Avec cet article, l’auteur nous propose nous propose une analyse prospective sur les changements dans le domaine de l’armement sur les 50 prochaines années, en mettant en avant les innovations technologiques susceptibles de transformer « l’art de la guerre ».
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Essai de prospective à 50 ans dans le domaine de l’armement » par Alain Crémieux
Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’AACHEAr-IHEDN
Ô fantôme muet, ô notre ombre, ô notre hôte,
Spectre toujours masqué qui nous suit côte à côte,
Et qu’on nomme demain !
(Victor Hugo : Napoléon II dans « Les chants du crépuscule-1835 »)
Essai de prospective à cinquante ans dans le domaine de l’armement
Entre 2016 et 2018 les membres d’un groupe de travail de l’AACHEAr, association formée d’anciens auditeurs du Centre des Hautes Études de l’Armement (CHEAr) devenu, depuis 2010, la session Armement et Économie de Défense de l’IHEDN (IHEDN/AED), ont voulu se livrer à un essai de prospective à très long terme dans le domaine de l’armement. Ils ont choisi un horizon éloigné d’un demi-siècle.
Un an plus tard, le présent article s’appuie largement sur nos réflexions[1] ; il n’engage cependant que son auteur dont la fascination pour l’avenir ou le passé lointains n’est pas récente.
L’idée de base est que les développements technologiques dont les applications ont donné lieu à des applications opérationnelles autour de l’an 2000 sont tous issus de découvertes scientifiques datant de la première moitié du vingtième siècle. Qu’il s’agisse de la propulsion des missiles, de l’électronique, de l’informatique ou des armes nucléaires, tous les armements en service ou en développement en ce début du vingt-et-unième siècle utilisent des technologies récentes, mais qui s’appuient sur les recherches fondamentales de Maxwell, Von Neumann, Shannon, Rutherford ou Joliot-Curie. Seule exception : la structure de l’ADN a été découverte au début de la seconde moitié du siècle (1953), mais elle n’a pour l’instant aucune réelle application militaire, et sans doute heureusement.
Il n’apparaissait donc pas impossible de réfléchir sur les avancées récentes de la science et de se demander si certaines d’entre elles pourraient conduire à des développements dans le domaine de l’armement autour de 2070…
L’évolution des armements n’étant pas indépendante de celle du monde en général, dont les tensions et les fractures conditionnent l’apparition des conflits, il était nécessaire de se demander d’abord ce que pourrait être le monde dans une cinquantaine d’années.
Un certain nombre des caractéristiques du monde d’aujourd’hui, les seules sur lesquelles peut s’appuyer un raisonnement prospectif, donnent matière à réflexion.
La démographie, n’est pas susceptible de retournements brutaux au niveau mondial. Elle laisse entrevoir une population autour de 9 milliards d’habitants, la France passant, avec 73 millions d’habitants, du 22ième au 30ième rang, loin derrière plusieurs pays africains et, en Europe, à quasi égalité avec le Royaume-Uni et l’Allemagne. On peut penser que les déséquilibres démographiques seront sources de conflits difficiles à éviter.
Le réchauffement climatique n’est plus à notre avis une hypothèse, mais une certitude. Il laisse prévoir, à 50 ans d’échéance, une augmentation de la température de la planète de l’ordre de 1° à 3°, avec de fortes disparités entre régions. Ce sera certainement une cause de catastrophes « naturelles », de disettes, de migrations de grande ampleur et de conflits.
Les inégalités économiques sont et seront aussi sources de tension. Elles ont diminué entre pays au cours des dernières décennies, notamment à cause du rattrapage de la Chine, mais les inégalités au sein de nombreux pays ont augmenté, notamment dans ceux qui ont eu la croissance la plus forte (y compris la Chine) et aussi aux États-Unis. Ce sont cependant dans les pays les plus pauvres que ces inégalités sont encore les plus fortes.
