Cet article expose les finalités, les atouts et les limites de ce que l’on qualifie parfois de « diplomatie du S400 », l’exportation du S400, système d’armes emblématique du débat stratégique autour du déni d’accès. Alors que certains pays affiliés à l’OTAN manifestent un intérêt soutenu pour les armements russes, cette question du S400 illustre la profonde défiance stratégique qui s’est installée entre Moscou et l’Occident.
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Les références originales de ce texte sont: «Export russe des systèmes anti-aériens S-400 : intentions stratégiques, atouts industriels et politiques, limites» par Isabelle Facon, Défense & Industries n°13, Juin 2019
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Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation pour la Recherche Stratégique.
L’industrie de défense russe bénéficie de longue date de positions fortes sur le marché d’exportation de systèmes antiaériens. Cette problématique s’est dernièrement réaffirmée sur le devant de la scène internationale du fait de la signature de différents contrats d’exportation du S-400 politiquement notables (Chine, Turquie, Inde) et de l’intérêt pour ce système qu’auraient exprimé plusieurs pays, dont certains ne sont pas des clients traditionnels de l’industrie russe (pays du Golfe notamment). A l’heure où, d’après les Russes, la Turquie commencera à recevoir, comme prévu, ses S-400 en juillet prochain, il convient de faire un point aussi précis que possible sur un sujet qui, comme beaucoup d’autres concernant la défense et l’industrie d’armement russes, fait l’objet de nombreuses conjectures, de jeux de communication voire de désinformation de diverses origines, et, en définitive, d’un « brouillard » sans doute en partie organisé.
Des contrats politiquement marquants
Ces dernières années ont en effet vu la signature de contrats particulièrement marquants d’un point de vue politique. La Chine est devenue le premier acquéreur étranger du S-400 avec la signature du contrat pertinent en 2015 ; il est actuellement en cours d’exécution. Le contrat avec l’Inde a, quant à lui, été signé en octobre 2018. Ces deux transactions soulignent l’importance du « vecteur asiatique » dans l’actuelle politique étrangère de la Russie – et de la nécessité, dans l’esprit du Kremlin, de poursuivre cet axe de manière équilibrée. Entre ces deux contrats, la Turquie a elle aussi opté pour l’achat du S-400, en 2017. Malgré la polémique et les tensions avec ses alliés de l’OTAN que cette décision suscite, Ankara semble déterminée à aller au bout de son projet, et des personnels militaires turcs seraient déjà en formation en Russie. L’on notera également qu’une bonne dizaine de pays ont exprimé leur intérêt pour le S-400, pays dont certains ne sont traditionnellement pas des clients de l’industrie d’armement russe (monarchies du Golfe). La liste des clients potentiels fait d’ailleurs la part belle au Moyen-Orient, ce qui permet au moins à Moscou d’étayer l’idée de son retour dans la région comme acteur central (ce même si les perspectives semblent assez hypothétiques pour beaucoup d’entre eux – Arabie saoudite, Qatar [1] , Bahreïn, Emirats arabes unis, mais aussi Irak, Syrie, Egypte, Algérie, Maroc, Iran…) [2].
Vases communicants : succès à l’export et visibilité des systèmes anti-aériens au cœur de la Défense russe
L’attention de la communauté internationale sur ces transactions a évidemment été attisée par le fait que la Russie, ces dernières années, a installé des S-300 et des S-400 en plusieurs zones stratégiques pour l’institution militaire russe (Kaliningrad, Crimée, Grand Nord, Extrême-Orient…). Les S-400 ont également été déployés en Syrie, même s’ils n’ont pas été activés. Ces systèmes sont des composantes essentielles des bulles A2/AD qui préoccupent vivement les stratèges occidentaux, inquiets du durcissement opératif des environnements dans lesquels les forces occidentales sont amenées à travailler. L’énergie déployée ces dernières années pour assurer la dotation des forces armées russes en systèmes S-400 est logique compte tenu des orientations prioritaires de la politique de défense russe. Celle-ci, depuis de longues années, est marquée par la prise en compte d’une vulnérabilité clef pour le pays, selon ses responsables militaires, à savoir le risque de frappes aériennes et de missiles de croisière contre des infrastructures vitales – installations militaires, centres administratifs, sites économiques stratégiques ou nœuds de communication. Le fait que les objectifs de dotation des forces en S-400 tels qu’ils avaient été fixés pour 2020 soient en passe d’être atteints [3] renforce au passage l’image de fiabilité des industriels qui servent la commande – même si cela ne préjuge pas de l’efficacité opérationnelle réelle du S-400.
