Cet article propose une réflexion sur le concept d’hybrid warfare. L’auteur évalue la portée et l’influence de ce concept sur le positionnement et sur la transformation capacitaire de l’organisation comme sa cohésion politique interne.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Thibault Alchuls, « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes »,
CSFRS.
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Les variations dans le cours des conflits ont régulièrement entraîné la création de concepts nouveaux tâchant de décrire les caractéristiques, spécificités et ambitions d’une conflictualité changeante et des acteurs qui la conduisent. Débattus dans les sphères politico-militaires, ces concepts sont susceptibles de guider des ajustements nécessaires, mais peuvent également devenir des ressources politiques aux conséquences bien réelles. À ce titre, rares sont les concepts à avoir connu les pérégrinations de la « guerre hybride ». Popularisé au milieu des années 2000 par deux officiers du corps des Marines – le général James Mattis et le colonel Frank Hoffman – l’“hybrid warfare” s’ancre dans les débats outre-Atlantique au gré des évolutions du contexte stratégique américain, accédant dès 2010 à la Quadrennial Defense Review.
Or, depuis 2014, l’OTAN semble être devenu le principal moteur du concept de l’hybridation des menaces. En marquant du même seau de l’hybridité des réalités aussi dissemblables que l’agression russe en Ukraine et les campagnes de l’État islamique en Irak et au Levant, il paraît opportun de s’intéresser à la trajectoire d’une terminologie qui constitue, par son parcours insolite à travers les sphères, cultures stratégiques, pratiques bureaucratiques et aires géographiques, un véritable cas épistémologique.
Objet de maintes publications de recherche, conférences, workshops et omniprésente dans les discours officiels, l’hybridité de l’intervention russe s’est peu à peu muée en leitmotiv dont l’OTAN, depuis le sommet de Newport en septembre 2014, s’est fait le chantre. Pourtant, le concept même de « guerre hybride » ne fait pas consensus. Décrié pour sa vision anhistorique et a-stratégique des conflits armés, il échouerait selon certains à décrire une réalité inédite, son manque de pertinence alimentant, précisément, de dangereux écarts sémantiques. Dès lors, comment et pourquoi s’est imposé à l’OTAN un concept dont la caractéristique principale, aujourd’hui, semble être sa plasticité ?
L’« hybrid warfare » : à la recherche d’une conceptualisation pour la porosité des modes de guerre post-Guerre froide
L’expression de « guerre hybride » n’apparaît pas sous la plume de Frank Hoffman et James Mattis en 2005, mais bien dans deux thèses de la Postgraduate Naval School de Californie rédigées respectivement par Robert Walker en 1998 et William Nemeth en 2002. Le premier aperçoit l’hybridité dans la combinaison de méthodes régulières et irrégulières employée par l’armée américaine dans les années 1990 ; le second dans les insurrections tchétchènes de 1994, potentiel modèle des guerres irrégulières du futur – « hybrides » – pour l’Afghanistan où l’U.S. Army vient de s’engager. Mais à la faveur du changement dans l’environnement stratégique qui les sépare, deux plaidoiries différentes émergent – ce sera l’irrégularisation pour l’un, la défense de la technologisation de la RMA pour l’autre.
C’est dire la politisation précoce du concept et des questionnements sur la paternité de la guerre hybride. Reste que ces deux travaux sous-estimés soulignent une particularité commune et fondatrice de la « guerre hybride » : afin d’imposer à l’adversaire une tension particulière, elle est une dialectique de volontés utilisant, dans leurs attributs politiques, stratégiques et/ou tactiques, les éléments de coercition de chacun des deux principaux modes de guerre – le régulier et l’irrégulier.
Dans le même sens, Hoffman espère successivement peser sur les Quadrennial Defense Review américaines de 2006 puis de 2010, le sens donné à la guerre hybride servant tour à tour deux positionnements capacitaires antagonistes. Mais c’est James Mattis qui, nommé à la tête de Commandement allié Transformation en 2007, permet au concept d’être intégré aux réflexions de l’Alliance sur l’évolution des menaces. Pendant cette période de conceptualisation de la « guerre hybride » sans la Russie, deux principaux glissements sémantiques sont introduits pour que l’hybridité réponde aux priorités des États-membres : y sont inclus les menaces non-cinétiques, et l’État comme protagoniste potentiel. En 2014, ils seront le terreau fertile pour l’identification de l’hybridité russe.
La « guerre hybride » dans le contexte sécuritaire post-2014 : accompagner la redécouverte de la défense collective
Si l’emploi de la qualification d’« hybride » n’est pas surprenant pour qualifier les opérations de Daesh, son invocation pour une réalité aussi différente que celle de l’agression russe en Ukraine procède d’une conjonction inédite et lourde de conséquences pour l’adaptation de l’Alliance. En effet, le niveau de violence est passé sous le radar de la défense collective et de nombreux pays s’interrogent sur la possibilité pour le Kremlin d’aspirer à reproduire, sur leur territoire, la politique du fait accompli éprouvée en Crimée. Décrite comme une guerre « dans le cadre de laquelle un large éventail de mesures militaires, paramilitaires ou civiles, dissimulées ou non, sont mises en œuvre de façon très intégrée » au sommet de Newport, la guerre hybride appelle d’importantes réformes.
Conventionnelles pour la plupart, ces mesures sont axées sur une réassurance expresse des Alliés du flanc Est et l’adaptation de l’architecture des forces de l’OTAN à plus long terme. Rapidement, de l’arsenal lourd est pré-positionné dans les États baltes au sein du plan d’action « réactivité », suivi par la création de la Very High Readiness Joint Task Force, la mise en pratique du concept de « nation-cadre » ou encore la transformation du Corps multinational Nord-Est à Szczecin, en Pologne.
Au sein de l’Approche 360°, enfin, l’OTAN admet que répondre au spectre large de la guerre hybride outrepasse ses seules prérogatives. Pour pallier le manque de leviers civils à sa disposition, l’Organisation noue surtout des partenariats avec l’Union européenne. Après la signature d’un cadre commun sur la « guerre hybride » et l’ouverture, en avril 2017, d’un Centre d’excellence européen pour la lutte contre les menaces hybrides à Helsinki placé sous le parrainage de l’UE et de l’OTAN, force est de constater que l’identification de l’hybridité aux frontières de l’Alliance, depuis 2014, participe sans aucun doute d’une défense collective revigorée.
Entre l’OTAN et le concept de « guerre hybride », une relation dilemmatique
Peu sont les commentateurs, en fin de compte, à considérer le concept de « guerre hybride » comme la conséquence logique des pratiques de l’Alliance et des dynamiques propres d’un assemblage militaire défensif en quête de sens, menacé par un contexte intérieur instable et évoluant dans un monde dont la complexité, parfois, lui échappe. L’identification de la guerre hybride russe en 2014 permet avant tout une réponse à de nombreux problèmes internes. Parce qu’elle offre une parade sémantique aux menaces distinctes des flancs Sud et Est de l’Alliance, l’OTAN entend faire redémarrer une organisation minée par les coupes budgétaires et le désengagement politique de l’ère des « dividendes de la paix ». Quelle que soit la pertinence historique et stratégique du concept, la « guerre hybride » entretient une vision holistique, différenciée et utile pour questionner les appareils de défense nationaux.
Cependant, l’ambiguïté est-elle réellement constructive, et quels risques à cette « auberge espagnole stratégique » ? En fait, et si la « guerre hybride » sert depuis quatre ans à soutenir le réengagement des États-membres dans l’Alliance, générer des partenariats institutionnels et déjouer le factionalisme en fédérant les Alliés autour d’une menace présentée comme existentielle, le risque d’effondrement sémantique va grandissant. Et pour cause, les lignes de fuite induites par l’absence de définition claire amènent aujourd’hui à l’intégration d’un ensemble incohérent de défis émergents : piraterie, cyberattaques, pressions énergétiques et fake news n’en sont que quelques exemples. Fourre-tout, la guerre hybride peine à cerner avec justesse le contenu et l’orientation de la modernisation russe, surestimant ses capacités et simplifiant à outrance les représentations géopolitiques russes et son apparente « grande stratégie » mondiale.
