La mobilisation de lâEurope nâest pas Ă la hauteur de lâenjeu libyen : câest lâidĂ©e maitresse qui structure cet article. Lâauteur dĂ©crit les atermoiements et les calculs des pays europĂ©ens, Ă lâorigine du chaos et incapables collectivement dâen juguler les effets et les risques, dans un pays constituant la « vĂ©ritable porte de lâAfrique ».
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont: Mohamed Ben Lamma, « Face au chaos libyen, l’Europe se cherche encore », Fondation pour la Recherche StratĂ©gique, 14 DĂ©cembre 2017
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Face au chaos libyen, l’Europe se cherche encore
Pendant six annĂ©es, aprĂšs la mort du Colonel Mouammar Kadhafi, le cheminement de la Libye aura Ă©tĂ© malaisĂ©. La guerre civile est liĂ©e Ă l’Ă©chec de l’Ătat post-Kadhafi et Ă son incapacitĂ© Ă Ă©tablir une autoritĂ© effective ou Ă rĂ©duire de profondes divergences sur une structure politique et sĂ©curitaire. Cette caractĂ©ristique sâest encore aggravĂ©e depuis lâĂ©tĂ© 2014. MalgrĂ© le cercle vertueux que lâaccord de Skhirat 2015 avait pu dessiner, certains acteurs se satisfont dâun statu quo qui leur permet de prĂ©server leur part dâinfluence politique et Ă©conomique ; ils sont bien dĂ©cidĂ©s Ă le faire Ă©chouer. Sans oublier l’implication de puissances rĂ©gionales rivales dans le conflit.
La Libye Ă©tait, et demeure, une rĂ©gion importante pour lâEurope du fait de sa proximitĂ© gĂ©ographique et de sa position stratĂ©gique : celle dâune vĂ©ritable porte de lâAfrique. La traversĂ©e de la mer par un flux migratoire de clandestins vers l’Italie est devenue un problĂšme de plus en plus inextricable pour lâEurope et la montĂ©e du courant migratoire sâest accompagnĂ©e dâune augmentation consĂ©quente des tensions entre les pays de lâUnion europĂ©enne pour la gestion de lâaccueil des migrants. Le plaidoyer italien pour un partage plus important du fardeau avec d’autres pays de l’UE nâa pas Ă©tĂ© entendu jusqu’Ă prĂ©sent. Par ailleurs, les capitales occidentales s’inquiĂštent sĂ©rieusement de l’impact potentiel d’une nouvelle crise des rĂ©fugiĂ©s sur la sĂ©curitĂ© en Europe. MalgrĂ© lâurgence de trouver un rĂšglement Ă la migration illĂ©gale et au terrorisme dĂ©bordant Ă partir de la Libye, on nâa toujours pas Ă©laborĂ© de stratĂ©gie complĂšte et cohĂ©rente pour atteindre ses objectifs.
Lâonde de choc libyenne sur l’Europe
Il y a une relation directe, de cause Ă effet. Plus on intervient dans des situations qu’on ne connaĂźt pas bien ou qu’on ne maĂźtrise pas suffisamment, plus le risque d’ajouter du dĂ©sordre au dĂ©sordre est grand. C’est ce qui s’est passĂ© avec la Libye et l’intervention militaire de 2011. La question fondamentale est de comprendre pourquoi lâEurope nâutilise pas tout le poids de son appareil diplomatique et Ă©conomique pour rĂ©soudre cette crise aprĂšs avoir provoquĂ© la guerre en 2011[1]. La rĂ©alitĂ© est que la mobilisation de lâEurope en faveur du rĂšglement du conflit libyen nâest pas Ă la hauteur des enjeux. Dans la gestion de la crise libyenne, l’Europe a considĂ©rĂ© la guerre civile comme un conflit secondaire ; grave erreur stratĂ©gique. Pour lâEurope, la Libye prĂ©sente de nombreux intĂ©rĂȘts : elle constitue dâabord un fournisseur dâĂ©nergie au moment oĂč la sĂ©curisation et la diversification des approvisionnements en gaz et en pĂ©trole, donc une question hautement stratĂ©gique ; elle peut ensuite constituer un Ă©lĂ©ment de la politique mĂ©diterranĂ©enne de lâUnion ; elle peut enfin participer Ă la lutte contre lâimmigration clandestine en provenance dâAfrique subsaharienne. Il importe de rappeler que le dĂ©faut majeur des politiques post-Kadhafi tient Ă lâabsence de volontĂ© de nation-building[2], due elle-mĂȘme Ă lâattention insuffisante prĂȘtĂ©e au renforcement des institutions post-conflit.
