Cet article dresse un tableau de l’Afghanistan actuel, un pays dont les perspectives demeurent brouillées, sur fond d’échec des interventions militaires, d’attentats terroristes récurrents et de lent éveil de la société civile. La question sécuritaire reste au cœur de l’équation afghane, avec outre la question des Talibans, celle émergente de Daesh.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Où va l’Afghanistan » par Jean-Luc Racine.
Où va l’Afghanistan ?
Par Jean-Luc Racine
Jean-Luc Racine est directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et chercheur senior à Asia Centre.
Dans une conjoncture marquée par l’échec des interventions militaires, des attentats multiples et des législatives critiquées, l’incertitude est réelle dans le pays. Mais le gouvernement tient, et les divisions entre talibans limitent les avances de ces derniers. L’apparition de Daech pose un problème qui mobilise les acteurs extérieurs. La question centrale demeure celle du dialogue à entretenir avec les talibans. La société afghane elle-même bouge, mais ses perspectives demeurent brouillées.
politique étrangère
Derrière la tragique litanie des attentats et la multiplication des initiatives appelant à un dialogue inter-afghan pour sortir le pays d’une suite de guerres ouverte voici bientôt quarante ans, où va l’Afghanistan ? Quatre ans après l’arrivée au pouvoir d’Ashraf Ghani, l’incertitude prévaut sur tous les plans : sécuritaire, politique, et économique. Pour autant, le régime affaibli ne s’effondre pas, et les talibans ne peuvent garder plus de quelques jours les rares capitales provinciales qu’ils tentent de conquérir, telles Kunduz en 2015 et Ghazni en 2018. Cet apparent enlisement ne doit toutefois pas faire penser que rien ne bouge : la société afghane s’éveille, les talibans s’interrogent sur la ligne à suivre, et l’apparition des émules de Daech mobilise Russes et Chinois, qui entendent prendre la main pour contrer la menace, tandis que l’administration Trump parle aux talibans. Alors que le pays s’enfonce dans la crise, un nouveau Grand Jeu se dessine, sans claires perspectives de paix.
Le cœur du problème : la situation sécuritaire
Après les attentats du 11 septembre 2001, l’intervention américaine en Afghanistan renversa en deux mois le régime taliban, avec l’appui des milices de l’Alliance du nord, d’ethnies tadjike et ouzbek. L’objectif premier était apparemment atteint : éradiquer la menace terroriste d’Al-Qaïda et de ses soutiens afghans. L’autre ambition affichée, la reconstruction du pays, impliquait une politique de long terme. Choisi comme leader de l’Afghanistan post-talibans lors de la conférence de Bonn fin 2001, le Pachtoune Hamid Karzai fut confirmé par les élections présidentielles de 2004, et réélu en 2009. Mais la campagne de contre-insurrection lancée par les Américains et leurs alliés de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) pilotée par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sous mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU), n’obtint pas les résultats escomptés, et la complémentarité entre militaires et agences étatiques ou internationales eut bien du mal à mettre en œuvre les trois volets de la contre-insurrection – « nettoyer, tenir, construire » –, au service d’une stratégie visant à « prévenir la résurgence des talibans et à développer le soutien à la coalition et au gouvernement afghan »[1].
La fluctuation des forces étrangères : de la Force internationale d’assistance à la sécurité à la mission Soutien résolu
Dès 2004, et a fortiori après 2007, les talibans, dont le leadership s’était réfugié au Pakistan, commencèrent à retrouver du poids sur le terrain afghan, multipliant attentats-suicides et bombes artisanales. Jugeant le statu quo intenable, Barack Obama annonça en 2009 un sursaut (le surge) temporaire de 30 000 hommes, achevé en 2011, quand la FIAS compta plus de 132 000 hommes, dont 90 000 Américains. Fin 2012, ces forces tombèrent à 100 000 hommes, et à 84 000 un an plus tard. En novembre 2014, la FIAS ne comptait plus que 28 000 hommes, dont 18 000 Américains[2]. Le président Obama avait annoncé dès juin 2011 ce retrait, par phases. Le sommet de l’OTAN de Chicago, en mai 2012, confirma que la mission de la FIAS prendrait fin en décembre 2014, l’essentiel des forces étrangères ayant alors quitté l’Afghanistan, Obama pensant retirer la totalité de ses troupes en 2016, avant la fin de son second mandat.
