŽle pionnier dans la naissance de lâ aĂ©ronautique navale, les milieux navals demeurent trĂšs sceptiques quant Ă lâ intĂ©rĂȘt de la troisiĂšme dimension. Ce nâest que sous la pression du Parlement que la Marine a consenti Ă crĂ©er un service chargĂ© de lâ aviation maritime au sein de lâ Ă©tat-major, Ă Ă©tablir un centre dĂ©diĂ© Ă Saint-RaphaĂ«l et Ă transformer le porte-torpilleurs Foudre en transport dâhydravions. NĂ©anmoins, les avancĂ©es sont maigres. Lâ apport oïŹensif de lâ aĂ©ronautique navale est totalement ignorĂ© et son rĂŽle reste cantonnĂ© Ă lâ Ă©clairage de la ïŹotte, mais uniquement Ă proximitĂ© immĂ©diate des cĂŽtes. Ces rĂ©serves font quâ au dĂ©clenchement des hostilitĂ©s, la Marine possĂšde seulement 13 appareils de quatre marques diïŹĂ©rentes, dont un oïŹcier dira quâ« ils Ă©taient conçus pour le sport et non pour le combat ». Et les premiers mois de la guerre nâ apportent aucune amĂ©lioration signiïŹcative, lâ Ă©tat-major renonçant par exemple, en 1914, aux crĂ©dits votĂ©s par le Parlement pour lâ AĂ©ronautique maritime.
Le constat nâest guĂšre meilleur en ce qui concerne lâ arme sous-marine. Si la France a Ă©galement jouĂ© un rĂŽle pionnier en la matiĂšre et dispose en 1914 de lâune des plus grandes ïŹottes sous-marines du monde, celle-ci est handicapĂ©e par son manque dâhomogĂ©nĂ©itĂ© et des performances en retrait qui grĂšvent les capacitĂ©s opĂ©rationnelles des unitĂ©s. En tĂ©moigne lâ Ă©valuation du sous-marin Curie par les Austro-Hongrois qui lâ ont capturĂ© alors quâ il sâ Ă©tait inïŹltrĂ© dans la rade de Pola, le 20 dĂ©cembre 1914 : « Tout est gĂ©nial, mais rien nâest ïŹni, prĂ©cis […]. Les Français ont âsortiâ une façon de chef-dâĆuvre, mais il a fallu le soin et la prĂ©cision de nos travailleurs pour en faire un navire de guerre capable dâ autre chose que de naviguer en plongĂ©e ».
EnïŹn, le recours Ă la ïŹotte marchande est indispensable pour Ă©pauler une Marine nationale focalisĂ©e sur la guerre dâescadre et dont le renouvellement a privilĂ©giĂ© le corps de bataille au dĂ©triment des forces dâescorte et dâ Ă©clairage, comme de celles en charge de la logistique ou du transport des troupes. La loi du 2 aoĂ»t 1877, dont les derniers dĂ©crets dâ application viennent dâ ĂȘtre rĂ©visĂ©s Ă lâ Ă©tĂ© 1914, prĂ©voit que le ministĂšre de la Guerre peut rĂ©quisitionner des navires pour assurer les transports des troupes depuis lâOutre-mer, la rue Royale nâ ayant de fait pas ou peu son mot Ă dire. Cette derniĂšre procĂšde Ă©galement Ă ses propres rĂ©quisitions pour le soutien des opĂ©rations navales, en vertu dâun dĂ©cret de mai 1900, lui aussi revu in extremis Ă la veille du conïŹit. En cas dâ opĂ©rations prolongĂ©es, elle manque de charbonniers et doit faire appel Ă des unitĂ©s de la marchande.