La chute du rĂ©gime Kadhafi, amplifiĂ©e par la recomposition saharo-sahĂ©lienne, a crĂ©Ă© une nouvelle dĂ©finition gĂ©opolitique rĂ©gionale. Lâeffondrement du rĂ©gime de Tripoli Ă©tait surtout un facteur dĂ©stabilisant pour un Sahel confrontĂ© Ă la disparition dâun acteur important car son influence dans la rĂ©gion Ă©tait considĂ©rable. Son absence permettra une redistribution des cartes dans un environnement incertain. Lâespace saharo-sahĂ©lien sâest ouvert Ă toutes les influences possibles dont celle des immigrations illĂ©gales[3]. Le rĂŽle de sas que la Libye jouait pour les migrations venues du Sahara a Ă©galement disparu. Lâeffet final a Ă©tĂ© un retour de plus en plus Ă©vident, de la part de lâItalie et de lâUnion europĂ©enne, aux politiques de contrĂŽle de lâimmigration Ă travers la MĂ©diterranĂ©e et la Libye. Les passages clandestins de main-dâĆuvre vers la Libye sont organisĂ©s par des rĂ©seaux de passeurs-trafiquants qui en ont fait une affaire trĂšs lucrative. La plupart des dĂ©parts ont lieu depuis l’ouest du pays, Ă destination de l’Italie situĂ©e Ă seulement 300 kilomĂštres. En outre, le Sud de la Libye oĂč se sont rĂ©fugiĂ©s plusieurs Ă©lĂ©ments terroristes ayant prĂ©cĂ©demment occupĂ© le Nord du Mali, est Ă©galement suspectĂ© dâabriter des camps dâentraĂźnement. Le trafic des clandestins, qui monnaient leur place sur un esquif de fortune entre 2 500 et 15 000 euros, permet Ă lâorganisation terroriste de continuer de sâapprovisionner en armes et de sâentraĂźner dans des camps, malgrĂ© ses dĂ©faites territoriales. L’opĂ©ration de Manchester revendiquĂ©e par l’Ătat islamique en Libye a commencĂ© Ă montrer que cette organisation avait des aspirations plus importantes pour des attaques en Europe. Si tel est le cas, cela rĂ©itĂšre les dangers de la formation Ă©trangĂšre Ă l’Ă©tranger. Par ailleurs, la guerre actuelle contre l’Ătat islamique en Syrie et en Irak augmente vraisemblablement le risque de voir se reproduire et se prolonger le drame irakien au cĆur du Maghreb. Celui-ci pourrait devenir un nouveau sanctuaire pour les radicaux. A la clĂ© : la dĂ©stabilisation durable de lâentitĂ© maghrĂ©bo-sahĂ©lienne et des pays europĂ©ens.
La feuille de route de La Celle Saint-Cloud : un papier mouillé ?
La rĂ©union de la Celle-Saint-Cloud organisĂ©e par le prĂ©sident Emmanuel Macron montre que la Libye est une des prĂ©occupations majeures du prĂ©sident français. Il entend combler le vide laissĂ© par ses prĂ©dĂ©cesseurs « Sarkozy et Hollande ». Le Quai dâOrsay a multipliĂ© les efforts pour obtenir dâHaftar, chef de lâArmĂ©e nationale libyenne, et de FaĂŻez Sarraj, quâils se voient Ă Paris et quâils sâentendent sur une feuille de route indispensable pour avancer et espĂ©rer une stabilisation de la Libye. Elle prĂ©voyait la tenue dâĂ©lections (prĂ©sidentielle et lĂ©gislatives), lâaccord sur un cessez-le-feu et la poursuite de la guerre contre les groupes djihadistes. Dans un entretien donnĂ© au Figaro, Ă la fin du mois de juin, Emmanuel Macron a dĂ©clarĂ© que la France « avait eu tort de faire la guerre de cette maniĂšre en Libye », faisant rĂ©fĂ©rence Ă lâintervention occidentale contre le colonel Kadhafi en 2011, Ă lâinstigation de Nicolas Sarkozy.
