L’impact démographique

Mis en ligne le 22 Fév 2019

Avec cet article, les auteurs mettent en lumière la mutation de la démographie mondiale qu’ils considèrent comme un paradigme de la transition stratégique contemporaine. Selon eux, outre son impact sur les structures politiques, juridiques et économiques datant de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la révolution démographique a des conséquences directes sur le réchauffement climatique, les tensions autour des ressources naturelles ou encore sur la massification des marchés. Combinée à la transformation digitale, cette révolution démographique ouvre une véritable une « nouvelle ère stratégique ».

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « L’impact démographique » par Jean Dufourcq et Olivier Kempf.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de La Vigie.


L’impact stratégique de la révolution démographique qui a vu la population de la planète tripler depuis la fin de la deuxième guerre mondiale est considérable. En faire le tour, c’est évaluer la nouvelle géopolitique des peuples, s’interroger sur la trajectoire africaine et s’inquiéter de la pertinence résiduelle d’une gouvernance mondiale que cette révolution a bousculée.

Le grand débat national a ouvert la porte à une discussion débridée sur le devenir de la France ; alors faisons une pause. On a parfois évoqué ici l’équation de la stratégie qui permet de paramétrer les actions à combiner dans la conduite d’un projet stratégique. Parlons aussi de ces transversalités qui encadrent son libre exercice : dépendance énergétique, biais religieux, vitalité culturelle, atout océanique, impact démographique… Or ce dernier domaine pèse de plus en plus lourd dans la géopolitique et la géoéconomie actuelles. Il offre l’une des meilleures grilles d’explication de la transition stratégique du XXIe siècle. Il en est même peut-être un des principaux paradigmes. À voir de plus près.

Un temps historique

Nous vivons un moment unique de l’histoire d’une humanité multimillénaire.

Pour la première fois, les plus âgés d’entre nous peuvent dire que depuis leur naissance la population de la planète a triplé. Et à la fin de ce siècle, les plus jeunes pourront dire qu’ils voient la population de la planète stagner. Nous vivons de fait un âge sans précédent avec la conjonction vertueuse de phénomènes qui produisent un mieux collectif de l’humanité : amélioration rapide de l’hygiène et de l’alimentation, recul rapide des famines, des pandémies et des guerres meurtrières, partout généralisation de l’éducation des femmes. Tous ces phénomènes concomitants, globaux bien que différenciés sur la surface de la planète, ont produit au cours de notre vie l’explosion démographique décisive que nous n’avons pas nécessairement perçue en France. Mais l’explosion s’achève et la régulation résulte d’un indice de fécondité stabilisé à 2,1 e/f.

Cette transition démographique brutale se fait en quelques générations et l’espérance de vie moyenne se stabilise autour de 80 ans. Sur cette lancée, on attend encore un quart de ceux qui habiteront une planète de dix milliards d’habitants probablement stabilisée à mi-siècle avec un début de dépeuplement voire d’hiver démographique de pays anciens.

Evolution de la population de la planète

       An  500 :    200 Mh       An 1950 : 2500 Mh

        An 1000 :  300 Mh        An 2000 : 6000 Mh

        An 1500 :  400 Mh        An 2020 : 7800 Mh

        An 1800 :  800 Mh        An 2035 : 8500 Mh

          An 1900 : 1600 Mh       An 2050 : 10 000 Mh

Ces macro-données semblent assez fiables. Mais elles masquent la réalité très contrastée de pays développés qui connaissent le marais démographique et de pays africains qui se remplissent encore très vite.

Ainsi peut se résumer la réalité objective d’une démographie mondiale en pleine mutation. Or la démographie a toujours caractérisé le rang d’un pays dans son espace, manifesté la vitalité de ses peuples et porté leurs ambitions. Et ce marqueur de puissance a joué un rôle déterminant dans les évolutions stratégiques modernes.

Une révolution décisive

Il est dès lors essentiel de considérer l’impact de cette explosion démographique sur l’état d’organisation du monde et la marche de l’histoire au cours de ce siècle. Combinée à la transformation digitale massive de la planète en cours sous nos yeux (cf. LV 109), la révolution démographique déclasse peu à peu les superstructures politiques, juridiques et économiques mises en place après la Seconde Guerre mondiale dans une planète alors trois fois moins peuplée. Elle est aussi à la racine du grand défi écologique du réchauffement climatique, de la tension sur les ressources, et notamment sur les énergies fossiles. Elle a enfin déclenché le phénomène de massification des marchés et de mondialisation économique et justifié leur financiarisation poussée à l’extrême. On peut ainsi soutenir que la révolution démographique est le vrai paradigme de la transition stratégique actuelle.

De multiples zones de contact

Dans la distribution des populations sur les continents, de nouvelles zones de friction se manifestent à la bordure entre des zones pleines, en expansion, et d’autres, désertes ou en régression démographique. Si l’on y ajoute la carte d’une répartition très inégale des réservoirs d’énergie fossile (pétrole et gaz), on découvre assez vite les zones de crise larvée du monde actuel, dans le Caucase, en Asie du Sud-Est, en Mer jaune, dans la péninsule arabique… Partout voit-on des vides, (Extrême-Orient et Sibérie russes, Australie, Cambodge) ou des stagnations démographiques (Japon) face à des trop pleins (Indonésie, Vietnam, Chine). Ainsi Arabie Séoudite, Qatar, EAU vides face aux tours de contrôle régionales (Iran, Turquie, Égypte). La compétition démographique entre Palestine et Israël alimente le conflit de Gaza et justifie le contrôle de la Cisjordanie. Ainsi le Canada épars à côté d’États-Unis à la démographie vigoureuse et à l’attractivité migratoire irrépressible, celle-ci expliquant l’actuel projet de mur mexicain. Quant à la sur-masculinité chinoise issue de la politique de l’enfant unique, elle alimente la migration ouvrière en Afrique. La lecture démographique des tensions du monde actuel est assez éloquente. Une géographie des populations inédite se met en place grâce à une circulation accélérée de migrants et un transfert continu de réfugiés politiques, économiques et climatiques.

