Bilan et perspectives au Moyen-Orient

Mis en ligne le 16 Juin 2017

Il y a Ă  peine quelques semaines, les pays du Conseil de CoopĂ©ration du Golfe rompaient leurs relations diplomatiques avec le Qatar, nouvel Ă©pisode d’une crise lancinante qui affecte le Moyen-Orient depuis de nombreuses dĂ©cennies. Cet article propose une mise en perspective historique et prospective du jeu des puissances pour Ă©clairer la lecture de cet « Orient compliquĂ© ».

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Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Pierre Razoux, « Bilan et perspectives au Moyen-Orient « , Le débat stratégique en revue, n°800, mai 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de la RDN.

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Bilan et perspectives au Moyen-Orient

 

RĂ©flĂ©chir sur le Moyen-Orient relĂšve du dĂ©fi. D’abord parce qu’il faut dĂ©finir cette rĂ©gion qui ne recouvre pas la mĂȘme acception Ă  Paris, Londres, Washington ou Moscou ; ensuite, parce qu’une telle rĂ©flexion implique de prendre le recul nĂ©cessaire pour ne pas tomber dans le triple piĂšge de l’instantanĂ©, de l’émotion et de l’idĂ©ologie bien-pensante qui occultent des faits souvent tĂȘtus. C’est un honneur de tenter l’exercice pour ce 800e numĂ©ro de la RDN qui consacra plusieurs dossiers Ă  cette rĂ©gion envoĂ»tante et dangereuse Ă  la fois (gĂ©nĂ©ralement deux Ă  trois par dĂ©cennie, Ă  l’occasion de conflits majeurs).

Le Moyen-Orient est une vaste zone aride qui englobe le Levant, la pĂ©ninsule Arabique et le Golfe, Ă  la fois rĂ©serve mondiale d’hydrocarbure (50 %), mosaĂŻque ethnique et religieuse (foyer du monothĂ©isme), mais aussi corridor stratĂ©gique reliant un ocĂ©an (Indien), deux mers (Rouge et MĂ©diterranĂ©e) et trois golfes (Arabo-Persique, d’Oman et d’Aden) par trois verrous maritimes (canal de Suez, dĂ©troits de Bab el-Mandeb et d’Ormuz). Le Moyen-Orient, c’est ensuite un peu comme la Samaritaine : il s’y passe toujours quelque chose de spectaculaire qui Ă©clipse les Ă©vĂ©nements prĂ©cĂ©dents. Derniers avatars en date : la frappe amĂ©ricaine en Syrie en riposte Ă  l’attaque chimique de Khan Cheikhoun, qui succĂšde aux attentats multiples revendiquĂ©s par Daech un peu partout dans la rĂ©gion, aux batailles de Mossoul et Raqqa, aux raids israĂ©liens en Syrie, aux frappes de la coalition anti-Daech en Irak et au chaos persistant au YĂ©men
 Bienvenue dans le berceau des civilisations !

Dans un article prĂ©cĂ©dent[1], j’avais identifiĂ© cinq facteurs expliquant la multiplicitĂ© des guerres au Moyen-Orient : la question identitaire, la quĂȘte du pou- voir, les idĂ©ologies, les religions et le jeu des puissances (en quĂȘte d’influence et de sĂ©curitĂ© Ă©nergĂ©tique). Je vais m’efforcer de structurer aujourd’hui mon analyse de maniĂšre chronologique autour du jeu des puissances pour tenter de dĂ©gager quelques perspectives d’avenir.

 

Des années 1950 à 1990 : le Moyen-Orient, miroir de la guerre froide

Force est de constater que pendant les quatre dĂ©cennies de guerre froide, le Moyen-Orient, placĂ© sous tutelle indirecte des États-Unis et de l’Union soviĂ©tique, est restĂ© relativement stable, sous contrĂŽle et prĂ©visible. Non pas que la rĂ©gion n’ait pas connu de conflits, mais parce que ceux-ci (notamment le conflit israĂ©lo-arabe, celui du YĂ©men et la guerre civile libanaise) ont Ă©tĂ© largement instrumentalisĂ©s par les deux grandes puissances qui se sont toujours arrangĂ©es pour qu’ils ne dĂ©gĂ©nĂšrent pas en guerre rĂ©gionale ou mondiale et qu’ils ne remettent pas en cause les grands Ă©quilibres stratĂ©giques.

