Un modèle de croissance fragilisé
2018 a marqué les 40 ans du début du processus historique de transition économique de la Chine, amorcé en 1978 après que Deng Xiaoping se soit assuré la succession de Mao. En 40 ans, la Chine a accompli ce que le Royaume-Uni a mis près de 250 ans à réaliser, à savoir transformer un pays pauvre au revenu par habitant d’environ 1 500 dollars en pays relativement riche aux revenus de plus de 12 000 dollars. Cette croissance représente l’avancée humaine la plus remarquable jamais réalisée.
Deng posa le premier jalon de cette évolution, qui mit l’économie chinoise sur la voie d’une libéralisation prudente et de son intégration dans l’économie mondiale. Le capitalisme hybride chinois, associant propriété privée et économie de marché à une large intervention de l’État dans l’économie, s’est avéré une réussite remarquable durant cette période.
Toutefois, ce modèle est aujourd’hui confronté à l’épreuve la plus difficile de son histoire. Les origines de sa fragilité vont au-delà de la guerre commerciale actuelle avec l’administration américaine dirigée par Donald Trump. Dans les années 2000, la croissance chinoise a été propulsée par son excédent commercial avec les économies avancées, qui a atteint des niveaux records de 7 à 8 % du PIB en 2007. Lorsque ce moteur de la croissance s’est essoufflé avec la crise financière mondiale de 2008, le gouvernement chinois en a trouvé un autre en initiant un important programme d’investissement. Les taux d’investissement ont grimpé en flèche, tirés par l’argent facile du secteur bancaire public.
Avec le recul, il est désormais clair que cette relance a eu deux conséquences profondes, l’une économique et l’autre politique. Sur le plan économique, l’économie chinoise est devenue dépendante d’investissements alimentés par la dette ayant pour but de maintenir la croissance. Sur le plan institutionnel, la dynamique de réforme s’est enlisée, alors que le Parti communiste chinois devenait de plus en plus dépendant du lien entre les entreprises d’État et le système bancaire public pour maintenir le contrôle économique et la croissance.
Au lieu de s’orienter davantage vers le marché, la Chine s’en est distanciée. Au lieu de croître, le secteur privé recule. Au lieu de devenir plus libérale, la Chine devient plus autoritaire.
« Un monde, deux systèmes »
C’est un élément crucial pour comprendre la confrontation actuelle entre les États-Unis et la Chine. Les deux pays font face à ce que l’historien militaire et juridique Philipp Bobbitt a appelé une « confrontation constitutionnelle ». Ni l’un ni l’autre ne peut supporter la réussite d’un concurrent aussi constitutionnellement différent, car cela reviendrait à remettre en question la validité de leur propre modèle politique, économique et social national. C’est pourquoi, au-delà des droits de douane et des droits de propriété intellectuelle, le gouvernement américain appelle à la fin du modèle chinois de développement industriel dirigé par l’État. Ce que le Parti communiste chinois ne peut accepter, car cela reviendrait à mettre fin à la raison d’être même du pays.
C’est ce qui fait la différence entre cette guerre commerciale et le conflit des années 1980 opposant les États-Unis au Japon, qui était une démocratie libérale sous la garantie de sécurité américaine, et n’était donc pas un rival idéologique.
La problématique internationale actuelle est que cette confrontation se déroule dans un monde beaucoup plus interdépendant, dans lequel les deux parties doivent affronter des problèmes qu’aucune ne peut résoudre seule. Cette situation est parfaitement résumée par le titre de l’article de l’éditorialiste Martin Wolf du Financial Times : « The Challenge of One World, Two Systems » (« les défis d’un monde, deux systèmes »). Les résultats décevants des entreprises américaines de technologie de pointe en 2018 suggèrent que nous devrions peut-être inverser le vieil adage sur les États-Unis en « quand la Chine éternue, le monde s’enrhume ».
Les relations Chine-États-Unis, baromètre de l’état du monde et du développement durable mondial
Aucune problématique ne symbolise mieux ce « défi d’un monde » que le changement climatique, pour lequel on ne peut imaginer la moindre solution sans une plus grande concertation entre la Chine et les États-Unis. Au niveau national, pour la Chine, la dépendance continue du pays vis-à-vis d’une croissance fondée sur les infrastructures de type ciment et acier retarde la transition économique vers un modèle plus propre. En 2017 et 2018, les émissions chinoises ont encore augmenté, alors que le secteur industriel réagissait à de nouvelles mesures de relance. Cherchant tout type de projet d’investissement, les gouvernements locaux encouragent le développement de nouveaux projets dans le secteur du charbon, malgré la surcapacité évidente des centrales au charbon. En vue d’exporter son modèle de développement, la Chine a beaucoup investi dans des projets d’infrastructures régionales dans le cadre de l’initiative des nouvelles routes de la soie, notamment dans de nombreuses centrales à charbon. Le pays devient un bailleur de fonds international majeur sans, pour l’instant, s’engager en parallèle sur les aspects de transparence, de durabilité environnementale et de prudence budgétaire qui caractérisent les prêts occidentaux.
La bonne nouvelle dans tout cela est que nous avons ici ce que les environnementalistes appellent un « problème de stock ». Les infrastructures, la dette et les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone sont des stocks et non des flux. Et la croissance de chacun de ces facteurs n’est pas infinie. Les infrastructures ne peuvent se développer que si le parc de logements, de routes et de chemins de fer est en adéquation avec l’économie nationale. La dette ne peut augmenter indéfiniment, et cessera d’augmenter lorsque le retour sur investissement sera trop faible pour générer les rendements permettant d’assurer le service de cette dette.
Les taux d’épargne et d’investissements astronomiques de la Chine ont permis la croissance de son stock de capital physique et de sa dette financière. Il en a été de même pour ses émissions. À terme, lorsque le taux d’investissement de la Chine ralentira, comme il se doit, soit à la suite d’une réforme économique, soit en raison de la gravité de la situation économique, le taux de croissance des émissions ralentira, et pourrait même devenir négatif. Nous en avons connu un avant-goût en 2014-2016, lorsque les émissions chinoises ont stagné. Pour que le monde ait une chance d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, il faudrait que cela se produise le plus tôt possible.
La question est donc de savoir ce qui peut être fait pour promouvoir la réforme économique en Chine – que l’on pourrait qualifier de « retour à l’esprit de Deng Xiaoping ». Il est probable que l’affrontement, qui est la voie empruntée par l’administration Trump, n’entraîne que des concessions superficielles et un repli stratégique. Il se peut que Trump, dont la devise semble être « crier fort et agiter le drapeau blanc », s’en satisfasse. Mais en menaçant de perturbations économiques et potentiellement sociales, l’affrontement ne fait qu’augmenter les craintes du gouvernement chinois, qui en conséquence resserre les rênes de l’économie et de la société.
Dans son propre intérêt, l’Occident a besoin de la réussite de la Chine. Le pays est trop grand, trop intégré et trop avancé pour suivre la voie de l’Union soviétique. Un choc en Chine aurait des répercussions dans le monde entier, et particulièrement concernant les politiques nationales et internationales d’engagement dans la lutte contre le changement climatique. « Un monde, deux systèmes » exige une coopération avec la Chine, surtout en matière de changement climatique. Deng Xiaoping était un pragmatique de premier plan, mais il conjuguait également conscience de soi et confiance en soi. Il continue de montrer la voie à suivre 40 ans plus tard.