De façon surprenante, Washington et l’OTAN faisaient ainsi coïncider en 2014 la transition militaire avec la transition politique imposée par la fin du second mandat d’Hamid Karzai : calendrier d’autant plus problématique que les élections présidentielles afghanes d’avril-juin 2014, à la légitimité contestée, ne virent le nouveau président Ashraf Ghani prendre ses fonctions que fin septembre, après des mois de tractations sous médiation américaine avec son concurrent Abdullah Abdullah, promu « Chief Executive Officer » d’un « gouvernement d’union nationale » devant faire ses preuves dans un contexte très difficile[3]. En fait, à la mission non-combattante affichée, s’ajoutèrent des forces spéciales américaines chargées de protéger les positions de leur pays, et d’intervenir auprès des forces afghanes en cas de besoin, avec appui aérien si nécessaire. Elles ont joué un rôle décisif dans la reprise de Kunduz et de Ghazni aux talibans.
Quand le président Trump prend ses fonctions en janvier 2017, la RSM compte 13 300 hommes, dont 6 941 Américains. Sept mois plus tard, en définissant sa nouvelle politique en Asie du Sud, Trump concède avoir écouté ses généraux et, contre son intuition première, accepte de renforcer les troupes en Afghanistan, considérant que « les conséquences d’un retrait rapide seraient prévisibles et inacceptables[4] ». En juin 2018, la RSM compte 16 000 hommes de 39 nations, dont 8 475 Américains.
Poussée talibane et résilience des forces afghanes
Le revirement de Trump, comme les fluctuations de la politique d’Obama, illustrent l’incapacité des forces de l’OTAN à venir à bout des talibans. Certes l’élimination d’Oussama ben Laden dans une ville de garnison pakistanaise, le 2 mai 2011, a marqué une victoire du président Obama, qui avait toutefois noté, deux ans plus tôt, qu’au-delà d’Al-Qaïda, des « défis considérables » perduraient en Afghanistan, notant que « les talibans ont pris de l’élan[5] ». Près de dix ans plus tard, l’élan des talibans s’est confirmé, tandis que monte une nouvelle menace, celle de la branche régionale de Daech, l’État islamique-Khorassan (IS-K). La violence s’est accrue au fil des ans : près de 6 000 victimes civiles dont 2 412 morts en 2009 ; plus de 10 000 victimes dont 3 438 morts en 2017, le pic ayant été atteint en 2015 et 2016, après le retrait de l’essentiel des forces de l’OTAN (plus de 11 000 victimes dont plus de 3 500 morts chaque année[6]).
Janvier 2018 a été un mois noir : rien qu’à Kaboul, cible privilégiée des attentats, on a compté en dix jours plus de 150 morts en trois attaques. Mais à l’échelle nationale, le chiffre des victimes civiles des neuf premiers mois de 2018 est comparable à celui des quatre années précédentes : 8 050 victimes, dont 2 798 morts[7]. En parallèle, l’emprise territoriale des talibans s’étend au fil des ans. Au-delà de leurs bastions traditionnels – un arc cernant Kandahar, courant de la province d’Helmand au sud à celle de Paktika à l’est –, l’insurrection s’est étendue à l’ouest (Farah) et au nord (Faryab, Kunduz entre autres). Un rapport américain estimait qu’au 31 janvier 2018, 56,3 % des 407 districts afghans étaient « sous le contrôle » (73) « ou l’influence » (156) du gouvernement afghan ; 14,5 % sous le contrôle (13) ou l’influence (46) des talibans ; 29,2 % étant « contestés ». D’autres calculs, agrégeant zones contestées et zones sous l’influence de l’un ou l’autre camp, concluaient que la présence des talibans est sensible dans près de 60 % des districts[8].
L’emprise territoriale des talibans s’étend
Face à cette évolution, les forces nationales de sécurité afghanes, forces armées et police nationale, sont souvent décriées. En octobre 2013, elles comptaient 191 000 militaires et 152 000 policiers. Trois ans plus tard, 168 000 militaires, plus de 10 000 forces spéciales, et 157 000 policiers « nationaux »[9]. Accusées d’être mal préparées, victimes de désertions considérables, voire corrompues, elles n’en portent pas moins l’essentiel du fardeau, et en paient le prix fort. Alors que 2 271 militaires américains ont été tués en Afghanistan de 2001 à 2018[10], les forces afghanes ont perdu 6 700 hommes pour la seule année 2016, le gouvernement ne donnant plus de chiffres à compter de 2017.
C’est donc une guerre, pour partie guerre civile, qui s’enlise. Si les talibans gagnent du terrain, ils ne peuvent répéter la marche victorieuse qui les avait menés au pouvoir avec la prise de Kandahar en 1994, de Hérat en 1995, et de Kaboul en 1996. Toutefois, généraux américains et responsables afghans reconnaissent qu’il ne peut y avoir d’issue purement militaire à ce conflit. Renforcer les troupes américaines ou afghanes sert a minima à préserver un relatif statu quo sur le terrain, en espérant a maxima pousser les talibans vers la table des négociations. C’est l’esprit d’un très optimiste rapport du Pentagone, qui célèbre les avancées de la politique afghane de Donald Trump, la « croissance et la maturité » des forces afghanes, et assure que « la clé du succès reste la pression militaire continue contre les talibans, afin qu’ils abandonnent l’idée qu’ils pourraient atteindre leurs objectifs par la violence et par la poursuite du conflit »[11]. Avant de voir ce qu’il en est, il convient de faire un point politique sur les acteurs afghans en présence, et sur l’évolution du contexte régional.
Les parties afghanes en présence : le gouvernement d’union nationale
Le gouvernement d’union nationale d’Ashraf Ghani et d’Abdullah Abdullah a tenu bon tant bien que mal, malgré les divergences entre les deux camps, une des raisons des résultats insuffisants obtenus sur tous les fronts : politique, avec des élections législatives et provinciales retardées de plusieurs années, sécuritaire, vu la poussée des talibans et la multiplication des attentats, et économique. Certes, le pays connaît des progrès en termes d’éducation, d’accès à l’eau et à l’électricité, de santé primaire, voire de création d’emplois, mais la croissance démographique (1,9 % par an, pour près de 32 millions d’habitants en 2018[12]) d’une population très jeune (47,3 % de moins de 15 ans) efface une part des avancées du produit national brut (PNB) (2,4 % en 2016 et 2,5 % en 2017[13]). Le statut de la femme s’améliore (27,7 % de membres du Parlement), mais le taux d’alphabétisation des plus de 15 ans reste insuffisant : 49 % pour les hommes, 20 % pour les femmes, les progrès de l’enseignement primaire permettant toutefois une meilleure alphabétisation des 15-24 ans (67,5 % et 39 % respectivement[14]). Malgré les programmes de reconstruction financés par l’étranger, le pays est classé par le Programme des Nations unies pour le développement 168e sur l’indice de développement humain.
Les programmes d’aide internationale sont multiples, comme les initiatives de connectivité régionale. Un accord trilatéral Afghanistan/Inde/Iran donne au pays un nouvel accès à la mer par le port iranien de Chabahar, inauguré en 2017. Le projet de gazoduc TAPI (Turkménistan, Afghanistan, Pakistan, Inde), relancé en 2016, atteint désormais la province d’Hérat. La Conférence régionale pour la coopération économique avec l’Afghanistan (RECCA) porte le projet CASA 1 000 d’apport d’électricité d’Asie centrale. La Chine a établi une liaison ferroviaire, mais l’opération est suspendue faute de trafic afghan : un comble, la valeur des réserves minières du pays – pierres précieuses, minerais classiques et très stratégique lithium – ayant été évaluée par le Pentagone, en 2010, à plus de 1 000 milliards de dollars. La Chine ne peut exploiter la mine de cuivre d’Aynak (les plus grandes réserves du monde) pour cause d’insécurité, mais elle aimerait intégrer l’Afghanistan à l’initiative Belt & Road, par l’Asie centrale ou par le Pakistan.
Comptent aussi la corruption et la drogue. Après 2014, la communauté internationale avait renouvelé son appui, mais en ajoutant des conditionnalités, dont la lutte contre la corruption, nourrie tant par un système de pouvoirs étatiques, paraétatiques ou extra-étatiques que par l’économie de guerre et l’économie de l’aide. Une stratégie anti-corruption en 20 points a été mise en place en 2017, mais beaucoup reste à faire tant les instances mises en place manquent de moyens[15].
Quant à la production de drogue, elle profite aux petits paysans qui cultivent le pavot, aux intermédiaires qui organisent le trafic, aux filières de production d’opium et d’héroïne, aux officiels corrompus et aux talibans, qui condamnent la drogue mais la taxent. Les surfaces en pavot ont bondi de 63 % de 2016 à 2017, la production d’opium passant de 4 800 à 9 000 tonnes. Cette économie parallèle comptait pour 20 à 32 % du PNB de l’Afghanistan, de très loin premier producteur mondial d’opium[16].
Reste la question essentielle des aléas politiques. Les divergences entre Ghani et Abdullah sur la politique des nominations, et sur l’approche – fluctuante – vis-à-vis des talibans ; le poids de puissants gouverneurs de province, refusant un temps la démission imposée par le président ; le rôle des barons provinciaux ou locaux, souvent anciens chefs de guerre des années 1980-1990 ; l’exil volontaire du premier vice-président Rachid Dostum, pendant plus d’un an, en Turquie ; la démission, en août 2018, du Conseiller national à la sécurité, Hanif Atmar, soulignent que le président, parfois jugé autoritaire, n’a pas toujours la main.
Les élections législatives prévues pour 2015 se sont tenues le 20 octobre 2018, dans des conditions difficiles, dues tant aux menaces et aux attaques des talibans (plus de 80 morts dont 10 candidats depuis l’ouverture des listes jusqu’au scrutin, outre l’assassinat du très puissant et controversé chef de la police et du chef des services secrets de Kandahar), qu’au déroulement chaotique du scrutin : incertitudes sur le nombre de bureaux ouverts, retards du matériel et du personnel, aléas du contrôle biométrique, accusations de fraude… Mais le verre à moitié vide est aussi à moitié plein : 2 500 candidats, pour beaucoup nouveaux, se sont présentés, dont 418 femmes, et l’on a souvent vu de longues queues devant les bureaux de vote[17]. Le taux de participation, y compris des femmes, reste sujet à caution, mais il pourrait être supérieur aux 40 % des législatives de 2010. Le pouvoir considère que les élections ont été « une défaite » pour les talibans, qui n’ont pu détourner des millions d’électeurs des urnes[18].
Les parties afghanes en présence : les talibans
Face au régime, quelle est la force des talibans ? Ils seraient au moins 60 000, après le ralliement du réseau Haqqani, dont le chef, Sirajuddin, est désormais l’un des deux adjoints d’Habaitullah Akhunzada, émir du mouvement depuis 2016[19]. Pachtounes pour l’essentiel, ils sont généralement ruraux, combattants à temps plein ou non, en rébellion contre un État afghan jugé inefficace, ou engagés après que leur village ou leur famille aient été victimes des forces afghanes et des forces étrangères, vues comme forces d’occupation. La sociologie des talibans, des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise, montre que leur mouvement traduit aussi une contestation populaire des dirigeants locaux traditionnels et bouscule les hiérarchies tribales[20].
La gestion des talibans
Au-delà de l’attachement aux valeurs traditionnelles – qui ne sont pas un monopole des talibans –, leurs revendications politiques sont doubles : le départ des troupes étrangères, et le rétablissement d’un régime inspiré par la charia, contre les « apostats » et les « traîtres ». Cette radicalité s’accommode toutefois d’un certain pragmatisme. Dans les territoires où ils pèsent, les talibans instaurent une manière de gouvernement parallèle, levant les taxes sur les produits agricoles et sur le pavot, levant l’octroi sur les routes, faisant payer leur protection aux entrepreneurs, y compris sur l’extraction minière illégale, rendant la justice, fût-elle expéditive. Leur pouvoir est structuré autour d’une double hiérarchie de commandants militaires et de gouverneurs provinciaux, assistés d’une commission d’anciens et de mollahs, des structures complémentaires étant en place dans les districts et les mairies, tandis que des commissions spécifiques gèrent les domaines thématiques (justice, santé, éducation, finance, médias). Une manière de cogestion des écoles et des cliniques est mise en place, avec les représentants locaux de l’État, et avec des organisations non gouvernementales (ONG). Un code de conduite, le layha, remis à jour au fil des ans, définit les grands principes, mais les conditions locales autorisent des marges de manœuvre[21]. Une double démarche est à l’œuvre : ici combat ou attentats ; là, gestion de la population pour s’assurer à la fois de son contrôle et de son soutien.
Compte aussi la guerre de communication, qui a évolué. Face à la politique de contre-insurrection théorisée par Washington en 2006 (« gagner les esprits et les cœurs[22] »), et à la politique de reconstruction en découlant, les talibans ont d’abord recouru aux lettres nocturnes, les shabnama, affichées sur les mosquées ou sur les cibles potentielles : moyen traditionnel de communication – et de menace à l’encontre de la population –, pour en appeler au soutien contre les étrangers et leurs suppôts, et menacer les informateurs, les fonctionnaires, enseignants ou salariés d’ONG[23]. Aux shabnama s’ajoutèrent ensuite les réseaux sociaux. Dès 2008, un expert reconnu parle de « néo-talibans[24] ». Aujourd’hui, l’agence média des talibans, Al-Emarah, diffuse en six langues sur Twitter, Telegram, WhatsApp, Google Play, publie quotidiennement des vidéos célébrant ses combattants ou dénonçant « la barbarie de l’ennemi », et diffuse un magazine en ligne, Al-Samood. Le directeur d’Al-Emarah le dit : « Les médias visent le cœur plus que le corps. Si le cœur est conquis, la bataille est gagnée[25]. » Mais outre le medium, le message a parfois changé, comme l’illustra la déclaration du mollah Omar pour la fin du ramadan, en 2015.
Rappelant la légitimité du djihad, cette déclaration soulignait aussi que l’avenir ne serait pas la répétition du passé : « Personne ne doit craindre ce qu’il adviendra si l’émirat islamique revient au pouvoir. […] Cette fois, les évolutions légales dans le pays seront préservées, les ressources nationales et les avancées du secteur privé seront préservées, la dignité des individus et de toutes les communautés du pays sera honorée ; une administration afghane transparente, professionnelle et inclusive sera établie pour satisfaire à la fois les besoins matériels et religieux des masses afghanes[26]. »
En fait, le mollah Omar était mort en 2013 à Karachi. L’auteur du message était son numéro 2, le mollah Akhtar Mohammad Mansour, qui lui succèdera après que les services secrets afghans aient annoncé la nouvelle du décès, alors que, pour la première fois, représentants de Kaboul et émissaires talibans s’étaient officiellement rencontrés à Murree au Pakistan, à l’initiative des services pakistanais. Une rencontre qui n’avait apparemment pas l’aval de tous les courants, ni du Bureau de la Commission politique des talibans ouvert à Doha, au Qatar, en 2013. Voilà pourquoi le message de l’Aïd justifie, en invoquant le prophète, la combinaison entre « le djihad armé, les actions politiques et les voies pacifiques », et répète l’appel à « l’unité du front djihadiste ».
De fait, l’ascension du mollah Mansour au rang d’émir a suscité de sévères critiques, ses opposants contestant les modalités de son élection au Pakistan, sans que tout le Conseil suprême ait été consulté. La rencontre de Murree semble avoir aiguisé les divisions. Mansour, devenu émir, a donc changé de ligne en dénonçant « la propagande sur le processus de paix, conduite par les ennemis pour affaiblir le djihad[27] », afin de resserrer le mouvement. Huit mois plus tard, il était tué par un drone américain au Balouchistan pakistanais, sans qu’on voie bien ce que Washington ou Kaboul gagnaient à son élimination, ni en termes d’affaiblissement de la capacité combattante des talibans, ni en favorisant l’arrivée d’un nouveau leader prompt à renouer le dialogue.
L’émergence de Daech : l’État islamique au Khorasan
Au-delà des péripéties politiques et insurrectionnelles, une dynamique notable a pour partie changé la donne : l’émergence de l’État islamique au Khorasan (IS-K), filiale régionale de Daech, dont les premiers éléments apparurent fin 2014, aussi bien en Afghanistan qu’au Pakistan, quelques mois après la proclamation du califat à Mossoul le 29 juin – l’IS-K n’étant officiellement annoncé qu’en janvier 2015[28]. Même s’il y a bien une stratégie de l’État islamique de s’étendre vers le Khorasan, avec des moyens financiers conséquents, l’IS-K compte moins de combattants rentrés d’Irak ou de Syrie que de militant locaux : pour partie des talibans pakistanais chassés des zones tribales par l’armée en 2014 et 2015, dans les provinces de l’Est avec le Nangahar comme bastion – les premiers chefs de l’IS-K viendront du Tehreek-e Taliban Pakistan – ; pour partie des militants de la faction Yuldash du Mouvement islamique d’Ouzbékistan dans les provinces du Nord ; mais aussi des talibans afghans déçus par l’opacité des jeux de pouvoir dans leur mouvement, ou rétifs à un éventuel dialogue avec Kaboul, aussi bien au sud (Helmand) qu’à l’ouest (Hérat, Farah). On estimait en 2016 à environ 8 000 hommes – combattants et supplétifs – les partisans d’IS-K sur le sol afghan. À cette date, les conflits ouverts entre talibans et IS-K avaient commencé, les premiers soucieux de tarir les défections, le second menant pour sa part une double politique : attentats contre toutes sortes de cibles, dont les quartiers chiites, et pour le reste, un relatif assouplissement du rigorisme du califat, pour accroître son audience[29].
En supplantant Al-Qaïda, affaiblie mais non éradiquée, et dont le chef Ayman Al-Zawahiri, reste introuvable après avoir lancé en septembre 2014 « Al-Qaïda dans le sous-continent indien », l’IS-K a ravivé la crainte d’un nouveau foyer afghan de djihad international. Les talibans islamo-nationalistes – du moins certains d’entre eux – sont, du coup, devenus plus fréquentables. Pour autant, les multiples tentatives de dialogue avec l’émirat islamique d’Afghanistan – nom officiel des talibans – n’ont guère été concluantes, qu’elles relèvent d’un contact direct entre Afghans ou d’initiatives étrangères.
Comment dialoguer avec les talibans ?