Une recomposition géopolitique en cours

Dans cette dynamique migratoire qui s’apaise, le classement des puissances selon leur rang démographique va évoluer.

Avant 2030, la population de l’Union indienne dépassera celle de la RPC qui devrait se stabiliser à 1,4 Gh de Chinois. Le Japon dont la population régresse et vieillit se doit de rechercher des réassurances régionales et de s’accorder tant bien que mal à Pékin et aux Corées dont la réunification est aujourd’hui possible. Le Vietnam de 100 Mh, dont le Nord paya tribut à Pékin, doit composer avec la masse chinoise même s’il se réassure auprès de l’Inde et des États-Unis. La Russie dont plus de 80 % de la population de 143 Mh vit à l’Ouest de l’Oural, en zone euroasiatique, encourage la natalité mais doit s’allier à la Chine tout en recherchant à fluidifier ses relations avec le Japon (paix des Kouriles) et la Corée, dans un partenariat implicite des pays à la démographie fragile face aux géants d’Asie.

Ces pays du G8 savent que la décroissance démographique mène à la récession économique et à la régression stratégique. En Afrique et en Europe, l’équation est autre.

La spécificité africaine

La question africaine s’aborde avec prudence (LV 19). L’approche démographique de ce vaste continent quasi vide jusqu’au XIXe siècle et qui n’a pas trouvé d’unité stratégique réelle, est délicate. Car il se remplit rapidement. Mais il faut distinguer l’Afrique méditerranéenne, « blanche », de l’Afrique subsaharienne, « noire », dont les trajectoires humaines sont bien différentes. Au Sud, un démarrage en flèche de l’Afrique subsaharienne depuis 1930 (100 Mh), parité avec l’Europe en 1970 (300 Mh), atteinte du milliard d’habitants en 2000 et perspective de 2 milliards en 2050. Avec une fécondité maintenue à 5/6 e/f, elle n’a pas les moyens de son développement et concentre tout le potentiel d’accroissement de la planète. Le Nigéria qui dépasse 200 Mh aujourd’hui en aura 400 Mh en 2050, autant que tous les pays de l’UE alors. Et le Niger aura 70 Mh, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la France. Au Nord, la situation se stabilise avec une Afrique « blanche » de 230 Mh qui atteindra 380 Mh en 2050. L’Afrique du Nord suit la dynamique démographique de l’Europe du Sud. Ainsi la population de la Médoc (LV 45), sera de 300 Mh en 2050, partagée entre 170 M de Latins et 130 M de Maghrébins, une proportion bien éloignée de ce que les frayeurs populistes clament.

Mais l’équation démographique de l’Afrique est un sérieux défi géostratégique. Si la trajectoire humaine de l’Afrique « blanche » se rapproche du modèle Sud-européen, une convergence socioéconomique vertueuse suivra. Cette Afrique méditerranéenne a certes vocation à faire le lien entre Europe et Afrique noire mais pas celle d’être leur pare-choc. L’explosion démographique (LV 106) en cours dans l’Afrique noire devrait lancer un vrai défi alimentaire et sanitaire et doper une circulation migratoire intérieure déjà intense entre pays pauvres à forte démo-graphie. Elle va aussi poser un problème de relation avec l’Europe, le continent conjugué de l’Afrique. Car un bon quart de cette migration pourrait se diriger vers l’Europe. Stephen Smith va jusqu’à envisager l’arrivée massive de 250 M d’Africains en Europe (ici) quand François Héran (Collège de France) la limite à 50 M à l’horizon 2050. Cette question cruciale porte celle plus générale de la gouvernance africaine : questions-clé du XXIe siècle. Actuellement le développement soutenable de l’Afrique est une des grandes inconnues qui entretiennent l’incertitude stratégique, à l’ONU comme à l’UE.

Donne géographique française en Europe

Au sein de la communauté européenne, la France est une exception démographique. La démographie française possédait depuis longtemps une dynamique soutenue qui s’amortit depuis 3 ans. Avec une population qui vient d’atteindre 67 Mh, elle a un solde naturel important qui, comme le Royaume-uni, va la conduire à la quasi parité avec l’Allemagne avant 2050. Car la langueur démographique de l’Allemagne et de l’Italie a amorcé leur dépeuplement et les conduit à des stratégies contestées de migrations de remplacement (Berlin) ou de bastion (Rome). Dans le même temps, la Turquie de R. Erdogan va atteindre 95 Mh et menacer la règle de la majorité qualifiée de l’UE (65% de population requise). Après le Brexit, l’intégration d’une telle Turquie semble désormais impensable. La démographie est l’un des facteurs masqués de la désEurope. En 2050, la France pèsera 0,35% de la population mondiale, l’UE 2,5% et l’Occident au sens large au mieux 10%. Qu’on se le dise.

Tel est l’impact stratégique de la révolution démographique de ces dernières années. Elle dessine une carte bien différente de celle qui prévalait en 1945 lorsque fut établie la gouvernance actuelle. Le glissement continu vers l’Asie, la dérégulation qu’ont suscités la globalisation et l’émergence d’autres acteurs ont ouvert cette nouvelle ère stratégique.

Et toujours pas d’équilibre en vue.


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