Lorsqu’au milieu des annĂ©es 1950, AmĂ©ricains et SoviĂ©tiques s’invitent dans la rĂ©gion aprĂšs en avoir expulsĂ© Français et Britanniques, ils placeront leurs pions, surfant sur la vague de dĂ©colonisation qui permet aux États de la rĂ©gion d’accĂ©der Ă  l’indĂ©pendance, tel un jeu de go ou de reversi, pour dĂ©finir leurs zones d’influences respectives. D’emblĂ©e, la Maison-Blanche mise sur les monarchies locales, mais aussi sur IsraĂ«l et le Liban. Le Kremlin s’allie pour sa part aux rĂ©publiques autoritaires, laĂŻques et nationalistes. Cette partie connaĂźt plusieurs rebondissements. En 1958, les AmĂ©ricains perdent l’Irak (et par lĂ  mĂȘme le Pacte de Bagdad) et doivent pour la premiĂšre fois intervenir militairement pour sauver la Jordanie et le Liban. Quinze ans plus tard, ils soutiennent Ă  bout de bras IsraĂ«l face Ă  l’Égypte et la Syrie, lors de la guerre du Kippour d’octobre 1973, n’hĂ©sitant pas Ă  dĂ©crĂ©ter l’alerte nuclĂ©aire pour Ă©viter une intervention soviĂ©tique directe sur le champ de bataille. En 1979, les États-Unis perdent l’Iran impĂ©rial chamboulĂ© par la rĂ©volution islamique, mais gagnent l’Égypte d’Anouar el-Sadate qui vient de conclure la paix avec IsraĂ«l. Mieux, cinq ans plus tard, ils renouent avec l’Irak de Saddam Hussein qu’ils parviennent Ă  Ă©loigner de Moscou.

Pendant ces dĂ©cennies, Ă  l’exception de quelques poussĂ©es de fiĂšvre soigneusement endiguĂ©es, AmĂ©ricains et SoviĂ©tiques, qui ne peuvent rivaliser partout en mĂȘme temps sur l’échiquier mondial, vont privilĂ©gier la stabilitĂ© et l’équilibre des forces au Moyen-Orient, imposant le statu quo Ă  leurs alliĂ©s respectifs. Leur Ă©chec majeur sera la guerre Iran-Irak (1980-1988) qui les prendra par surprise et bouleversera leurs plans en menaçant d’embraser l’ensemble de la rĂ©gion. MalgrĂ© tous les discours marxistes ou libĂ©raux de façade, la logique gĂ©opolitique prĂ©vaudra, rĂ©aliste et pragmatique. Quand il parvient au pouvoir, fin 1985, MikhaĂŻl Gorbatchev doit colmater les brĂšches d’un empire soviĂ©tique qui prend l’eau de toutes parts. Il n’a plus les moyens de s’investir au Moyen-Orient. Les AmĂ©ricains ont gagnĂ©. C’est paradoxalement Ă  ce moment que la rĂ©gion va basculer dans le chaos.

 

1991-2014 : l’unipolaritĂ© et la globalisation nourrissent l’Islam radical et le chaos