L’interpénétration des économies mondiales, c’est-à-dire ce qu’on a coutume d’appeler la mondialisation, ou la globalisation, est un phénomène caractéristique des dernières décennies. Il est remis en question, depuis quelques années en Europe, et surtout aux États-Unis avec l’élection de Donald Trump. Cette remise en question correspond à un retour dangereux du populisme qui n’est pas non plus un facteur de paix et d’équilibre.
Enfin l’innovation continue à caractériser l’industrie en général et principalement l’industrie des pays développés soumis à la concurrence des pays disposant encore d’une main d’œuvre bon marché. Elle s’appuie aujourd’hui sur la révolution numérique qui irrigue l’ensemble de l’économie ; son revers de médaille est la fragilité croissante de la protection des données personnelles.
Le monde de 2070 ne sera pas forcément plus dangereux ou plus violent que le monde d’aujourd’hui ; un monde pacifique ne se profile cependant pas, à quelque horizon que l’on se place.
Ces éléments étant posés, quelles sont les avancées scientifiques récentes dont il est raisonnable de penser qu’elles sont porteuses de développements à moyen terme ?
Nous en avons vu quatre principales : le quantique, les nanomatériaux, le biologique et l’intelligence artificielle. Nous n’avons par ailleurs pas pu nous empêcher de signaler des technologies moins novatrices mais en progrès rapide, au nombre de quatre également : les armes à énergie dirigée, la robotisation du champ de bataille, les armes dans l’espace et la lutte dans le cyberespace.
La mécanique quantique n’est pas une science nouvelle ; ses origines remontent, à plus d’un siècle. Des dispositifs d’usage courant ne peuvent voir leur fonctionnement expliqué et leurs performances calculées qu’en utilisant les équations de la mécanique quantique ; les paradoxes de la théorie quantique ne sont cependant pas utilisés dans toute leur étrangeté. La réalisation de Q-bits et la mise en œuvre de l’intrication permettent aujourd’hui d’entrevoir des applications d’un tout autre ordre de grandeur.
Les ordinateurs quantiques, encore au stade des premières expérimentations, laissent espérer des puissances de calcul dépassant celles des ordinateurs actuels de plusieurs ordres de grandeur. De même que le passage des kilobytes aux terabytes et des kilohertz aux gigahertz a transformé l’influence des ordinateurs sur nos sociétés et sur les équipements de défense et de sécurité, le recours aux ordinateurs quantiques fera passer le rythme du calcul et la possibilité de traiter des données à une vitesse supérieure.
Il n’est pas possible d’en prévoir toutes les applications, mais l’une d’entre elles s’impose à première vue : la cryptographie et son double, le déchiffrement. On peut donc se demander si l’avenir sera un monde où il sera possible de crypter parfaitement ou si, au contraire, le monde de demain sera un cyberespace où les puissants pourront tout déchiffrer. La tendance est plutôt vers le chiffrement parfait que vers l’excellence du déchiffrement.
Il n’est pas possible non plus de prédire, même grossièrement, la date de la généralisation du calcul quantique : vingt ans ou cinquante ans ? N’oublions pas que, de l’invention du calculateur à lampes, dans les années quarante, à celle de l’ordinateur individuel, dans les années soixante-dix, et à l’explosion d’Internet et de ses dérivés au début du vingt-et-unième siècle, les décennies se sont succédées. Soyons donc confiants, mais prudents !
Quant à l’intrication, qui permet, en agissant sur une particule, d’avoir une action rigoureusement instantanée sur une autre particule, intriquée avec la première, elle a été imaginée au plan théorique au cours des années trente et elle est entrée dans le domaine expérimental depuis une quarantaine d’années. Ses applications se trouveraient, entre autres, dans le domaine des communications chiffrées.
Le passage des applications indirectes de la mécanique quantique, présente déjà dans de nombreux dispositifs d’usage courant, à l’utilisation explicite des plus exotiques de ses propriétés, nous parait donc être la voie la plus vraisemblable, l’une des plus vraisemblables en tous cas, d’une évolution importante, révolutionnaire même, des outils de la défense et de la sécurité dans les prochaines décennies.