La feuille de route de La Celle-Saint-Cloud sâinscrit dans la stratĂ©gie sahĂ©lo-saharienne de la France, qui veut garder un rĂŽle de leader dans la rĂ©gion, oĂč le sud de la Libye occupe une place importante. Le nouveau prĂ©sident français a fait du dossier libyen une de ses prioritĂ©s ; il a avalisĂ© la ligne « pragmatique » du chef de la diplomatie Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la DĂ©fense. Celui-ci prend en compte la rĂ©alitĂ© du terrain, et considĂšre le marĂ©chal Haftar comme le principal rempart Ă la menace djihadiste. « La mĂ©diation libyenne est pragmatique. Elle tient compte des rĂ©alitĂ©s du terrain et des rapports de force qui prĂ©valent » dit Jean-Yves Le Drian. La France pousse Ă lâautoproclamation du marĂ©chal Haftar comme homme fort de lâEst libyen depuis la mi-2016, Ă la tĂȘte de lâarmĂ©e libyenne. La mort de trois militaires français il y a un an avait d’ailleurs rĂ©vĂ©lĂ© l’engagement de Paris Ă ses cĂŽtĂ©s. A cet Ă©gard, Haftar, Ă qui il manquait jusqu’Ă prĂ©sent une forme de reconnaissance internationale, apparaĂźt comme le grand gagnant de la Celle-SaintCloud. Pour la France, il est naĂŻf de croire qu’il puisse y avoir un accord durable en Libye sans Haftar lequel est soutenu par l’Ăgypte et les Ămirats Arabes Unis. Par ailleurs Emmanuel Macron avait lancĂ© lâidĂ©e de centres dâenregistrement basĂ©s dans le sud libyen pour filtrer les migrants en amont. Une idĂ©e difficilement rĂ©alisable sur un territoire aussi vaste (2 000 km de frontiĂšre avec lâAlgĂ©rie, le Niger, le Tchad, le Soudan et lâĂgypte) et soumise continuellement aux tensions ethniques entre Arabes, Toubous et Touaregs, qui se partagent le pouvoir dans une zone oĂč lâĂtat est quasi absent.
Par contre, l’initiative française fait grincer les dents du cĂŽtĂ© de l’Italie, ancienne puissance coloniale en Libye et aujourd’hui en premiĂšre ligne face aux migrants qui dĂ©barquent chaque jour par centaines depuis les cĂŽtes libyennes. Les tensions sont apparues dans les relations diplomatiques entre la France et le gouvernement de Paolo Gentiloni. Elles sont dues Ă la rĂ©ponse de Macron aux appels italiens pour une plus grande aide europĂ©enne aux migrants principalement sub-sahariens traversant la MĂ©diterranĂ©e en nombre record et Ă son intervention diplomatique largement non coordonnĂ©e cette semaine vers une Libye en crise. Le ministre italien des Affaires Ă©trangĂšres, Angelino Alfano, sâest inquiĂ©tĂ©, dans La Stampa, de la multiplication des mĂ©diateurs et des initiatives, appelant « Ă unifier les efforts » autour de lâĂ©missaire de lâONU. La seconde raison fondamentale pour comprendre le bras de fer entre Paris et Rome, rĂ©side dans le fait que Paris a Ă©galement mĂ©prisĂ© une proposition italienne pour une mission militaire de l’UE destinĂ©e Ă surveiller et Ă interdire les migrations le long de la frontiĂšre sud de la Libye. Les Italiens se demandent pourquoi une grande mission militaire française au Niger n’est pas utilisĂ©e pour perturber le trafic de migrants alors quâelle se trouve juste sur la voie principale utilisĂ©e par les passeurs et les demandeurs d’asile qui se dĂ©placent vers le nord.