Pour cĂ©lĂ©brer leur victoire, les États-Unis d’AmĂ©rique s’offrent une parade militaire grandeur nature dans les sables d’Arabie pour refouler l’armĂ©e irakienne qui vient d’envahir le KoweĂŻt au mois d’aoĂ»t 1990, en pleine trĂȘve estivale. Cette TempĂȘte du DĂ©sert a bien Ă©videmment vocation Ă  rogner les dents de Saddam Hussein, nouveau croque-mitaine rĂ©gional qui se sent pousser des ailes aprĂšs sa victoire Ă  la Pyrrhus contre l’Iran rĂ©volutionnaire. Elle a surtout vocation Ă  impressionner les États de la rĂ©gion et Ă  tester in vivo la doctrine opĂ©rationnelle Air Land Battle conçue pour combattre un pacte de Varsovie dĂ©sormais moribond, tout en montrant aux marĂ©chaux soviĂ©tiques ce Ă  quoi ils s’exposeraient si d’aventure ils leur prenaient l’envie de se lancer dans une cavalcade europĂ©enne pour tenter de replĂątrer leur rĂ©gime cacochyme. Face Ă  la Maison-Blanche, le Kremlin est aux abonnĂ©s absents tandis que les mollahs, Ă©puisĂ©s par huit ans de guerre, pansent leurs plaies Ă  TĂ©hĂ©ran, laissant le champ libre Ă  la toute puissance amĂ©ricaine. George Bush pĂšre triomphe militaire- ment sans tirer profit de sa victoire, puisqu’il est battu par le fringant Bill Clinton. Le Moyen-Orient n’a jamais portĂ© chance aux PrĂ©sidents amĂ©ricains
 Richard Nixon (Égypte et IsraĂ«l), Jimmy Carter (Iran) et Ronald Reagan (Liban et Syrie) y ont tous laissĂ© des plumes. Leurs successeurs s’y casseront tout autant les dents.

Bien que pragmatique, Bill Clinton applique une politique teintĂ©e d’interventionnisme libĂ©ral pour faire prĂ©valoir les valeurs de l’AmĂ©rique, lĂ  oĂč cela semble possible. Cela lui est d’autant plus facile qu’il n’a plus aucun challenger face Ă  lui. Les Russes ont bien d’autres chats Ă  fouetter, notamment au Caucase, pour se rĂ©investir au Moyen-Orient. AprĂšs la guerre froide, ce sont les guerres de religion qui s’invitent dans la rĂ©gion. Celles-ci, instrumentalisĂ©es par les pouvoirs et les clergĂ©s radicaux de toutes obĂ©diences, vont prospĂ©rer sur la dĂ©chĂ©ance des idĂ©ologies (nassĂ©risme, nationalisme, baasisme, socialisme, panarabisme) et la frustration des classes moyennes affectĂ©es par la dĂ©rive autoritaire des rĂ©gimes en place, les affres d’une Ă©conomie mondialisĂ©e qui les frappe durement et l’absence de rĂ©solution du conflit israĂ©lo-palestinien. Les mouvements djihadistes, soutenus depuis dix ans par Washington et Riyad pour lutter contre l’Union soviĂ©tique en Afghanistan, vont se rappeler au bon souvenir de leurs parrains pour rejeter toute prĂ©sence occidentale en Arabie comme sur « les terres du ProphĂšte ». Oussama Ben Laden et sa nĂ©buleuse Al-QaĂŻda s’en prennent ouvertement aux États-Unis.

L’arrivĂ©e au pouvoir de George W. Bush Ă  la Maison-Blanche va accĂ©lĂ©rer la confrontation entre des dictatures moyen-orientales vieillissantes, des criminels enturbannĂ©s se rĂ©clamant d’un Islam sunnite radical seul capable, selon eux, de rĂ©tablir la justice au sein du monde arabe, et la mouvance nĂ©oconservatrice amĂ©ricaine guidĂ©e par une idĂ©ologie messianique visant Ă  dĂ©mocratiser l’ensemble du Moyen- Orient. Pour le nouveau PrĂ©sident amĂ©ricain, le monde est menacĂ© par un axe du mal qui nĂ©cessite de faire triompher la dĂ©mocratie et le libĂ©ralisme partout oĂč cela est possible. Pour y parvenir, les États-Unis doivent faire tomber les dictatures et Ă©radiquer le terrorisme islamiste qui s’en est pris directement au sol amĂ©ricain lors des attaques foudroyantes du 11 septembre 2001. PremiĂšre cible, l’Afghanistan des taliban (automne 2001) ; seconde, l’Irak de Saddam Hussein (printemps 2003). Ces deux objectifs sont d’autant plus facilement atteints que les Russes ne sont pas en mesure de s’y opposer et que les Iraniens n’y ont pas intĂ©rĂȘt puisque George W. Bush leur apporte sur un plateau d’argent les tĂȘtes de leurs plus redoutables adversaires. Mais au lieu de quitter l’Irak, une fois Saddam renversĂ©, les États-Unis restent sur place pour mettre en place un nouveau rĂ©gime qui leur semble Ă  mĂȘme de servir de modĂšle au reste du Moyen-Orient. Quand il veut perdre les puissants, Jupiter les rend fous
 De fait, les deux mandats de George W. Bush seront marquĂ©s par la revanche de l’hubris et de l’idĂ©ologie sur le rĂ©alisme et la gĂ©opolitique. Aucun chef d’État du Moyen-Orient ne songera Ă  s’opposer par les armes Ă  la suprĂ©matie militaire amĂ©ricaine. Seuls les djihadistes relĂšveront le gant, gagnant ainsi en lĂ©gitimitĂ© auprĂšs de franges importantes de la population mais aussi d’associations religieuses dĂ©sireuses de financer ceux qui se montrent les seuls capables de lutter Ă  la fois contre l’envahisseur occidental, IsraĂ«l et la Perse chiite.