Si notre hypothèse est exacte et si l’utilisation, à l’échelle macroscopique, des propriétés quantiques de la matière à l’échelle microscopique se vérifie, il est alors vraisemblable que les applications se multiplieront au-delà de ce que notre imagination nous permet d’écrire aujourd’hui. C’est en effet une constante de l’histoire de l’électronique et de l’informatique que leur développement dans les techniques et plus généralement dans la société s’est fait de manière foisonnante. Tout simplement parce qu’il s’agit du traitement de l’information et que l’information est partout.
Il est donc vraisemblable que les équipements de défense qui seront en service dans une cinquantaine d’années utiliseront largement les propriétés quantiques de la matière et que les applications porteront initialement sur la sécurité des communications. Il parait difficile d’en écrire plus.
Les nanomatériaux et les nanoobjets font l’objet de recherches intenses et de développements allant dans certains cas jusqu’au niveau industriel. Ils occupent une grande place dans les nouveaux développements de la biologie.
Ils ne constitueront pas en eux-mêmes des armements, mais ils peuvent, du fait de leurs caractéristiques mécaniques ou chimiques être la matière première d’armements les plus divers. Des structures réalisées à partir de nanomatériaux pourront être plus résistantes et/ou plus légères. Des nanomatériaux permettront de réaliser des memristors et seront vraisemblablement utilisés dans de nombreux composants électroniques compte tenu de leurs caractéristiques singulières.
La biologie n’est pas une science dont les applications aient été, jusqu’à présent utilisées au profit des armées, à l’exception, bien sûr, des services de santé qui, depuis de nombreuses années permettent déjà aux combattants d’être augmentés par la vaccination.
La possibilité d’avoir des combattants augmentés grâce à des techniques plus modernes est une éventualité tout à fait plausible au vu des progrès réalisés ces dernières décennies par la biologie, science du XXIème siècle. On peut penser à l’augmentation de la capacité à transporter de lourdes charges, de l’aptitude à respirer à haute altitude, de la résistance au froid et au chaud et même plus simplement à la résistance à la fatigue ou au manque de sommeil. L’obtention de combattants augmentés par modification du génome semble, elle, relever plus de la science-fiction que de la prospective, et d’une science-fiction terrifiante. À moins que ce soit notre imagination qui soit défaillante…
On peut par contre augurer, et espérer, que l’interdiction rigoureuse des armes biologiques persistera et sera appliquée.
Ces applications de la biologie aux combattants et, éventuellement, à certains armements devrait cependant rester marginale.
Ce ne serait pas le cas de la réalisation d’ordinateurs biologiques. Les difficultés à affronter sont immenses et on n’en prévoit pas la réalisation dans les années qui viennent, mais, à 50 ans d’échéance, il est fort possible qu’elle devienne une réalité. C’est un concurrent de l’ordinateur quantique avec comme objectif de dépasser de plusieurs ordres de grandeur les capacités de calcul des ordinateurs actuels. Le type de problèmes qui se posent à l’homme et qui deviendraient soluble par la machine pourrait alors changer du tout au tout.
L’intelligence artificielle-IA est la quatrième voie explorée. Il s’agirait de reproduire les capacités de l’intelligence humaine, voire de la pensée, soit par l’utilisation de calculateurs classiques encore plus puissants que les ordinateurs actuels, soit par des ordinateurs d’un type nouveau imitant mieux le fonctionnement de notre cerveau. Elle fait recours, pour l’instant, à des techniques qui ne sont plus dans l’enfance, mais qui n’ont pas réalisé de réel saut qualitatif.
Si elle venait à percer ses applications militaires seraient aussi nombreuses que ses applications civiles. Les drones deviendraient autonomes, y compris pour la prise de décision ; les données du champ de bataille pourraient être fusionnées et traitées par des logiciels intelligents ; le pilotage des véhicules pourrait être automatisé ; d’une manière plus générale, ce sont les robots de toute nature qui participeraient au combat (robots mécaniciens, robots urgentistes…) et transformeraient la physionomie du champ de bataille.