La « diplomatie du S-400 » [4] : une politique export conforme à la politique extérieure de la Russie
La propension de la Russie à diffuser ses technologies antiaériennes sophistiquées marque une évolution importante puisqu’il y a encore quelques années, le gouvernement russe affichait une approche prudente concernant l’export de systèmes anti-aériens de la gamme S-300 et disait ne pas vouloir exporter les S-400. Il prenait davantage en compte qu’aujourd’hui le coût politique possible de la cession de ces systèmes à certains acteurs. Les questions de respect de la propriété intellectuelle étaient également prises en considération (les autorités russes ayant observé que le HQ-9 chinois était quelque peu « inspiré » du S-300) [5] . En outre, des contraintes liées à l’état de l’outil industriel et à la priorisation de la commande nationale contribuaient évidemment à cet état de fait Aujourd’hui, la position de la Russie sur le sujet a évolué, pour plusieurs raisons qui sont pour le Kremlin des motivations de premier ordre, au-delà des seuls enjeux de nature commerciale. D’une part, elle intègre clairement la problématique du bras de fer stratégique qui l’oppose aux Etats-Unis et à l’OTAN. La diffusion de la technologie anti-aérienne russe la plus sophistiquée doit donner corps à l’idée de la fin du leadership international de ces derniers dans le domaine militaire en laissant entrevoir un durcissement, dans plusieurs directions stratégiques, des environnements opératifs dans lesquels leurs aéronefs et missiles de croisière pourraient être amenés à opérer. D’autre part, elle s’inscrit dans l’effort de Moscou visant à diluer la solidarité de ce qu’elle voit comme le « bloc occidental » en cherchant à le diviser. On voit bien les problèmes que pose à l’OTAN la question de l’acquisition par la Turquie du S-400… Enfin, elle compte parmi les arguments mobilisés par le Kremlin pour étayer ce qu’il présente comme le déclin de l’autorité internationale des pays occidentaux. On peut ainsi lire dans la presse russe que si les pays du Golfe envisagent d’acquérir des systèmes aussi stratégiques auprès de la Russie, c’est probablement qu’ils ne sont pas très confiants dans leurs relations avec les Etats-Unis ou dans la technologie militaire occidentale, ou encore que leurs partenaires occidentaux ne leur proposent pas des conditions de coopération industrielles suffisamment attrayantes…
Par ailleurs, la longue liste de clients potentiels pour le S-400, de même que l’inquiétude des Occidentaux sur les dispositifs anti-accès dans lesquels s’inscrivent les S-300 ou les S-400, permettent, du moins c’est ainsi que le conçoivent les Russes, de donner de la Russie l’image d’une puissance technologique et industrielle de premier ordre. Et de faire mentir les propos de Barack Obama, qui disait en 2014 que « Russia makes nothing », ce qui se voulait une référence au poids des ressources du sous-sol dans l’économie et dans les exportations de la Russie, ainsi qu’à sa faible présence sur les marchés internationaux de haute technologie. Cet aspect concerne peut-être, aussi, la Chine, même si Moscou s’applique à ne rien dire de négatif sur son partenaire stratégique chinois. Certaines sources russes pointent en tout cas le souci de répondre à la concurrence chinoise sur le segment anti-aérien pour expliquer le choix russe de diffuser la technologie S-400 [6] .
In fine, la valorisation par les autorités russes d’un succès commercial international (même si rien n’indique que les trois contrats précédemment signés seront suivis de nombreux autres) sur le S-400 crédibilise en creux la posture de défense russe face à l’OTAN et aux Etats-Unis. Elle permet aussi aux autorités russes de faire un pied de nez aux Occidentaux, qui ont infligé des sanctions à Almaz-Anteï, sanctions qui sont souvent présentées dans la presse russe comme un moyen pour les Occidentaux d’étouffer un concurrent [7] .
Un effort à la hauteur des enjeux
L’importance de ces multiples enjeux, auxquels s’ajoute celui du marché de la modernisation des S-300, a amené l’Etat russe, en partenariat avec Almaz-Anteï, à se donner les moyens de les satisfaire. Suite à une décision de 2011, les capacités d’Almaz-Anteï ont été considérablement renforcées [8] . Deux nouvelles usines ont ainsi été établies à Kirov et à Nijniï-Novgorod (« Usine de Nijniï-Novgorod des 70 ans de la Victoire », qui devrait recruter au total 3 000 personnes [9] ) en vue de disposer de capacités de production suffisantes pour à la fois assurer la commande de défense (gosoboronzakaz), priorisée, et consolider les positions d’Almaz-Anteï sur les marchés export. Selon une source, les deux nouvelles installations seraient beaucoup plus automatisées que les capacités existantes. Cet effort a été en avant par des experts russes quand il s’est agi de convaincre que la réduction des délais pour la réalisation du contrat turc ne poserait pas de problème (la Russie a accepté de proposer un calendrier resserré de livraisons, livraisons qui devraient ainsi commencer en juillet 2019 au lieu du premier trimestre 2020). L’investissement cumulé dans ces nouvelles capacités, aux-quelles il faut ajouter le Centre nord-ouest (parc technologique situé à Saint-Pétersbourg), représenterait environ 120 milliards de roubles, dont 104 (approximativement 1,5 milliard USD) sur financement propre d’Almaz-Anteï [10] , qui a aussi investi plus de 30 milliards de roubles dans la modernisation de l’usine Oboukhov, le fabriquant du S‑350 (sur ce produit, voir infra) [11]. Selon le constructeur général d’Almaz-Anteï, le groupe a procédé à la modernisation de pratiquement toutes les principales usines engagées dans la production en série des missiles de systèmes anti-aériens [12]. Le même évoque enfin l’établissement en cours d’une ligne de production nouvelle à Oulianovsk (notamment microélectronique) [13]. Le tout doit être accompagné d’un plan de rationalisation des dépenses, qui devrait passer par la vente de certaines usines et des licenciements. Ces efforts offrent certainement à Almaz-Anteï une plus grande réactivité pour les clients étrangers. Le groupe a également travaillé à aplanir les difficultés, assez traditionnelles dans l’industrie russe, dans les coopérations entre les acteurs de l’industrie – bureaux d’étude, usines…
Au niveau politique, l’Etat russe accompagne le mouvement en insistant sur l’absence de conditionnalité politique dans le cadre des contrats d’armement – qu’elle porte sur la nature des régimes dans les Etats clients ou sur leurs inimitiés/ affinités géopolitiques. Il montre aussi, sur ce segment comme sur d’autres, une propension à donner des coups de pouce financiers. Par exemple, l’achat des S-400 par la Turquie est financé à un peu plus de 50 % par un prêt russe.
L’Etat russe et Almaz-Anteï : échange de bons procédés
Le rôle de l’Etat dans la promotion des S-400 est donc visible et actif. Almaz-Anteï relève d’ailleurs de Rostec, groupe public tentaculaire concentrant près des 2/3 de la production militaire en Russie et dont le PDG, Sergeï Tchemezov, est un proche de Vladimir Poutine depuis l’époque où les deux hommes officiaient en RDA comme membres du KGB. Pour Almaz-Anteï, la forte visibilité médiatique des contrats à l’exportation du S-400, effectifs ou potentiels, est tout bénéfice. Souvent appuyée par les articles dithyrambiques sur le système russe dans la presse spécialisée occidentale, cette visibilité permet de nourrir une image d’excellence et de créer la confiance sur l’ensemble de sa gamme de produits. Le calcul du groupe semble être que la disponibilité sur les marchés à l’export et le succès du S-400 au travers de quelques contrats marquants sont de nature à servir la réputation de ses autres produits et nourrir ainsi la demande export, ce dans un contexte où se profile à l’horizon le marché de la modernisation des S-300. Il s’agit notamment de mettre en valeur le nouveau système S-350 Vityaz [14]. En développement depuis 2009, il a été conçu sur la base des coopérations intervenues dans les années 2000 entre Almaz-Anteï et la Corée du Sud sur le KM-SAM. Le début de sa production en série a été annoncé en avril 2019. Dans les forces russes, il doit remplacer les S-300PS, produits dans les années 1980 ; moins coûteux que le S-400 et le S-500, il est supposé apporter un complément utile aux forces nationales. Il est également espéré qu’il intéressera les armées étrangères opérant déjà des S300 ou des S-400 et constituera une option pour les pays aux budgets de défense relativement modestes [15] .
La mise à disposition sur le marché mondial du S-400 suggère aussi que les autorités russes sont confiantes que le programme de montée en gamme, le S-500, pourrait bientôt arriver à maturité [16]… ou elle aide à convaincre que c’est le cas même si cela ne l’est pas –, ce dans le souci d’impressionner les adversaires militaires et commerciaux de la Russie. En tout état de cause, la publicité indirecte qu’offrent les tensions internationales liées à l’export de S-400 permet à Almaz-Anteï de faire oublier ou de gommer certaines difficultés, comme les retards dans la mise en service de certains produits phare (dont le S-350 et le missile intercepteur longue portée du S-400, le 40N6, censé être enfin opérationnel depuis 2018), ou les problèmes apparemment rencontrés au niveau du MCO d’Almaz-Anteï ainsi que certaines limites technologiques (circuitique). On notera aussi ici que des spécialistes occidentaux émettent des doutes quant à certaines fonctionnalités du système et pointent des vulnérabilités de divers ordres [17] .
Contrats ou pas, la Russie gagnante ?
Si les contrats avec la Chine, l’Inde et la Turquie revêtent une forte portée politique et symbolique, des questions se posent sur la possibilité pour Almaz-Anteï de réaliser d’autres ventes pour le S-400. On peut notamment s’interroger sur les déclarations d’intérêt en provenance du Golfe. Par exemple, l’Arabie saoudite a plus d’une fois fait miroiter de grands contrats d’armement avec la Russie sans que ces projets se soient matérialisés. Ryad tend en effet à utiliser ces possibles transactions comme un levier dans des négociations plus larges – avec la Russie, avec les Etats-Unis… – ou dans son rapport de forces avec ses rivaux régionaux. Beaucoup des autres possibles clients sont peu ou pas solvables, ou ont un dispositif de défense dominé par les équipements occidentaux.
La pression extérieure sera une variable importante. Elle est particulièrement pressante du côté des Etats-Unis, qui évoquent des problèmes de compromission de certaines données pour le moins sensibles dans le cas de pays – Inde, Turquie – disposant de matériels aéronautiques d’origine américaine (via le dispositif Identification Friend or Foe) [18] . Le Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA) est évidemment invoqué. Washington a mis en question les coopérations avec la Turquie sur le F-35. L’Inde est menacée de conséquences négatives pour l’avenir des liens de défense avec les Etats-Unis, qui lui proposent des alternatives [19]. La Chine, quant à elle, a déjà essuyé des sanctions pour avoir acquis le S-400 (et le Su-35) [20]. Ces trois pays, soucieux d’affirmer leur souveraineté, pourraient ne pas céder. La pression américaine pourrait, en revanche, dissuader plusieurs autres clients potentiels. La Russie ne se privera pas de dénoncer les sanctions extra-territoriales américaines et, le cas échéant, de mettre en exergue les éventuelles différences de traitement, toujours dans le souci de rogner la réputation des Etats-Unis (Washington est en effet susceptible de, pour des raisons géopolitiques, ne pas soumettre au même type de sanctions les différents acquéreurs du S-400).
Mais, en définitive, pour le gouvernement russe comme pour Almaz-Anteï, l’effet d’image produit par les nombreuses déclarations d’intérêt et les tensions internationales autour du S-400 est en soi gratifiant, voire bénéfique dans une certaine mesure : tout en véhiculant l’image d’une Russie influente tous azimuts sur la scène internationale, il porte la réputation des produits de l’industrie d’armement de la Russie et projette l’idée, déjà bien ancrée, de la solidité de ses capacités de défense…
References
Par : Isabelle FACON
Source : Fondation pour la recherche stratégique