Pour rĂ©pondre Ă l’initiative française, l’Italie dĂ©ploie une flotte militaire au large de la Libye. Dans ce pays, ancienne colonie italienne oĂč les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques transalpins restent importants et les services de contre-espionnage trĂšs actifs, Rome multiplie sans Ă©tats dâĂąme les contacts avec les chefs locaux, des groupes armĂ©s, voire avec les trafiquants eux-mĂȘmes, pour faire cesser les dĂ©parts de bateaux vers lâEurope, au risque de renforcer ou mĂȘme de lĂ©gitimer certaines milices proches du crime organisĂ©. La tendance est trĂšs nette : sur les huit premiers mois de 2017, le nombre de passages de Libye vers lâItalie a diminuĂ© dâenviron 20 % par rapport Ă 2016. Le nombre de traversĂ©es en juillet 2017 reprĂ©sentait la moitiĂ© de ce qu’il Ă©tait en juillet 2016 et, en aoĂ»t, 20 % de ce qu’il Ă©tait un an plus tĂŽt. C’est une bonne nouvelle pour les dĂ©cideurs politiques de l’Union europĂ©enne (UE), en particulier les responsables italiens qui ont cherchĂ© dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă freiner les flux migratoires en provenance de Libye.
Il est important de souligner que depuis 2017, le gouvernement italien a pris une sĂ©rie de mesures visant Ă rĂ©duire les flux en nĂ©gociant avec les milices, les tribus et les autoritĂ©s libyennes. Les nĂ©gociations avec les milices se sont intensifiĂ©es aprĂšs les Ă©lections locales tenues en mai dernier, qui ont marquĂ© une dĂ©faite pour le Parti dĂ©mocrate (PD) dans de nombreuses municipalitĂ©s. Selon le mĂ©canisme d’asile actuel, les municipalitĂ©s sont les plus exposĂ©es Ă la redistribution des migrants. Selon ce rĂ©cit, plus l’Ătat dĂ©pense pour les demandeurs d’asile, moins il dĂ©pense pour aider les Italiens sans emploi. Un sondage Ipsos a montrĂ© que 70% des Italiens sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle l’immigration en provenance de Libye est trop Ă©levĂ©e et a dĂ©gradĂ© le service public. Le nombre moyen de demandeurs d’asile en Italie au cours des trois derniĂšres annĂ©es est de 170 000 personnes par an, soit un demandeur d’asile pour 353 citoyens italiens. Ceci est cohĂ©rent avec la moyenne europĂ©enne. Sur le plan financier, les dĂ©penses liĂ©es Ă l’asile pour 2017 devraient atteindre 4,6 milliards dâeuros, soit environ 0,3 % du PIB. C’est le quart de ce que lâAllemagne dĂ©pense en termes absolus et un cinquiĂšme de ce que la SuĂšde dĂ©pense par rapport au PIB[4].