La question n’est pas nouvelle. Les premières tentatives de dialogue ont commencé dès 2007. Hamid Karzai, célébrant sa réélection en 2009, s’était adressé à ses « frères talibans », reconnus comme partie prenante du pays. L’année suivante, Karzai installait un Haut Conseil pour la Paix, chargé de travailler à la « réconciliation ». En 2011 se tenait la première réunion du Processus d’Istanbul, dit « Cœur de l’Asie », regroupant une fois l’an, pour un dialogue politique sur l’Afghanistan, 15 pays membres, avec le soutien de 17 autres pays majeurs et d’une dizaine d’organisations internationales, de l’ONU à l’OTAN et à l’Organisation des pays islamiques.
Mais le président afghan, voulant contrôler la dynamique engagée, avait coupé court aux initiatives extérieures cherchant à faciliter un dialogue intra-afghan, telles les rencontres de Kyoto, de Doha ou de Chantilly en 2012. Pourtant, si le principe d’un dialogue « conduit et piloté par les Afghans » est soutenu par la communauté internationale, de nombreux pays ont pris des initiatives, a fortiori après le double retrait d’Hamid Karzai et de l’essentiel des forces de l’OTAN. D’un côté, ils ont reçu des émissaires talibans, comme la Russie, la Chine, l’Iran. De l’autre, Moscou a organisé en 2016 et 2017 plusieurs rencontres de format plus ou moins ouvert avec les pays de la région, pour tenter d’avancer, sans succès jusqu’à maintenant. Les espoirs suscités par la rencontre officielle entre délégués du Haut Conseil pour la Paix et émissaires talibans au Pakistan en 2015, avec des observateurs chinois et américains, ont donc été déçus. Les fatwas anti-guerre et anti-terrorisme lancées par des assemblées de clercs afghans, en Afghanistan, en Indonésie ou en Arabie Saoudite, n’ont eu aucun écho[30].
Du paramètre pakistanais aux appels aux talibans
De longue date, Kaboul a accusé le Pakistan d’offrir des sanctuaires aux combattants talibans et au réseau Haqqani, et d’héberger les chefs du mouvement, à Quetta ou à Karachi, voire de planifier des attaques de talibans sur le sol afghan. Islamabad dément. Imran Khan, nouveau Premier ministre pakistanais, nie soutenir les talibans, appuie les dialogues cherchant la paix, tout en déclarant que « blâmer le Pakistan, c’est se voiler la face sur les vrais problèmes internes à l’Afghanistan[31] ». Les services de renseignement concèdent : « Nous parlons aux talibans, mais nous ne leur commandons pas[32]. » Ashraf Ghani peut assurer que, sans l’appui pakistanais, les talibans ne tiendraient pas un mois[33], mais si la méfiance règne, le dialogue entre Kaboul et Islamabad ne rompt pas, car si le Pakistan est une part du problème, il est aussi une part de la solution, et son influence sur au moins une part des talibans reste nécessaire sur la route des négociations.
Faute d’avancées du « Quadrilatéral Afghanistan, Pakistan, États-Unis, Chine », Ashraf Ghani a finalement lancé en février 2018 un appel aux talibans pour une négociation sans préalable : une concession majeure. En juin, un bref cessez-le-feu célébrant la fin du Ramadan avait été marqué par des scènes de fraternisation, mais en août l’appel de Ghani pour un second cessez-le-feu n’a pas été entendu. Pire, les talibans ont alors tenté de prendre la ville de Ghazni, et l’attaque de Kandahar, le 18 octobre 2018, contre les hommes clés de la sécurité dans le Sud, confirme que les talibans ne sont pas tentés par la proposition d’Ashraf Ghani de les reconnaître comme formation politique. Même si des contacts secrets ont lieu entre les deux parties, la ligne publique des talibans récuse toute négociation avec Kaboul, pour ne parler qu’avec les États-Unis. Le constat du désaccord est patent et les pistes pour avancer très complexes[34].
Le retour du Grand Jeu : les talibans sur l’échiquier international
Une nouvelle phase s’est ainsi ouverte, avec le retour de la diplomatie américaine en première ligne : Alice Wells, du département d’État, a rencontré les talibans au Qatar en juillet 2018, tandis que Zalmay Khalilzad, « représentant spécial du président Trump pour la réconciliation en Afghanistan » les rencontrait en octobre, tout en se rendant à Kaboul avant et après ses entretiens. En août, Kaboul et les talibans avaient décliné l’idée d’une rencontre proposée par Moscou avant de se raviser : les émissaires talibans et ceux du Haut Conseil pour la Paix ont bien participé, comme les représentants de 11 pays, à la rencontre de Moscou finalement tenue le 11 novembre 2018, sans négocier pour autant. Trois jours plus tard, face à une nouvelle poussée des talibans dans dix provinces à travers le pays, le ministre de la Défense afghan confessait au Parlement que « les moyens actuellement disponibles pour les institutions de défense et de sécurité ne sont pas suffisantes pour repousser ces menaces[35] » : les talibans entendent, eux aussi être en position de force…
On ne sait si le dialogue ouvert avec Washington mènera à une vraie négociation, et ce que serait son objet : la demande talibane de retrait total des forces étrangères avant de négocier avec Kaboul semble inacceptable, car elle mettrait en danger le régime, et peut-être même l’État. Dans le même temps, le président américain fait pression de manière inédite sur le Pakistan, tout en accusant Moscou et Téhéran de fournir des armes aux talibans. L’intérêt partagé par tous les acteurs, Russie, Iran, Chine, Pakistan et États-Unis au premier chef, de bloquer tout essor de l’État islamique au Khorasan ne suffit donc pas pour l’heure à coordonner les efforts internationaux, vu les relations tendues que Washington entretient désormais, pour des raisons distinctes, avec Pékin, Moscou et Téhéran.
La résilience afghane
Le tableau ici dressé paraît sombre, sur place ou sur les routes des réfugiés ayant quitté l’Afghanistan pour l’Europe[36]. Les évaluateurs américains reconnaissent que la politique de stabilisation de l’Afghanistan, après 1 000 milliards de dollars dépensés depuis 2001, est en échec[37]. Pour l’heure, en dépit de multiples tentatives, les perspectives d’un dialogue menant à une négociation entre Afghans sont très incertaines. Ne sont pas seulement en cause le pouvoir afghan et ses limites, que ne devraient pas atténuer les présidentielles de 2019. La question porte aussi sur les talibans, sur leur degré d’unité et sur l’acceptabilité d’un pouvoir éventuellement partagé avec les autres forces politiques. Les divisions, manifestes après la rencontre de Murree, pourraient évidemment réapparaître.
Comptent enfin les évolutions de la société afghane. Les temps ont changé. À la résilience des talibans répond celle des Afghans de l’autre bord, ceux qui récusent leur vision, ou ceux qui, au-delà des tensions du quotidien, suivent avec engagement ce qui était jadis banni : les exploits récents des équipes de football ou de cricket, le street art de Kaboul ou d’ailleurs, le premier orchestre féminin, la voix des femmes et les marcheurs de la paix ralliant à pied, en 2018, le Helmand à Kaboul, puis Kaboul à Mazar-e-Sharif, dans la province de Balkh. Balkh, citée dans les prophéties apocalyptiques annonçant la venue du Mahdi avec les drapeaux noirs du Khorasan, auxquels les drapeaux noirs de Daech font écho, face aux drapeaux blancs des talibans. Mais Balkh où naquit en 1207 Djallal-ul Din Rumi, le plus grand poète soufi de langue persane qui, chantant Dieu et son prophète, écrivait : « Bien que ta flamme embrase le monde, le feu meurt par la compagnie des cendres.[38] ».
References
Par : Jean-luc RACINE
Source : Institut Français des Relations Internationales