Enfin, parce qu’elle est le moteur résiduel du réengagement et plus petit dénominateur commun aux 29 pays de l’OTAN, la « guerre hybride » devient le réceptacle d’enjeux politico-stratégiques multiples et de luttes bureaucratiques. En qualifiant également les activités de Daesh d’« hybrides », la vraie tension permanente réside moins dans le défi croisé de l’engagement et de l’efficacité, que dans la coexistence de l’exigence militaire de différenciation des menaces et l’exigence politique d’intégration de ses 29 membres.
Vers un sentier de dépendance à la terminologie de l’hybridité ?
La combinaison de forces régulières et irrégulières est l’histoire même des conflits, et bien que les avancées technologiques et la fin de la Guerre froide aient amené de profondes reconfigurations dans la façon dont les groupes irréguliers tentent de contrebalancer la supériorité conventionnelle de l’Occident, l’hybridation ne témoigne que d’une évolution du caractère de la guerre, non de sa nature. Le concept d’hybridité des menaces n’est pas dénué d’intérêt pour autant. Il offre une vue pertinente d’arrangements tactiques originaux et des possibilités nouvelles de la guerre non-restreinte – ou hors-limites – dans l’art opératif.
Toutefois, la viabilité de cette réponse dans la durée est aujourd’hui mise en doute. Même si cette conceptualisation aura permis de questionner utilement les faiblesses conventionnelles de l’OTAN, et malgré l’ambiguïté constructive et la différenciation qu’elle permet, des intérêts jouent pour donner à la confrontation une signification quasi-civilisationnelle où un pansement identitaire maladroit pourrait aggraver la communication paradoxale entre l’OTAN et la Russie, ou les États-membres eux-mêmes. Alors que les démonstrations de force réciproques s’intensifient depuis quatre ans, la tendance aux stratégies dites « intégrales » interroge sur la direction d’un lien de plus en plus étriqué entre le temps de la guerre et le temps de la paix.
En somme, le principal problème réside dans la politisation d’un concept qui n’a eu de cesse, depuis sa popularisation par Frank Hoffman, de servir des argumentaires multiples et parfois antagonistes. Pour défendre des moyens conventionnels, pousser le retour aux théories de la contre-insurrection ou faire accepter des réformes espérées de longue date, la « guerre hybride » a subi des extensions sémantiques qui l’ont peu à peu dilué de son sens. Érigée en pierre angulaire des adaptations de l’OTAN depuis la surprise stratégique de 2014, la « guerre hybride » est le pointeur, la ligne directrice de la redécouverte de la défense collective.
Dans le jeu qui s’est joué entre la fabrication par l’OTAN d’un concept étendu pour répondre à toutes les sensibilités nationales (top-down) et l’intérêt pour les États de reprendre le vocable de l’Alliance afin de peser dans les décisions collectives (bottom-up), la vérité se situe très certainement au centre. À la fois par pression des États-Unis pour ralentir la tendance à une charge financière jugée inégale et se concentrer sur d’autres théâtres, à la fois comme occasion pour l’OTAN de revigorer la défense collective et de pérenniser son action, à la fois comme opportunité pour les pays d’accéder à des ressources techniques et humaines et de gagner en légitimité, le vocable autour des « menaces de guerre hybride russes » nourrit depuis 2014 un sentier de dépendance pour l’Organisation et ses partenaires. En menant potentiellement à une Grande stratégie pensée comme nécessaire face à une Russie mal comprise, la guerre hybride continuera très certainement d’avoir un poids important dans les décisions de l’OTAN – avec ses limites, ses largesses, et ses mêmes lignes de fuite.
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