En effet, si le gouvernement italien assure que la principale raison de la spectaculaire diminution des sauvetages est lâĂ©quipement â sur fonds europĂ©ens â des garde-cĂŽtes libyens Ă la fin du printemps, ainsi que la mise au pas des ONG humanitaires accusĂ©es, par leur prĂ©sence en mer, de constituer un appel dâair pour les candidats Ă lâĂ©migration, chacun voit bien que lâexplication de ce phĂ©nomĂšne est Ă chercher du cĂŽtĂ© de la Libye. Selon le journal Le Monde, lâItalie a promis de verser 5 millions dâeuros par trimestre Ă la milice Ahmed Dabbashi Ă Sabratha â citĂ© cĂŽtiĂšre de la Tripolitaine (ouest) devenue ces derniĂšres annĂ©es la principale plate-forme de dĂ©parts de migrants vers lâĂźle italienne de Lampedusa, distante dâĂ peine 300 kilomĂštres â pour contrecarrer le passage des passeurs et des migrants. Toutefois le gouvernement italien insiste sur le fait qu’il a seulement donnĂ© de l’aide au gouvernement soutenu par l’ONU Ă Tripoli ou au conseil de Sabratha, mais pas directement aux milices. Outre lâaspect moral douteux de cette politique, lâaccord secret entre Rome et la milice dâAhmed Al-Dabbashi a Ă©tĂ© la principale cause dâune guerre de trois semaines (17 septembre-6 octobre) entre le Bataillon 48 dirigĂ© par Ahmed Al-Dabbashi[5] et la Chambre des opĂ©rations anti-Daech, majoritairement composĂ©e de cadres de lâancien rĂ©gime ayant fait dĂ©fection en 2011. Les affrontements ont Ă©tĂ© remportĂ©s par la Chambre des opĂ©rations anti-Daech et la milice dâAhmed Al-Dabbashi avec laquelle l’Italie s’Ă©tait alliĂ©e pour arrĂȘter le flot des migrants a Ă©tĂ© vaincue et a perdu le contrĂŽle de la ville. Parmi la coalition armĂ©e qui a chassĂ© Dabbashi se trouvait une force dâappui : la brigade al-Wadi de tendance salafiste issue de lâĂ©cole madkhaliste[6]. AprĂšs les affrontements de Sabratha, prĂšs de 15 000 migrants, principalement dâAfrique subsaharienne, ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s et emmenĂ©s dans des centres de dĂ©tention officiels dans la rĂ©gion de Tripoli. Dans le pays, ils seraient plusieurs centaines de milliers Ă attendre lâopportunitĂ© de traverser la MĂ©diterranĂ©e.
La bataille de Sabratha est juste un autre Ă©pisode de la lutte des milices armĂ©es en lice pour le pouvoir et l’influence. Non seulement la compĂ©tition pour le pouvoir sâest dĂšs lors dĂ©roulĂ©e en-dehors de tout cadre politique institutionnel, mais le contrĂŽle direct du terrain et des ressources qui sây trouvent est aussi devenu un enjeu crucial. En outre, cette bataille montre de plus en plus aux milices quâelles doivent faire partie des structures de gouvernance locales pour fournir une couverture et un soutien politique Ă leurs projets et Ă leurs affaires, y compris la traite avec des consĂ©quences catastrophiques Ă court terme et dâĂ©normes implications pour la stabilitĂ© Ă long terme. Enfin, si la stratĂ©gie de lâItalie a donnĂ© un coup de pied dans la fourmiliĂšre des rĂ©seaux de trafic dâĂȘtres humains, elle nâa pas fait disparaĂźtre le phĂ©nomĂšne[7]. LâItalie pourrait mĂȘme avoir dĂ©stabilisĂ© un peu plus le pays. Rome sâest rendue complice de groupes qui allaient bĂ©nĂ©ficier de moyens accrus en matiĂšre d’armement et d’influence : des millions ont Ă©tĂ© allouĂ©s et dĂ©boursĂ©s aux milices, leur donnant effectivement un pouvoir, c’est-Ă -dire la capacitĂ© de fidĂ©liser leurs membres et dâen attirer des milliers d’autres moyennant finance, pouvoir et statut. La sĂ©curitĂ© en Libye doit ĂȘtre assurĂ©e par l’armĂ©e nationale et la police.
En somme et loin de faire preuve d’unitĂ© sur la voie Ă suivre, les Ătats europĂ©ens ont poursuivi des objectifs divergents, consĂ©quence des ambiguĂŻtĂ©s de gouvernements pris entre des logiques externes et internes, des intĂ©rĂȘts gĂ©opolitiques contradictoires et dâun manque Ă©vident de solidaritĂ© europĂ©enne. Pour lâinstant, lâespoir europĂ©en de voir une rĂ©ponse unifiĂ©e au problĂšme des rĂ©seaux et des passeurs de migrants vers lâEurope demeure vain.
La non-stabilisation intĂ©rieure du pays ne concerne pas uniquement la Libye ; elle a Ă©galement des effets sur la sĂ©curitĂ© europĂ©enne. Le grand dĂ©fi consiste Ă penser ensemble la menace sĂ©curitaire en ayant une stratĂ©gie commune. La notion de sĂ©curitĂ© collective doit ĂȘtre partagĂ©e par les pays de la rