De la place de l’arme aérienne dans la stratégie

Mis en ligne le 13 Fév 2018

Cet article s’appuie à la fois sur les fondamentaux de la pensée stratégique et sur ses évolutions temporelles pour mettre en lumière la maturation du concept de puissance aérienne au cours d’à peine 100 années d’existence. Devenue puissance aérospatiale, elle s’avère à la fois un élément essentiel de la sécurité nationale et le catalyseur potentiel d’un renouveau de la pensée stratégique.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont  « De la place de l’arme aérienne dans la stratégie », Patrick Bouhet, Centre études, réserves et partenariats de l’armée de l’air, Penser les Ailes françaises, Construire la guerre aérienne, n°34, octobre 2016.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site du CERPA.


 

 

De la place de l’arme aérienne dans la stratégie

 

La création du Strategic Air Command (SAC) américain en 1946[1], celle du commandement des forces aériennes stratégiques de l’armée de l’air française en 1964[2] démontre par leur appellation le lien étroit construit entre la puissance aérienne et le champ de conception, de conduite et d’analyse stratégique. Les deux ont en commun la mise en œuvre d’un armement nucléaire, selon des doctrines différentes, qui vise à atteindre un adversaire dans la profondeur de son territoire et dans ses centres névralgiques. Si les capacités, inconnues jusqu’alors, de ce type d’armement ont fait entrer l’histoire des conflits dans une nouvelle ère, cela n’a pas pour autant été le déclencheur des premières théories donnant à la puissance aérienne une ambition éminemment stratégique. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’est réellement la stratégie et la puissance aérienne devenue aérospatiale. Il faut aussi s’interroger sur la portée réelle de la pensée des stratégistes, qu’elle soit spécifiquement attachée aux forces aériennes ou plus générale, et sur son évolution depuis les origines. C’est à cette condition que l’on pourra essayer de déterminer l’état d’avancement et de maturité de la réflexion stratégique dans le domaine de la puissance aérospatiale en comparaison notamment avec ses sœurs aînées terrestre et maritime.

Retour sur le concept de stratégie

Le terme stratégie a des origines indiscutablement grecques. Issu de l’association de Stratos Agein, l’armée que l’on pousse en avant, strategos désigne le général tandis que le verbe strategô, être général, commander est complété par l’adjectif strategikos puis par strategika qui désigne les fonctions ou les qualités du général. Le lien entre le terme et l’activité militaire est donc essentiel.

L’analyse historique conduit, dès la période classique, à lier la fonction de stratège, général commandant les troupes sur le terrain, à celle de membre de l’exécutif. Le stratège représente dès lors le lien du politique au militaire réuni dans une seule personne mais dans le cadre d’un système collégial (10 stratèges à l’époque classique). Cette tradition persiste dans l’empire byzantin. Le stratège commande alors un thème et les troupes qui y sont attachées : il réunit les pouvoirs civils et militaires au sein de la province. D’ailleurs, thema à l’origine désigne un « corps d’armée » puis par extension une région militaire qui devient une division administrative de l’empire.

Dans la culture militaire occidentale, le terme n’est plus utilisé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. D’ailleurs, on n’en trouve que peu de trace dans le lexique employé par Napoléon si ce n’est au moins une à St-Hélène pour indiquer qu’il n’y entend rien[3]. L’Empereur ne connaît que la politique, la grande-tactique, au sens de Guibert[4], et la tactique. La stratégique apparaît en réalité en 1771 sous la plume de Joly de Maizeroy[5] en tant que synonyme de grande tactique. Le terme est ensuite repris en tant que stratégie dans son ouvrage Théorie de la guerre en 1777 et défini comme la « combinaison, pour former des projets, du temps, des lieux, des moyens et de divers intérêts »[6] . Utilisée par différents auteurs, la stratégie reçoit une définition par Dietrich von Bülow, en 1799 : « J’appelle stratégie les mouvements de la guerre de deux armées hors du cercle visuel réciproque ou, si l’on veut, hors de l’effet du canon. La science des mouvements qui se font en présence de l’ennemi, de manière à pouvoir en être vu et atteint par son artillerie, cette science est la tactique »[7].