Ce tableau en clair-obscur fait Ă©cho Ă la valeur inĂ©gale des personnels. En proportion du tonnage de la ïŹotte, la France compte bien plus de cadres que les autres marines. En outre, la pyramide des grades est profondĂ©ment dĂ©sĂ©quilibrĂ©e, avec une surreprĂ©sentation des oïŹciers gĂ©nĂ©raux et subalternes et un manque dâ oïŹciers supĂ©rieurs. Les faibles perspectives dâ avancement qui dĂ©coulent de cette situation favorisent les comportements dĂ©sinvoltes, Ă tel point que la consommation dâ opium et la frĂ©quentation des « petites alliĂ©es » deviennent des problĂšmes aux yeux des observateurs et du commandement. Bourgeois pour la plupart, majoritairement conservateurs, les oïŹciers français sont hostiles au parlementarisme, mais pas forcĂ©ment Ă la RĂ©publique, pourvu quâelle maintienne lâ ordre social et garantisse les budgets navals. Tant sociologiquement, politiquement que religieusement, le Grand Corps nâest pas la « caste royale » ou la « jĂ©suitiĂšre » dĂ©noncĂ©e par la plupart des radicaux-socialistes et des socialistes. Quant au corps du « personnel des Ă©quipages de la ïŹotte », maistrance et matelots, lâune des tendances de fond semble ĂȘtre la baisse en son sein du nombre dâ inscrits maritimes. Ceux-ci ne reprĂ©sentent plus que le tiers des eïŹectifs en 1914. Les volontaires et appelĂ©s du contingent, dĂ©sormais majoritaires, sont aïŹectĂ©s en prioritĂ© dans les spĂ©cialitĂ©s techniques. En eïŹet, les inscrits peinent Ă trouver leur place dans une ïŹotte Ă la technicitĂ© croissante : 20 % dâentre eux sont considĂ©rĂ©s comme illettrĂ©s absolus, tandis que 60 % des engagĂ©s volontaires possĂšdent une instruction primaire ou supĂ©rieure.
Si les rĂ©formes entreprises dĂšs le dĂ©but du siĂšcle ont en partie permis de redresser la barre, le renouveau de la Marine nationale apparaĂźt inachevĂ©. La ïŹotte manque dâhomogĂ©nĂ©itĂ© et sa valeur opĂ©rationnelle est inĂ©gale, en particulier sa capacitĂ© Ă mener une guerre dâ ampleur dans la durĂ©e. Ă lâ Ă©tĂ© 1914, seule lâ alliance britannique paraĂźt Ă mĂȘme de compenser cette faiblesse relative. Mais, paradoxalement, câest la vigueur du redressement opĂ©rĂ© depuis 1912 autour dâune ïŹotte mahanienne concentrĂ©e en MĂ©diterranĂ©e orientale qui a permis de transformer lâEntente cordiale en une alliance devenue vitale pour le pays tout entier. Câest la premiĂšre des contributions de la Marine de 1914 Ă la victoire ïŹnale de 1918.
PARTIE II
Une marine victorieuse, mais une victoire⊠à la Pyrrhus
La Marine nationale a apportĂ© une contribution signiïŹcative Ă la signature de lâ armistice du 11 novembre 1918. Avant tout parce quâelle a participĂ© Ă lâ acquisition de la maĂźtrise de la mer, prĂ©alable indispensable Ă la victoire dans le cadre dâun conïŹit global et prolongĂ©. Au plus fort de la tempĂȘte, le contrĂŽle des routes maritimes a ainsi permis dâ Ă©viter lâeïŹondrement du front occidental. Il a ensuite permis lâ acheminement du corps expĂ©ditionnaire amĂ©ricain, prĂ©lude indispensable Ă la victoire ïŹnale. Lâ arrivĂ©e, saines et sauves, des armĂ©es de lâoncle Sam a en eïŹet provoquĂ© le basculement dĂ©ïŹnitif du rapport de force Ă lâ ouest. Mais la renonciation de Berlin a aussi Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ©e par la dĂ©fection de ses alliĂ©s austro-hongrois et ottoman qui ont Ă©tĂ© vaincus grĂące Ă une stratĂ©gie pĂ©riphĂ©rique dont lâ importance est trop souvent minorĂ©e. Or, les coups de boutoir des armĂ©es de lâEntente en Italie et sur les fronts oriental et moyen-oriental nâ ont Ă©tĂ© rendus possibles ici aussi que par la victoire dans la lutte anti-sous-marine (ASM) en MĂ©diterranĂ©e dont 50 % des moyens sont alors mis en Ćuvre par la Marine nationale. Ce succĂšs est en eïŹet la condition sine qua non de la projection et du soutien des corps expĂ©ditionnaires. EnïŹn, les arsenaux de la Marine ont jouĂ© un rĂŽle dĂ©cisif lors de la premiĂšre moitiĂ© du conïŹit jusquâĂ ce que la mise en place dâune Ă©conomie de guerre, dĂšs 1916-1917, ne vienne relativiser leur part â qui reste nĂ©anmoins cruciale â dans la mobilisation industrielle.