De 2004 Ă  2011, l’islam radical se propage en Irak, encouragĂ© par d’anciens baasistes et chefs de tribus sunnites qui n’entrevoient aucun avenir politique pour eux Ă  Bagdad, mais aussi au YĂ©men en proie au dĂ©labrement et Ă  la corruption gĂ©nĂ©ralisĂ©e. D’autres pays arabes sont affectĂ©s, mais leurs rĂ©gimes autoritaires restent suffisamment puissants pour repousser les djihadistes de tous acabits. Jusqu’à l’arrivĂ©e du prĂ©sident Barack Obama et d’Hillary Clinton, sa sĂ©millante SecrĂ©taire d’État, qui invitent ces mĂȘmes rĂ©gimes arabes Ă  se rĂ©former, incitant au dialogue avec la mouvance des FrĂšres musulmans soutenue par Recep Tayyip Erdogan, le charismatique PrĂ©sident turc islamo-conservateur qui s’imagine un destin oriental et qui est bien dĂ©cidĂ© Ă  rĂ©intĂ©grer son pays dans le jeu rĂ©gional.

En 2011, la vague des printemps arabes qui balaie la Tunisie, l’Égypte, le YĂ©men et la Libye tout en secouant les monarchies du Golfe et la Syrie, satisfait les Ă©lites occidentales bien-pensantes, mais affole les dirigeants arabes, monarques en tĂȘte. Ces derniers n’auront de cesse de susciter une vague contre-rĂ©volutionnaire qui aboutira au renversement du prĂ©sident Morsi en Égypte aprĂšs une reprise en main du pays par les militaires. En Syrie, le pays s’enfonce dans une guerre civile qui s’internationalise progressivement pour ressembler de plus en plus Ă  un avatar de la guerre civile espagnole. En Irak, le pouvoir chiite rĂšgne sans partage sur Bagdad, soutenu par l’Iran, tandis que les Kurdes d’Irak (PDK), de Syrie (PYD) et de Turquie (PKK) s’entraident pour tenter de faire avancer leur cause qu’ils financent en commerçant ou trafiquant avec tous les acteurs rĂ©gionaux. Quant aux nĂ©gociations israĂ©lo-palestiniennes, celles- ci sont au point mort depuis l’arrivĂ©e au pouvoir du gouvernement d’extrĂȘme-droite de Benjamin Netanyahou. La conjonction de tous ces facteurs accroĂźt la vindicte populaire et renforce la mouvance djihadiste, entraĂźnant toujours plus de chaos, de violence et de terrorisme. Les principaux acteurs rĂ©gionaux semblent se satisfaire d’un relatif retrait amĂ©ricain et du statu quo qui prĂ©serve leurs intĂ©rĂȘts a minima.

 

Depuis 2015 : retour Ă  une certaine forme d’équilibre et de stabilitĂ© ?

Trois Ă©vĂ©nements vont rebattre les cartes. Tout d’abord, l’accord trouvĂ© entre TĂ©hĂ©ran et la communautĂ© internationale sur le dossier nuclĂ©aire iranien, le 14 juillet 2015, qui permet Ă  l’Iran de rĂ©intĂ©grer le concert des nations et de focaliser son attention sur la scĂšne rĂ©gionale pour rattraper le temps perdu. Ensuite, l’intervention militaire directe de la Russie en Syrie en septembre 2015, une premiĂšre depuis 1970 lorsque le Kremlin Ă©tait intervenu en Égypte pour mettre fin Ă  la guerre d’usure et interdire les cieux Ă©gyptiens Ă  l’aviation israĂ©lienne. AprĂšs une absence d’un quart de siĂšcle (1990-2015), la Russie revient en force pour affirmer son rĂŽle d’acteur indispensable sur la scĂšne internationale, pour empĂȘcher la remontĂ©e des djihadistes de tous poils vers le Caucase, pour dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts Ă©nergĂ©tiques en empĂȘchant les monarchies du Golfe, l’Irak et l’Iran d’exporter leurs hydro- carbures vers l’Europe via les olĂ©oducs traversant la Syrie (tout en se positionnant prĂšs des champs gaziers offshore de MĂ©diterranĂ©e orientale), pour isoler un peu plus la Turquie afin de contraindre le prĂ©sident Erdogan Ă  changer d’alliance et, last but not least, pour convaincre les autocrates de la rĂ©gion qu’ils ont davantage intĂ©rĂȘt Ă  miser sur le Kremlin que sur la Maison-Blanche ou sur les EuropĂ©ens car le pouvoir russe ne retourne pas sa veste Ă  chaque Ă©lection. L’argument porte, car en Égypte, en Turquie, en Jordanie, en Irak, dans le Golfe et bien sĂ»r en Syrie, les dirigeants parais- sent dĂ©sormais avoir les yeux de ChimĂšne pour Vladimir Poutine. Nous sommes au Moyen-Orient et le facteur temps est une donnĂ©e fondamentale que les Occidentaux ont bien du mal Ă  intĂ©grer. Les dirigeants locaux ont besoin de lisibilitĂ© et de partenaires durables. Enfin, l’élection de Donald Trump, en novembre 2016, laisse entre- voir un plus grand dialogue fondĂ© sur les intĂ©rĂȘts partagĂ©s – et non plus sur les valeurs ou l’idĂ©ologie – entre les États-Unis et l’ensemble des acteurs rĂ©gionaux.

La conjonction de ces trois Ă©vĂ©nements aboutit au retour Ă  une realpolitik façon Kissinger dans laquelle AmĂ©ricains et Russes ont intĂ©rĂȘt Ă  stabiliser le Moyen-Orient pour y prĂ©server une certaine forme de statu quo qui leur permet de concentrer leur attention sur d’autres thĂ©Ăątres jugĂ©s prioritaires, en Asie notamment. Aujourd’hui, force est de constater qu’à bien des Ă©gards, la situation dans la rĂ©gion rappelle celle qui prĂ©valait pendant la DĂ©tente ; elle aboutit de fait Ă  la reconnaissance de deux zones d’influence : une premiĂšre zone dominĂ©e par la Russie, l’Iran, l’Irak et la Syrie ; une seconde zone dominĂ©e par les États-Unis, IsraĂ«l et l’Arabie saoudite. Les États-Unis se leurrent en pensant conserver le contrĂŽle de l’Irak ; ils l’ont dĂ©jĂ  perdu dans l’esprit des Ă©lites dirigeantes irakiennes qui se souviendront de l’interdiction d’entrĂ©e sur le territoire amĂ©ricain prononcĂ©e Ă  l’encontre de leurs compatriotes par Donald Trump. Le point crucial, c’est que les agendas amĂ©ricain et russe paraissent compatibles dans la rĂ©gion, y compris aprĂšs la frappe amĂ©ricaine en Syrie, tant que la Russie ne cherche pas Ă  s’implanter durablement en MĂ©diterranĂ©e ou dans la zone d’influence amĂ©ricaine au Moyen- Orient. L’autre bonne nouvelle, c’est qu’aucun des grands acteurs rĂ©gionaux n’a intĂ©rĂȘt Ă  remettre en cause les frontiĂšres Ă©tatiques, mĂȘme si celles issues des Accords Sykes-Picot n’ont plus aucun sens.

Comme pendant la guerre froide, la friction de ces deux plaques tectoniques voisines rend toujours possible des affrontements ponctuels (en Syrie et en Irak notamment), mais elle empĂȘche a priori que ceux-ci dĂ©gĂ©nĂšrent en affronte- ment rĂ©gional ou global. Le reste du temps, la situation pourrait tendre vers une plus grande stabilitĂ©, notamment lorsque le proto-État islamique (Daech) aura perdu ses capitales (Mossoul, Raqqa et Deir ez-Zor) et par lĂ  mĂȘme sa lĂ©gitimitĂ©. Cette scission du Moyen-Orient en deux zones distinctes entraĂźne une autre consĂ©quence : elle isole un peu plus Chypre, Ă©cartelĂ© entre des intĂ©rĂȘts politiques et Ă©conomiques divergents, mais surtout la Turquie dĂ©jĂ  boudĂ©e par l’Union europĂ©enne et l’establishment amĂ©ricain, posant mezza voce la question de son maintien dans l’Otan. Le prĂ©sident Erdogan, renforcĂ© par son rĂ©fĂ©rendum lui accordant les pleins pouvoirs, pourrait ĂȘtre tentĂ© Ă  terme de changer d’alliance. Ce serait un Game Changer pour la rĂ©gion.

Mais Ă  l’inverse de la guerre froide, ni la Russie, ni les États-Unis ne semblent en mesure d’imposer complĂštement leur pouvoir dans leur zone d’influence respective. Les Iraniens se mĂ©fient au plus haut degrĂ© des Russes, rappelant d’une part que la Russie a toujours cherchĂ© Ă  influencer la Perse, voire Ă  l’envahir, et d’autre part que les intĂ©rĂȘts Ă©nergĂ©tiques iraniens diffĂšrent fondamentalement de ceux des Russes (notamment en Syrie et au Liban). Ils se mĂ©fient aussi du nationalisme irakien qui a laissĂ© de profondes sĂ©quelles en Iran. Ils rivalisent enfin avec le pouvoir absolutiste saoudien, chacun instrumentalisant le « conflit sunnite- chiite » pour masquer ses ambitions gĂ©opolitiques rĂ©gionales. Or, le problĂšme, c’est que la ligne de confrontation entre l’Iran et l’Arabie saoudite ne suit pas intĂ©grale- ment la ligne de sĂ©paration d’influence agrĂ©Ă©e par le Kremlin et la Maison-Blanche, laissant plusieurs foyers de confrontation potentiels au Liban, en Irak, au KoweĂŻt, Ă  BahreĂŻn, en Oman et au YĂ©men. D’autant plus que les risques de fragmentation de l’Arabie saoudite existent. De son cĂŽtĂ©, l’Administration amĂ©ricaine a bien du mal Ă  faire prĂ©valoir ses vues en IsraĂ«l et en Arabie saoudite, quels que soit les dis- cours rassurants de Donald Trump.

Une chose paraĂźt sĂ»re, les crises qui ravagent aujourd’hui le Moyen-Orient ne pourront ĂȘtre durablement solutionnĂ©es sans une entente entre les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite, IsraĂ«l et ceux, au sein de l’Union europĂ©enne, prĂȘts Ă  s’investir rĂ©ellement, pragmatiquement et Ă©quitablement pour aider Ă  la rĂ©solution politique des cinq questions de fond suivantes : oĂč iront les djihadistes survivants refoulĂ©s de Mossoul, Raqqa et Deir ez-Zor ? Quel avenir pour les sunnites irakiens (pour Ă©viter l’entretien perpĂ©tuel d’une rĂ©bellion sunnite dans ce pays) ? Quel avenir pour les Kurdes ? Quel avenir pour les Palestiniens ? Quel avenir pour l’Islam politique dans le monde arabe ?

AprĂšs avoir souffert d’un vide gĂ©opolitique crĂ©Ă© par l’unipolaritĂ© amĂ©ricaine, le Moyen-Orient pourrait finalement souffrir d’un trop plein d’ambitions rĂ©gionales et internationales, car la Chine s’invite dans la partie, tout comme les Britanniques condamnĂ©s Ă  conquĂ©rir de nouveaux marchĂ©s captifs par le Brexit. Face Ă  cette nouvelle donne complexe et Ă©volutive, comment la nouvelle gouvernance française se positionnera-t-elle ?

 

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