C’est une définition d’ordre fonctionnel qui, à l’heure actuelle, et notamment avec l’apparition de l’aviation, ramènerait a minima l’ensemble des questions à la seule tactique ou qui n’aurait en réalité aucune utilité. C’est néanmoins cette solution dont use encore Jomini dans ses écrits, qui avec ceux de l’Archiduc Charles[8] et de Clausewitz, vont imposer l’emploi du mot. Ce dernier néanmoins essaye de définir la nature, l’essence théorique de la stratégie : « …la théorie relative à l’usage des combats au service de la guerre. » Par la suite et jusqu’à nos jours, les tentatives de définition n’ont pas cessé. Et avec elles, des glissements sémantiques parfois loin de n’être qu’imperceptibles et inconséquents. Tracée à grands traits, l’évolution est la suivante. Le domaine de la tactique est plutôt stable : il s’agit de l’emploi des armes et des unités surtout élémentaires sur le terrain. La stratégie, toujours science du général, évolue de la grande tactique de la fin du XVIIIe siècle à la stratégie nationale et la grande stratégie de nos jours. La première rupture fondamentale vient des marins : Mahan[9] applique le mot aux activités de temps de paix comme de temps de guerre. Corbett[10] parle de grande stratégie, qui unit la stratégie navale d’ordre militaire à la stratégie maritime d’ordre civil. Dès lors la stratégie perd son caractère uniquement militaire du temps de guerre ; elle devient permanente.

La seconde rupture vient de l’extension de la stratégie à des domaines autres que militaires parce que tout d’abord l’état de guerre et l’état de paix deviennent presque interchangeables[11] car les mêmes fins peuvent y être poursuivies par des moyens différents mais complémentaires. Ensuite, c’est l’ensemble des ressources du pays qui sont mises en œuvre dans le cadre d’une lutte globale en temps de paix comme en temps de guerre (Liddell-Hart et la « grande stratégie », Castex et la « stratégie générale » voire « stratégie globale »…). La définition donnée par Castex en 1937 pourrait servir à caractériser cette vision globalisante : « l’art de conduire, en temps de guerre et en temps de paix, l’ensemble des forces et des moyens de lutte d’une nation ; elle coordonne et discipline les stratégies particulières, celles de divers secteurs de la lutte : politique, terrestre, maritime, aérien, économique, colonial, moral…[12] ».

Assez logiquement, la deuxième partie du XXe siècle voit le concept s’étendre à tous les types d’activité. Pour faire simple, le terme de stratégie devient peu ou prou synonyme de politique, de management, de gestion, de planification. L’élargissement du concept, poussé trop loin a conduit à une forme de dissolution[13].

Un retour aux fondements de la stratégie devrait se fonder sur le principe qu’elle entre dans le domaine des activités humaines qui revêtent un caractère dialectique, avec pour première conséquence qu’une stratégie valable dans l’absolu, quelles que soient les conditions et que l’adversaire est antinomique. En effet, comme le dit Edward Luttwak dans l’un de ses écrits[14] : « …aucune action de guerre n’est tout à fait comparable à la conduite d’un projet tel que la construction d’un pont. Aucune rivière ne change délibérément le cours de son lit pour échapper aux piles d’un pont, alors que l’esquive, aussi bien que l’opposition directe, sont parties intégrantes de la conduite de la guerre. Cette conduite de la guerre n’est pas réductible à un travail d’ingénieur, car elle est menée contre un ennemi réel, réactif, qui essaiera de compenser par une capacité de manœuvre supérieure les dommages infligés par une campagne, dans la mesure où il ne peut empêcher ces dommages offensivement ou défensivement. » Ce constat avait déjà été fait par Clausewitz en son temps : il ne faut jamais oublier que l’art de la guerre, « qui est un caméléon », consiste à combattre et à battre un adversaire qui lui-même poursuit son propre but. Chaque action amène une réaction, ce qui a conduit Edward Luttwak à signaler le caractère paradoxal de la stratégie : une action logique dans le cas de l’ingénieur peut être totalement contre-productive dans celui du stratège. Ainsi, la voie la plus directe et la plus sûre étant celle où l’adversaire vous attend naturellement, le stratège pourra tenter la plus risquée pour obtenir un effet de surprise et pour déstabiliser l’ennemi car avant d’agir sur des éléments matériels, il agit sur l’adversaire, en tant qu’être humain, et sur son mental. C’est le fondement même de la guerre dite hybride ou « non linéaire » qui contourne la force de l’adversaire et qui cherche à atteindre ses faiblesses dans tous les domaines y compris et surtout souvent autres que militaires[15].

Partant de la définition de Clausewitz, « …la théorie relative à l’usage des combats au service de la guerre. », et sans revenir sur l’ensemble des discussions soulevées depuis près de deux siècles, il est possible de poser que la stratégie n’est ni une simple planification, ni une politique, ni une doctrine, que c’est une théorie mais aussi une pratique, une science et un art, et qu’elle s’applique dans un cadre de relations dialectiques.