Victorieuse, la Marine de 1918 lâest donc assurĂ©ment. Mais il sâ agit dâune victoire Ă la Pyrrhus, aussi paradoxale et coĂ»teuse quâelle est incertaine et amĂšre. La contribution majeure au succĂšs ïŹnal a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e au prix dâune utilisation intensive de lâ outil naval de 1914. Elle a Ă©tĂ© aussi permise par un profond renouvellement, que ce soit en surface, sous lâeau, dans les airs ou sur terre. Or cette refondation reste partielle, car il a fallu donner la prioritĂ© aux opĂ©rations terrestres. Achever la modernisation en cours de la flotte et des arsenaux reprĂ©sente aussi une gageure, car le pays est exsangue ïŹnanciĂšrement. TraumatisĂ©e par le sacriïŹce des Poilus, la majoritĂ© de la population et des Ă©lites aspire Ă toucher les dividendes de la paix qui se proïŹle et comprend mal le rĂŽle jouĂ© par la Marine comme la nĂ©cessitĂ© de poursuivre son adaptation aux mutations de la guerre sur mer. Cette incomprĂ©hension est dâ autant plus largement partagĂ©e que la situation stratĂ©gique apparaĂźt favorable avec la disparition des menaces navales italienne, austrohongroise et surtout allemande. Dresser le portrait de la Marine Ă la ïŹn 1918, câest donc prĂ©senter le visage dâune ïŹotte entre deux rives, entre paix et guerre, entre obsolescence et modernisation, entre victoire Ă portĂ©e de main et doutes face Ă un avenir incertain.
Lâ armistice nâest pas la ïŹn de la guerre
Sur mer comme Ă terre, la Grande Guerre ne sâ achĂšve pas le 11 novembre 1918. Les unitĂ©s de la Marine continuent dâ assurer le blocus aïŹn de faire pression sur lâ Allemagne jusquâ Ă la signature de la paix, le 28 juin 1919, Ă Versailles. Des forces importantes sont aussi positionnĂ©es devant les cĂŽtes de MĂ©diterranĂ©e orientale, de Constantinople au Levant. Mais câest en mer Noire que le dispositif est le plus important. EngagĂ©e pour surveiller lâ Ă©vacuation des troupes allemandes aprĂšs lâ armistice de Brest-Litovsk, en mars 1918, puis pour soutenir les troupes contre-rĂ©volutionnaires et alliĂ©es qui luttent contre les BolchĂ©viques, lâescadre de la mer Noire, commandĂ©e par le vice-amiral Amet, rencontre de nombreuses diïŹcultĂ©s. Ă la complexitĂ© de la situation politique sur le terrain sâ ajoute la dĂ©faillance du ravitaillement et des communications. La tension monte au sein des Ă©quipages qui veulent regagner au plus vite leur foyer et des mutineries Ă©clatent en avril 1919. Le climat est lourd Ă©galement dans les arsenaux mĂ©tropolitains dont les 64 000 ouvriers aspirent au retour Ă la normale aprĂšs quatre annĂ©es de travail dans des conditions trĂšs rudes. Une partie des ouvriers et des Ă©quipages se montre aussi sensible Ă la propagande rĂ©volutionnaire. Des mutineries, Ă caractĂšre dâ abord politique cette fois, ïŹnissent par Ă©clater en juillet 1919, Ă lâ instar de ce qui se produit dans la plupart des grandes ïŹottes.
Entre obsolescence et adaptation inachevée au nouveau visage de la guerre sur mer
Au-delĂ de leur dimension sociale et politique plus ou moins marquĂ©e, ces troubles trahissent Ă©galement lâ ampleur du dĂ©classement et du dĂ©labrement de la Marine Ă lâ issue de plus de quatre annĂ©es de conïŹit. Au jour de lâ armistice, la ïŹotte française comprend environ 650 000 tonnes de bĂątiments en service. Mais les hommes sont Ă©puisĂ©s, les matĂ©riels usĂ©s et souvent obsolĂštes.
Lâ absolue prioritĂ© du soutien des opĂ©rations terrestres a conduit Ă interrompre le renouvellement du corps de bataille. La Marine nationale nâ a lancĂ© aucun cuirassĂ© ou croiseur moderne depuis 1914. Les seules unitĂ©s construites dans les arsenaux ont Ă©tĂ© destinĂ©es Ă la lutte ASM, construction complĂ©tĂ©e par lâ achat de plusieurs centaines de bĂątiments lĂ©gers Ă lâ Ă©tranger. Dans ces conditions, comme en 1914, la marine française reste une ïŹotte dâ Ă©chantillons, lâensemble est hĂ©tĂ©rogĂšne et sa valeur militaire trĂšs inĂ©gale.