L’IA n’est par ailleurs pas sans poser de difficiles questions sociales et éthiques. C’est le cas dans le domaine civil, c’est encore plus le cas dans le domaine militaire. Des matériels, en particulier des missiles, prennent déjà des « décisions », mais des décisions très simples
Toutes ces innovations, dont il est impossible de prévoir le délai d’apparition, car la prospective n’est pas la prévision, feraient donc des armements dont les caractéristiques seraient sous fondamentalement différentes des caractéristiques actuelles, soit comparable, mais d’un tout autre ordre de grandeur. Elles s’appuient sur des découvertes récentes de la recherche fondamentale. Il y a cependant, dans les cartons des ingénieurs, des développements apparemment moins spectaculaires, ne nécessitant pas l’appel à des découvertes révolutionnaires, mais conduisant cependant à des améliorations majeures des armements. Nous les avons cités plus haut : les armes à énergie dirigée, les robots, les armes dans l’espace et la lutte dans le cyberespace. Il convient également de les examiner et de voir si elles risquent de transformer les conditions dans lesquelles se dérouleront les conflits.
Les armes à énergie dirigée pourraient être des armes Laser ou des armes à micro-ondes. Le concept est caressé depuis longtemps, sans réel progrès. Elles pourraient notamment être utilisées dans l’espace si, comme il est précisé un peu plus loin, l’espace devenait une zone de conflits armés. Quant au Laser aveuglant, il est interdit et devrait le rester.
La robotisation du champ de bataille peut également faire des progrès importants, que ce soit pour la réalisation de robots anthropomorphes ou de machines douées d’intelligence artificielle au point qu’on puisse les qualifier de robots. Elles ne seraient pas sans poser de redoutables problèmes éthiques et juridiques, mais il n’est pas du tout impossible qu’elles apparaissent au cours des conflits à venir (puisque l’élimination radicale des conflits semble, elle, une utopie).
Les armes sont, pour l’instant, absentes de l’espace. Il existe des satellites de télécommunications ou d’observation militaires (et ceci depuis longtemps) mais aucun satellite n’est armé. La destruction de stellites par des missiles a cependant déjà eu lieu. Par ailleurs on réalise des satellites de plus en plus petits et à des coûts de lancement de plus en plus faibles. La militarisation de l’espace, qui ajouterait une cinquième dimension au champ de bataille après les trois dimensions classiques et la dimension cyber n’est pas du tout impossible. Les missiles balistiques se déplacent d’ailleurs déjà dans l’espace.
Le cyberespace est déjà un espace de conflits. Les attaques de type cyber ont été nombreuses depuis au moins une dizaine d’années, qu’elles aient endommagé des systèmes informatiques ou seulement propagé de fausses informations ou des informations tendancieuses. Elles ont vraisemblablement été utilisées lors d’opérations militaires pour neutraliser des systèmes de détection ou de communications. Elles n’ont pas, à notre connaissance, provoqué jusqu’à présent de dégâts directs majeurs ou causé de morts. La guerre dans le cyberespace est donc déjà là, ou presque. Elle risque de constituer, dans un futur proche une dimension non négligeable des conflits.
En conclusion, il nous faut d’abord rappeler à quel point un exercice de prospective à cinquante ans d’échéance est un exercice intellectuel qui n’est pas gratuit, mais qu’il ne faudrait aucunement confondre avec un exercice de divination. Il est cependant très probable que, d’ici une cinquantaine d’années et dans un monde profondément modifié politiquement et socialement, des armements faisant appel à la physique quantique, à la biologie et aux nanomatériaux, des matériels ayant toujours plus recours à l’informatique et peut-être à ce sommet que serait une réelle intelligence artificielle, deviennent des réalités. Ce sont les défis auxquels les hommes et les femmes responsables des armées et des armements de la deuxième moitié du XXIème siècle doivent se préparer.
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