Elle ne porte pas sur l’emploi des moyens au sens strict mais bien plus au résultat poursuivi en tenant compte des moyens disponibles ainsi que des buts et des moyens, le plus souvent prêtés à l’adversaire. C’est essentiellement la discipline qui se penche sur la question de comment (voie et concept) le décideur va utiliser les moyens et ressources (puissance ?) disponibles pour exercer une action (contrôlée) visant à atteindre les objectifs définis dans le cadre des intérêts nationaux ou perçus comme tels (politique).

Par ailleurs, la stratégie (comprendre ici militaire) n’est ni art opérationnel ou opératique, ni tactique. Elle se situe dans un ensemble cohérent qui comprend ces champs et la politique. Cette cohérence est obtenue à partir d’une « tension cognitive »[16] qui lie chacun des éléments.

Le politique définit les objectifs nationaux à atteindre tout en tenant compte des conditions internationales et intérieures. La stratégie traduit les fins définies par le politique en objectifs militaires atteignables compte tenu de la situation et des moyens disponibles à un moment donné ainsi que des prévisions quant à leurs évolutions. Viennent ensuite l’opératique et la tactique comme application sur le terrain des orientations données par le politique via la stratégie.

L’opératique consiste en « l’ensemble des manœuvres et batailles, sur un théâtre donné d’activité militaire, coordonnées afin d’atteindre un but commun, définit comme final pour la durée de la campagne[17] ». Sachant qu’une opération[18] est définie ici comme « un acte de guerre au cours duquel, sans pause aucune, les efforts des forces, dans un secteur particulier d’un théâtre d’activité militaire, sont coordonnés afin d’atteindre un but spécifique et intermédiaire[19] ». L’opératique consiste donc à planifier les opérations aux fins d’atteindre les objectifs stratégiques en considérant notamment que cela ne peut être obtenu que dans le temps et non par une action ou par une opération unique mise en œuvre dans un temps limité. Cette question particulièrement traitée à l’issue de la première guerre mondiale et de la guerre civile russe[20] n’est pas sans rappeler certaines interrogations actuelles issues de l’expérience tirée des opérations les plus récentes et de la problématique classique entre guerre de destruction ou d’anéantissement (Niederwerfungsstrategie) et guerre d’attrition ou d’usure (Ermattungsstrategie)[21].

La tactique peut se définir comme la résolution de problèmes immédiats au niveau du combattant et de son armement. Elle porte avant tout sur la question de l’emploi optimal des armes en vue de la destruction de l’adversaire, à ne pas comprendre comme un effet seulement physique, dans des conditions de survie et de risque acceptable, point trop souvent omis. Une rupture conceptuelle fondamentale du XXe siècle porte sur la définition de l’opératique, qu’il faut avant tout voir comme l’art de combiner les actions tactiques dans des « campagnes » qui ont pour but d’atteindre les objectifs de la stratégie définis à partir des fins politiques. L’action tactique ayant une tendance naturelle à suivre sa propre logique, il est du rôle de l’opératique de la maintenir dans le cadre de la stratégie décidée à un niveau (en tant que niveau hiérarchique de décision) politico-militaire. Ceci explique aussi pourquoi la politique, la stratégie, l’opératique et la tactique doivent être considérées comme des champs et non comme des niveaux. En effet, un même événement, d’ordre tactique à l’origine, peut tout autant faire l’objet d’une analyse (et de conséquences) d’ordre opératique, stratégique et politique…

La stratégie est donc bien selon cette conception le point de contact entre le militaire et le politique, visant à traduire en termes militaires des fins politiques. Mais pour ce faire, elle doit tenir compte des moyens dont elle dispose ou dont elle peut compter disposer dans des délais compatibles avec ceux déterminés dans le cadre des fins politiques. La stratégie ne peut donc être conçue en dehors de toute réflexion capacitaire ni être que conceptuelle dans le sens le plus strict du terme. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de tenir compte de ses seules capacités mais aussi de celles de l’adversaire potentiel ou au moins de la perception que l’on peut en avoir. Ce dernier point permettant de rappeler que la stratégie ne peut pas non plus être considérée comme une science exacte car elle doit se définir dans le cadre d’un rapport dialectique où l’incertitude, les frictions et le brouillard de la guerre sont des éléments omniprésents malgré tous les progrès qui peuvent intervenir sur le plan technique et plus particulièrement dans le domaine du renseignement.

S’agissant de sa mise en œuvre, en ce qu’elle implique essentiellement des moyens militaires terrestres, navals et aérospatiaux, elle dépend du commandement militaire sous le contrôle du politique qui a notamment pour objet soit de faire évoluer les fins en tenant compte de l’évolution des moyens, situations et ressources, en particulier à la suite de l’évaluation des conséquences des opérations précédentes et en cours. L’évolution des fins provoque, alors, naturellement celle de la stratégie.

Dès lors, se pose la question de savoir ce que l’on peut définir comme stratégie aérospatiale ou aérienne et spatiale. La stratégie au sens strict pouvant être à ce niveau l’expression des différentes réflexions menées sur les possibilités offertes par la puissance aérienne et spatiale, compte tenu des moyens, ressources disponibles et de l’évaluation des différentes menaces potentielles. Ceci bien-sûr dans un cadre interarmées dès le moment où l’on considère inenvisageable qu’un conflit, ou un autre processus lié aux intérêts supérieurs de la nation, soit mené exclusivement à partir des seuls moyens de l’armée de l’air.

L’armée aérienne : quels apports à la théorie stratégique ?

Lorsque dans les premières années du vingtième siècle, Clément Ader écrit : « sera maître du monde celui qui sera maître de l’air » il affirme déjà l’importance stratégique de la force aérienne comme un dogme. Il le fait à une époque où les aéroplanes ou les « plus légers que l’air » n’ont pas encore fait leur preuve et qu’ils sont bien loin d’avoir atteint un niveau technique pouvant soutenir des hypothèses d’emploi que ce soit dans les domaines militaire ou civil. Rappelons simplement que cette affirmation figure, implicitement ou explicitement, dans les articles de l’inventeur parus entre 1900 et 1905 puis dans son opus magnus L’aviation militaire qui paraît en 1909 alors que le premier vol en circuit fermé sur un kilomètre n’a été accompli que l’année précédente. Mais en 1911, déjà, les Italiens procèdent aux premiers bombardements aériens en Libye.

Il est remarquable à ce titre qu’un auteur, civil, comme Ader ait produit une réflexion à partir d’une arme non pas en devenir mais réellement en gestation, c’est-à-dire essentiellement à partir de raisonnements et d’intuitions qui ne sont pas soutenus par une réalité matérielle, d’où des réussites étonnantes comme la prémonition du porte-avions qui s’accompagnent d’importantes erreurs d’appréciations comme celle qui prophétisait une importance primordiale pour la Cordillère des Andes dans le contrôle des Amériques par la voie des airs[22]. Néanmoins, cet ouvrage marque d’une part le pressentiment chez les pionniers de l’importance à venir de l’exploitation de la troisième dimension ainsi que la volonté d’en appréhender et d’en définir les capacités spécifiques jusqu’alors inconnues.

La première guerre mondiale est plus qu’un banc d’essai pour la nouvelle arme, c’est un acte de naissance où tout, ou presque, est mis en œuvre : reconnaissance, chasse, bombardement, transport… C’est aussi le moment où apparaît l’élément de scission qui est encore cause, aujourd’hui, de bon nombre de débats : indépendance ou seulement nouvelle arme au service de l’armée de terre et de la marine ?

La France répondant à une nécessité liée aux opérations terrestres, parce qu’elle conduit la bataille sur son sol, crée la division aérienne du général Duval. L’objectif est d’interdire l’espace aérien à l’adversaire et de pouvoir, tant dans l’offensive que dans la défensive, le frapper dans la profondeur tactique et opérationnelle. Pour ce faire, Duval met en œuvre des principes qui sont toujours d’actualité : concentration des moyens, unicité de commandement, ce qui permet de délivrer une grande puissance de feu avec une grande réactivité. En 1918, la division Duval met en œuvre 600 appareils tandis que le général américain Mitchell prépare et qu’il conduit l’engagement de près de 1500 appareils alliés dans le cadre des opérations contre le saillant de Saint-Mihiel.

La même année, la Grande-Bretagne est la première à créer une armée de l’air, la Royal Air Force (RAF), pour répondre à la menace représentée par les bombardements à visée stratégique menés par les Zeppelin et par les Gotha allemands contre Londres en particulier. Ces bombardements, comme ceux des Alliés d’ailleurs, sont d’une efficacité limitée que ce soit lorsqu’ils sont dirigés contre les centres industriels ou contre les populations avec l’objectif d’agir sur leur moral. Cependant, pour répondre à cette nouvelle menace la solution mise en œuvre vise aussi un objectif moral : elle rassure la population. Dès la fin de la guerre, l’existence de la nouvelle armée est remise en cause par ces deux aînées. Il lui faut alors prouver son utilité, ce qu’elle parviendra par l’affirmation de son rôle dans la protection du territoire national et simultanément dans la conservation de l’empire. Sans refaire le détail d’une histoire de la pensée du fait aérien militaire qui reste encore en grande partie à faire, deux écoles apparaissent dans l’entre-deux-guerres. D’une part, celle des partisans de la puissance aérienne portée par une armée de l’air indépendante et à vocation stratégique, d’autre part celle des forces aériennes dédiées à l’appui et au complément de l’action des forces terrestres et maritimes.