Les hostilitĂ©s ont en eïŹet rĂ©vĂ©lĂ© lâ inadaptation de la ïŹotte de 1914 aux nouvelles conditions de la guerre navale. Un eïŹort important de modernisation a Ă©tĂ© entrepris, mais il reste inachevĂ© sur de nombreux points. Si, en novembre 1918, la ïŹotte aligne 1 131 unitĂ©s de tous tonnages aïŹectĂ©es Ă la lutte ASM, seule une minoritĂ© de celles-ci est dotĂ©e de lâhydrophone inventĂ© par Paul Langevin, un appareil de dĂ©tection Ă la pointe de la modernitĂ©. Encore embryonnaire en 1914, lâ aĂ©ronautique maritime reprĂ©sente dĂ©sormais prĂšs du dixiĂšme des eïŹectifs de la Marine nationale et met en Ćuvre 1 264 hydravions et avions, ainsi que 37 dirigeables. Quelques mois Ă peine aprĂšs la Royal Navy, la Marine nationale vient de procĂ©der au premier lancement dâ avion depuis le pont dâun cuirassĂ©. AprĂšs les premiĂšres tentatives dâessais rĂ©alisĂ©es sur la Foudre Ă la veille de la guerre, il sâ agit lĂ des premiers balbutiements de lâ aĂ©ronautique navale embarquĂ©e. Il faudra nĂ©anmoins attendre le dĂ©but des annĂ©es 1920 pour que soit mis sur cale le premier porte-avions français, le BĂ©arn, dont les qualitĂ©s militaires sont relatives. Cet exemple montre que lâeïŹort dâ innovation est autant technique que doctrinal. Alors quâen 1914 les aĂ©ronefs Ă©taient dâ abord conçus comme des systĂšmes permettant le rĂ©glage dâ artillerie et lâ Ă©clairage, ils servent dĂ©sormais aussi au bombardement de navires et de sous-marins, mĂȘme si lâeïŹcacitĂ© de cette derniĂšre mission reste trĂšs limitĂ©e. Autre « innovation » tactique apparue au cours du conïŹit, la redĂ©couverte et le perfectionnement du systĂšme des convois dans lequel la Marine nationale a jouĂ© un rĂŽle moteur. De façon plus gĂ©nĂ©rale, câest toute lâ intĂ©gration des diïŹĂ©rentes composantes de la Marine dans la conduite des opĂ©rations qui apparaĂźt beaucoup plus poussĂ©e en 1918 quâen 1914.
Mais si lâeïŹort de modernisation est bien rĂ©el, il nâen reste pas moins que lâ outil naval français a connu un dĂ©clin relatif entre 1914 et 1918. En quatre ans, la marine italienne a achevĂ© ou mis sur cale six cuirassĂ©s et deux croiseurs (ainsi que trentedeux contre-torpilleurs, trente-sept torpilleurs et soixante-dix-sept sous-marins). Le rapport de force en MĂ©diterranĂ©e semble sâ inverser et compromettre la sĂ©curitĂ© des communications maritimes de la France avec lâ Afrique du Nord et le Levant. De leur cĂŽtĂ©, Britanniques et AmĂ©ricains ont lancĂ© de gigantesques programmes de construction navale. Paris se trouve donc en situation dĂ©licate lors des nĂ©gociations des aspects navals de lâ armistice et Ă lâheure de discuter des modalitĂ©s de la paix sur mer. Poursuivre la modernisation Ă peine esquissĂ©e pendant le conïŹit sâ impose si la Marine nationale entend prĂ©server son rang et la France peser Ă Versailles. Or la remise Ă niveau de la ïŹotte sâ annonce problĂ©matique. Le premier obstacle rĂ©side dans les limites de lâ infrastructure industrielle dues au sous-investissement chronique pendant le conïŹit. Il faut aussi gĂ©rer le diïŹcile processus de « renavalisation » dâ arsenaux qui ont privilĂ©giĂ© la satisfaction des besoins de lâ ArmĂ©e. En novembre 1918, Ă peine le tiers du personnel des arsenaux travaille Ă des tĂąches relevant de la construction ou de la rĂ©paration des navires de guerre. Les ports militaires français peinent Ă assurer lâentretien des bĂątiments et il faut faire appel aux chantiers privĂ©s et aux arsenaux alliĂ©s. Le second obstacle Ă la poursuite de la modernisation de la Marine est budgĂ©taire et politique, car la prioritĂ© va Ă la reconstruction du pays. La pĂ©nurie de crĂ©dits conduit une partie des Ă©tablissements industriels de la Marine Ă travailler temporairement au proïŹt du secteur civil pour alimenter leur plan de charge. Et, dĂšs 1919, le tonnage de la ïŹotte retombe Ă 485 000 tonnes.
Un avenir incertain et une pointe dâ amertume
DĂ©bats doctrinaux et stratĂ©giques viennent sâ ajouter Ă lâ incertitude politique qui rĂšgne quant Ă lâ avenir de la Marine au moment de la signature de lâ armistice. Il faut repenser lâutilisation de lâ arme sous-marine en mĂȘme temps que lâ intĂ©gration de lâ aĂ©ronautique navale dans les ïŹottes. Se pose aussi la question du trĂšs coĂ»teux renouvellement des corps de bataille, alors mĂȘme que les peuples aspirent au dĂ©veloppement de lâĂtat social, Ă la garantie de la paix par des moyens non militaires ou Ă lâ institutionnalisation de la sĂ©curitĂ© collective, que ce soit lâutilisation de lâ arme monĂ©taire ou la crĂ©ation de la SociĂ©tĂ© des nations. Lâ incertitude est donc grande et les dĂ©bats font rage, arbitrĂ©s par les opinions publiques et les puissances alliĂ©es dont Paris, aïŹaiblie ïŹnanciĂšrement et Ă la recherche de garanties de sĂ©curitĂ©, dĂ©pend en partie.
Lâ apparition des U-Boote a Ă©branlĂ© les fondements mahaniens de la stratĂ©gie navale en contestant la primautĂ© du cuirassĂ© en tant que capital ship au sein de la composition des ïŹottes. La vĂ©ritable surprise tactique consiste bien plus dans les succĂšs remportĂ©s par les sous-marins contre les bĂątiments militaires de surface que dans une guerre de course que les U-Boote nâ ont fait que remettre au goĂ»t du jour. Ce constat inspire une partie des oïŹciers qui songe Ă refonder la Marine autour dâune force sous-marine ocĂ©anique. Elle constituerait un outil dissuasif Ă lâ Ă©gard du commerce britannique et ferait peser une menace certaine Ă lâ Ă©gard des escadres de la Royal Navy et de lâUS Navy qui dominent les ocĂ©ans Ă la ïŹn de la guerre. Pourtant, au lendemain du conïŹit, les adversaires de lâ arme sous-marine sont nombreux et pointent la « faillite » dâun systĂšme dâ arme jugĂ© encore peu performant, surtout face au dĂ©veloppement des moyens de lutte ASM au cours du conïŹit. Comme leurs pairs amĂ©ricains et britanniques, la majoritĂ© des amiraux français entend, ïŹn 1918, donner la prioritĂ© au renouvellement du corps de bataille en relançant un ambitieux programme de super-dreadnoughts, complĂ©tĂ© par la construction de croiseurs et de ïŹottilles aĂ©riennes et de surface pour les escorter et les Ă©clairer.
Objet de dĂ©bat au sein de la Marine, le sous-marin est aussi et surtout au cĆur dâ intenses tractations diplomatiques. Elles opposent les puissances favorables Ă son interdiction et celles qui entendent libĂ©raliser son emploi. Les marines militaire et marchande britanniques ont Ă©tĂ© durement Ă©prouvĂ©es par les U-Boote. Londres plaide donc en faveur dâune mise hors-la-loi de cette arme nouvelle, dâ autant plus que le gouvernement de Sa MajestĂ© se trouve sous la pression dâune opinion publique profondĂ©ment heurtĂ©e par les pertes civiles provoquĂ©es par la guerre sousmarine Ă outrance et le blocus. En revanche, Paris se place, comme Rome, dans la logique du faible au fort et voit dans le sous-marin une arme de dissuasion qui doit permettre dâ Ă©carter le risque de guerre. CantonnĂ©e, en France, au cercle des experts et des Ă©tats-majors, cette divergence dâ apprĂ©ciation entre AlliĂ©s apparaĂźt dĂšs 1918.
De mĂȘme, Ă lâheure de lâ armistice, le dĂ©bat sur lâ opportunitĂ© de la relance de lâeïŹort budgĂ©taire Ă consentir pour moderniser la ïŹotte reste pour le moment feutrĂ© et embryonnaire. La France possĂšde-t-elle encore les moyens nĂ©cessaires pour nourrir une vĂ©ritable ambition navale alors quâelle nâ a plus dâennemi ? La marine italienne est dĂ©sormais une alliĂ©e, lâessentiel de la ïŹotte allemande se saborde Ă Scapa Flow en juin 1919, et ce quâ il en reste est cantonnĂ© au rĂŽle de garde-cĂŽte en Baltique. Il nây a lĂ rien qui puisse inciter les dirigeants français Ă mettre lâ outil naval au premier rang de leurs prĂ©occupations, surtout quand la reconstruction des rĂ©gions dĂ©vastĂ©es du Nord-Est prime. La mĂ©connaissance de lâ ampleur de la contribution de la Marine Ă la victoire ne fait que renforcer ce relatif dĂ©sintĂ©rĂȘt des Ă©lus. SigniïŹcativement, « lâ armĂ©e de mer » nâest pas mentionnĂ©e dans la loi du 17 novembre 1918 qui proclame que « les armĂ©es et leurs chefs [âŠ] ont bien mĂ©ritĂ© de la Patrie ». Lâ oubli nâest rĂ©parĂ© que le 4 dĂ©cembre, mais seulement par le vote dâune simple motion de fĂ©licitations de la part de la commission parlementaire de la Marine. Au-delĂ des Ă©lus, lâ absence de victoire dĂ©cisive dans un combat dâescadre identiïŹĂ© tranche aux yeux de lâ opinion publique avec les succĂšs de la Marne et de Verdun. Elle peine Ă prendre la mesure de lâ ampleur tant des sacriïŹces que de lâeïŹort dâ adaptation auquel la Marine nationale a dĂ» consentir. Dans un pays traumatisĂ© par lâhĂ©catombe des Poilus, les 11 500 marins disparus au combat reprĂ©sentent moins de 1 % des pertes totales françaises. Dans les mĂ©moires domine le souvenir des fusiliers marins de lâ amiral Ronarcâh qui se sont sacriïŹĂ©s pour enrayer lâ oïŹensive allemande Ă Dixmude, en novembre 1914, et qui sont les seuls marins invitĂ©s Ă participer au dĂ©ïŹlĂ© de la Victoire le 14 juillet 1919.
Dans un conïŹit prolongĂ© aux dimensions planĂ©taires, la puissance maritime a fait sentir tous ses eïŹets. Si la guerre a dĂ©montrĂ© le caractĂšre illusoire du navalisme mahanien sans nuance qui domine en 1914, elle a conïŹrmĂ© toute lâ importance du contrĂŽle de la mer cher Ă Corbett. Comme le thĂ©orise Castex Ă lâ issue du conïŹit, ces quatre annĂ©es ont aussi apportĂ© la preuve quâ il nâest de stratĂ©gie que globale et sâ appuyant sur la liaison interarmĂ©es.
                                                                               Â
Conférence navale de Washington, 1922. © Harris & Ewing.
Pour autant, la contribution de la Marine nationale Ă la victoire reste en partie mal connue ou incomprise. Dans ces conditions, le dĂ©ïŹ est de convaincre politiques et sociĂ©tĂ© civile de la nĂ©cessitĂ© de poursuivre et accĂ©lĂ©rer lâeïŹort de modernisation Ă©bauchĂ© pendant le conïŹit, sous peine de ne pouvoir peser dans les arbitrages sur lâ aprĂšs-guerre. DĂ©jĂ perceptibles lors de la nĂ©gociation des clauses navales de lâ armistice, tensions et divergences avec les autres vainqueurs de la guerre Ă©clatent au grand jour lors de la confĂ©rence de Washington, en 1922. Lâ approche britannique quant Ă la guerre sous-marine sây impose et une stricte limitation des constructions navales est instaurĂ©e selon un systĂšme de quotas particuliĂšrement favorable aux Ătats-Unis et Ă la Grande-Bretagne. Quant Ă la rue Royale, elle entend tirer les leçons de cette sĂ©quence dĂ©licate. DĂ©sormais, lâun des axes majeurs de sa politique est de convaincre les Ă©lus et la sociĂ©tĂ© civile de la nĂ©cessitĂ© pour la France dâ avoir une vĂ©ritable ambition navale. Ce nâest pas le moindre enseignement du conïŹit.