Le général italien Giulio Douhet est, avec l’américain Mitchell et avec le britannique Trenchard qui sont plutôt des promoteurs, le penseur de « l’air intégral » qui relègue les autres armées à un rôle d’auxiliaire. Il est important à ce stade de noter que l’évolution des mentalités conduisant à la mise en œuvre de la guerre totale, incluant la société dans tous ses aspects dans le champ du conflit, n’est pas une évolution issue de l’apparition du fait aérien. Les bombardements de Paris par exemple n’ont pas été limités à des incursions d’aéroplanes ou de dirigeables, c’était aussi l’objectif de la mise en œuvre d’un programme sûrement invraisemblablement complexe et coûteux qui permit aux Allemands de tirer, en 1918, avec un ensemble de pièces d’artillerie spécialement conçues depuis une distance excédant les 100 km sur la capitale française[23]. C’est d’ailleurs cette logique qui conduisit à la mise au point et à l’emploi du premier missile balistique de l’histoire pendant la seconde guerre mondiale, par l’armée de terre (Heer) dans un premier temps, c’est-à-dire le V2 (ou A4)[24].

La seconde guerre mondiale ayant vu l’emploi de matériels conçus pour répondre aux théories de bombardement stratégique développées dans l’entre-deux-guerres, la question naturelle qui vient à l’esprit est celle de leur l’efficacité. Cette question est toujours ouverte avec des thèses encore très opposées dans leur résultat[25]. Est-ce le bombardement stratégique qui a mis le IIIe Reich à genoux ? L’idée d’une cause principale et première à cet effondrement peut être écartée. Il a bien sûr fallu ces bombardements pour mettre à mal le plan de production, les communications et le moral de la population, mais aussi la destruction de l’armée de terre sur le front Est, la perte de la bataille de l’Atlantique et la défaite successive de tous les alliés, bon gré, mal gré, du régime nazi. S’agissant du Japon, la question existe à un double titre : les dommages causés ont été notablement plus importants que ceux occasionnés à l’Allemagne et il a fait l’objet des deux seuls bombardements atomiques de l’histoire. Cependant, les études menées par les historiens tendraient à prouver que les bombardements classiques et atomiques auraient moins pesé dans la décision de capitulation du Japon que l’entrée en guerre de l’URSS, le 8 août 1945 et l’offensive lancée dès le lendemain sur la Mandchourie, la Mongolie Intérieure, Sakhaline et les îles Kouriles. C’est en quelque sorte un retour à la stratégie. En effet, le gouvernement japonais plaçait ses espoirs en une médiation de l’URSS pour discuter de conditions pour mettre fin à la guerre. Et cela malgré la destruction à des degrés différents des 68 principales villes japonaises et des pertes humaines énormes. À nouveau, si le bombardement stratégique a lourdement pesé sur la défaite militaire nippone par ses effets physiques, c’est l’isolement diplomatique qui, selon un scénario somme toute assez classique, aurait conduit à la capitulation finale[26].

La doctrine devenant un dogme représente le principal danger d’une rétrospection incomplète sur la réalité entourant les événements sur lesquels sont fondés, ici, les arguments en faveur du bombardement stratégique et de l’action spécifique, ou jugée comme telle, de la puissance aérienne. Néanmoins, c’est aussi pour partie sur la base de cette doctrine et de l’existence des armements nucléaires que tout affrontement majeur entre grandes puissances a pu être évité depuis 1945…

Donc, Douhet a bâti une réflexion stratégique qui, reprise plus ou moins dans sa totalité, reste totalement d’actualité au fur et à mesure de l’évolution des capacités techniques. Ainsi, si le bombardement stratégique « conventionnel » tel qu’il fut pratiqué jusqu’aux débuts de la guerre du Vietnam n’avait pas totalement tenu ses promesses, l’apparition des nouvelles armes de grandes précisions (PGM) a permis de développer de nouvelles théories qui ont menées aux opérations aériennes de la première guerre du Golfe et qui ont vu l’application des propositions du colonel John Warden III[27] contenues dans son ouvrage devenu classique : La Campagne aérienne – planification en vue du combat. Cependant, le titre même de l’ouvrage montre qu’il ne s’agit pas vraiment de stratégie au sens de ce que nous avons défini précédemment. Il s’agit de la planification d’une campagne, donc d’éléments tactiques et opératifs. Et ce dans le cadre de l’analyse d’un adversaire défini selon un prisme spécifiquement Clausewitzien donc correspondant à un type de structures sociales et économiques, de gouvernement et d’action militaire particulier. Par ailleurs, le caractère stratégique des opérations de « décapitation » ou d’assassinats ciblés peut aussi être interrogé. Si elles peuvent être d’une grande efficacité dans des cas spécifiques, notamment celui d’une structure politique ou sociale particulièrement fragile tenant à un seul dirigeant ou un groupe restreint de dirigeants, elles ne sont ni nouvelles dans leur nature car l’assassinat de dirigeants est une pratique avérée depuis la plus haute antiquité, ni exemptes d’effets paradoxaux. Un exemple historique permet d’en juger. Le 7 août 1942, un Bristol Bombay britannique est abattu par deux Me-109 allemands au-dessus du désert Égypto-libyen. Il transportait le général Gott qui aurait dû prendre le commandement de la 8e armée britannique, mais sa mort permit à Montgomery de prendre sa place. Les deux hommes aux personnalités très différentes ne pouvaient que conduire les opérations très différemment et personne ne saura jamais si cette victoire aérienne allemande ne leur a pas été plus funeste que bénéfique…

Il apparaît néanmoins à l’étude des fins poursuivies et des méthodes employées que ce qui est souvent dénommé comme une action à caractère stratégique l’est plus par les résultats attendus que par les moyens employés. Ces derniers pouvant être terrestres, aériens ou navals en fonction de ce qui est disponible et le plus adapté, participent en premier lieu à des actes tactiques dont sont attendus des résultats de portée plus ou moins grande. Cependant, il est dans la fonction de la tactique d’agir dans le cadre défini par l’opératique qui elle-même coordonne l’ensemble des actes d’ordre tactique afin qu’ils concourent à l’atteinte des fins définies par le pouvoir politique et dont la traduction en objectifs militaires est assurée par la stratégie.

C’est par définition le rôle qui est aussi attribué à la puissance aérienne par la deuxième école. Celle-ci voit principalement l’action dans la troisième dimension comme un élément indispensable au succès des manœuvres terrestres et navales voire comme un simple auxiliaire. Il est frappant à ce titre que les principaux penseurs de l’action des chars dans l’entre-deux-guerres, comme l’allemand Guderian, l’autrichien von Eimannsberger, ou encore les principaux promoteurs soviétiques (Svechin, Triandafilov, Isserson…) de la nouvelle discipline de l’art et de la théorie de la guerre qu’est l’opératique, n’envisagent pas l’action des grandes unités blindées en dehors d’une coopération avec les forces aériennes. Le premier écrit d’ailleurs en 1937 : « Dans le futur proche, aucune action offensive ne sera envisageable sans la coopération et la combinaison des forces aériennes et des forces blindées »[28]. Les Français ne sont pas en reste avec le général Estienne qui écrit dès 1931 : « Les hasards de la carrière m’ayant permis d’assister, en proche témoin, à l’éclosion et au développement de l’aviation et ensuite des chars, j’ai été souvent frappé par l’étonnante affinité technique et morale de ces deux armes nouvelles qui se complètent admirablement. Leur collaboration apparait féconde dans la couverture des frontières, dans les reconnaissances, dans les raids et dans la poursuite… »[29]. Charles de Gaulle dans l’un de ses ouvrages le plus connus Vers l’armée de métier marque néanmoins une évolution assez profonde qui fait passer les forces aériennes d’un rôle auxiliaire dans l’édition de 1934 à un rôle plus important grâce à quelques ajouts dans l’édition de 1944. Cela démontre bien la difficulté de l’époque à comprendre les profondes mutations qui étaient alors en cours, liées à l’apparition des forces aériennes mais aussi à celle des blindés pour l’armée de terre ainsi qu’à celle du porte-avions accompagné de la montée en capacité du submersible pour la marine.

Un autre aspect de la puissance aérienne a malheureusement été longtemps sous-estimé, celui de la diplomatie aérienne. Dès 1933, un raid est effectué par 28 Potez pour affirmer non seulement la présence de la France dans les territoires les plus reculés de son empire colonial mais aussi les capacités de l’armée de l’air naissante. Les démonstrations aériennes de la patrouille de France et d’autres avions de chasse à l’étranger peuvent appuyer le message diplomatique défini par le gouvernement. Ce message pouvant aussi s’exprimer par la participation aux opérations d’aide humanitaire comme au Pérou en 1972 ou à Haïti en 2008. La coopération avec les armées de l’air étrangères fait aussi partie de ces possibilités d’action qui ne sont pas spécifiques aux armées de l’air mais l’avion, a fortiori l’avion de guerre, conserve une faculté à frapper les esprits et les imaginations qui a peu d’équivalent.

L’école du bombardement stratégique a néanmoins compris un élément qui semble avoir échappé à la seconde : l’arme aérienne permet de considérer la profondeur de l’adversaire dans toute son ampleur. Si les partisans du combat aéroterrestre ou aéromaritime imaginent une profondeur, ce n’est que celle des opérations qui reste intimement liée aux éléments de surface. La profondeur atteignable est celle du deuxième échelon ou des réserves de l’adversaire, ce qui donne à la doctrine de l’Air-Land Battle de l’US Army datée de 1982 un certain parfum de déjà vu….

Les partisans du bombardement stratégique ont bien intégré cette nouvelle donne mais en garantissant, par dogmatisme souvent, plus que ce qu’ils pouvaient réellement tenir, ils ont participé à la fragilisation de leur argumentaire. À cela s’ajoute, comme le notait Hervé Coutau-Bégarie, que la puissance aérienne est un concept avorté[30] depuis les années 50 car les travaux théoriques des pionniers n’ont pas été poursuivis au niveau de la stratégie générale voire même de l’opératique. Plusieurs raisons ont été avancées dont le célèbre syndrome de Guynemer[31], qui ne valorise pas la réflexion d’ensemble par rapport à l’acte individuel, celui du pilote-combattant, et la prééminence des aspects techniques pour une force qui l’est par nature.

Cependant, il faut reconnaître que la puissance aérienne, d’un point de vue théorique, a déjà fait beaucoup de chemin en à peine 100 ans de gestation, de construction et d’existence. Il suffit de rappeler quelques éléments de l’histoire de la pensée stratégique terrestre et navale pour se rendre compte que le chemin a été extrêmement long pour elles. À commencer par ce concept de puissance maritime (sea power) et / ou puissance navale auquel celui de puissance aérienne (air power) doit beaucoup. Lorsque le terme apparaît sous la plume de Mahan, il n’est pas pleinement défini bien que considéré par son créateur comme dépassant les seuls aspects militaires. Seulement, « …cette expression [sea power] est tellement vague et susceptible de tant de définitions divergentes qu’elle a depuis plongé les théoriciens navals dans la perplexité quant à sa signification…»[32]. Or Alfred Thayer Mahan (1840-1914) écrit la majeure partie de ses œuvres entre 1890 et 1914, année de son décès. Et les principaux penseurs de la stratégie maritime sont de sa génération : Corbett (1854-1922), Castex (1878-1968). Il aura donc fallu, selon la connaissance que nous avons des sources les plus anciennes, plus de 2 000 ans d’expériences recueillies, mais aussi perdues, dans le domaine maritime et de la guerre navale pour arriver à ce concept encore indéfini et imparfait.

L’histoire est la même pour la théorie (science) et pour la pratique (art) de la guerre sur terre. Ainsi, par exemple, le combat interarmes, au fondement de l’organisation et de l’engagement des forces terrestres actuelles, est une notion assez récente fruit d’une longue évolution. Il peut être défini comme l’intégration d’éléments d’armes différentes confondus en une seule unité qui agit sur une surface unique et qui est « tant du fait de son volume, de la dimension de sa zone d’action, et de la variété de ses missions, suffisante pour justifier la réalisation de la combinaison interarmes à son niveau »[33]. Il s’agit d’une véritable symbiose impossible à réaliser tant que chaque unité occupe un espace qui lui est réservé et qu’elle ne peut partager du fait même de sa densité par exemple. Aussi les notions de coopération et de coordination furent-elles aussi utilisées. Dans le premier cas, il s’agit pour deux ou trois armes (infanterie, cavalerie, artillerie pour l’essentiel) d’opérer conjointement et de contribuer chacune au résultat final ; dans le second, il s’agit de l’agencement de chaque partie dans un tout selon un plan logique en vue d’une fin déterminée. La principale différence se situe dans le caractère conceptuel, dans la construction, a priori, de la coordination et dans le caractère « accidentel » de la coopération qui est le fait de la situation qui la rend nécessaire ou possible.

Avant la première guerre mondiale, on parle aussi beaucoup de liaison des armes mais on la réalise peu. Cette liaison, qui correspond surtout à l’appui fourni par l’artillerie à l’infanterie tient de la coordination ou de la coopération mais en aucun cas du combat interarmes[34].

Les termes de liaison entre les armes et de combat interarmes représentent donc définitivement un stade bien postérieur, début du XXe siècle pour la liaison, des années 30, pour le terme interarmes. La coopération représente une capacité, une possibilité ; la coordination une conception ; le combat interarmes, un concept et une intégration. Avant d’arriver à ce stade, les armées ont dû construire les instruments rendant la coopération et la coordination possibles. Et cela a pris près plus de trois siècles après la redécouverte des principes tactiques des anciens à la fin de la Renaissance.

De fait, comme dans le cas de la marine, il a fallu résoudre tout un ensemble de problèmes techniques, par nature d’ordre tactique, avant que l’on se penche sur les aspects stratégiques puis que l’on crée le champ de conception, de conduite et d’analyse opératif. Pour les deux plus anciennes armées, le basculement du questionnement tactique à l’étude du fait stratégique s’est fait entre le dernier quart du XVIIIe et le dernier tiers du XIXe siècle. Pour la marine, il a fallu régler les problèmes liés à la navigation individuelle et collective de vaisseaux de plus en plus complexes ainsi que ceux attachés aux armements disponibles. Il a fallu aussi résoudre un premier blocage tactique, conséquence des tactiques mises en œuvre et de l’indécision des combats. La question pour l’armée de terre était la même. Des solutions spécifiques furent trouvées par chacune des armées qui conduisirent aux grandes évolutions des guerres de la Révolution et de l’Empire notamment. Auparavant, si les ouvrages militaires dissertaient avant tout sur les cadences de tir, les temps de rechargement du fusil (drill), de vitesse de marche ou de changement de formation des unités, Clausewitz par exemple, n’entre plus dans ce genre de détails dans son œuvre majeure De la guerre parue en 1831. De fait, penseurs navals et terrestres peuvent discuter de stratégie sans jamais entrer dans les détails techniques qui sont de l’ordre du tactique voire au mieux pour certains de l’opératif.

Il semble donc qu’il y ait une nécessité à résoudre un certain nombre de problèmes d’ordre technique avant de passer à une réflexion encore plus poussée dans les champs de réflexion et de recherche supérieurs (stratégie puis (paradoxalement ?) opératique). C’est peut-être une phase où se situe encore la puissance aérienne, devenue aérospatiale, après les progrès fulgurants de ses débuts. Presqu’aucun écrit sur la puissance aérospatiale ne peut en effet encore se passer de références ou de prospectives techniques, l’étude et la réflexion sur sa nature même, ses spécificités et sa théorie générale sont encore largement à venir.

Cependant, de grands principes, au-delà de la hauteur (point haut donc renseignement…), de la vitesse, de la réactivité ou de l’absence d’empreinte au sol ont pu d’ores et déjà être dégagés. Parmi ceux-ci, l’action dans la profondeur dont nous avons parlé avec ses deux corollaires qui sont la possibilité, inconnue jusqu’à l’apparition du fait aérien et accentuée par l’accès à l’espace, de l’action de la mer contre la terre et de la terre contre la mer paraît être primordial. Car jusqu’alors les deux stratégies, terrestre et navale (voire maritime si l’on va au-delà des aspects strictement militaires) étaient nettement différenciées et n’interagissaient que sur les bandes littorales naturellement limitées. Or, ces nouvelles capacités offertes par l’emploi des forces aériennes impliquent pour ces dernières un rôle fondamental d’unificateur des stratégies. C’est déjà ce qui fut en partie le cas dans la conduite des opérations dans le Pacifique, par exemple, entre 1941 et 1945, car la configuration du ou des théâtres d’opérations le nécessitait. Sujet d’autant plus d’actualité lorsque l’on sait que bon nombre d’études prospectives prévoient qu’une part très importante de la population mondiale vivra dans les années à venir dans des villes situées sur ou près d’un littoral.

L’armée de l’air se trouverait ainsi au centre, non pas pour reléguer les autres au rang d’auxiliaire, mais pour permettre la conception et la mise en œuvre d’opérations interarmées au sens plein du terme, c’est-à-dire bien audelà d’une simple liaison ou coordination, pour atteindre un haut niveau d’intégration. C’est peut-être dans ce rôle que la puissance aérienne atteindrait une forme de maturité. Elle catalyserait, au-delà du seul fait aérien et spatial, un renouveau de la réflexion dépassant les aspects techniques et répondant ainsi au souhait d’Hervé Coutau-Bégarie qui voyait l’utilité de la théorie en ce qu’elle permet de penser l’emploi de moyens maintenant limités et surtout d’expliquer aux décideurs et aux citoyens-contribuables non seulement les besoins mais aussi son apport, en termes stratégiques, à la politique nationale. Car pour convaincre, l’armée de l’air doit apparaître naturellement, à travers la construction d’une réflexion partagée, comme l’acteur absolument nécessaire et primordial de la construction et du maintien de la puissance aérospatiale française en tant qu’un élément essentiel de la sécurité nationale.

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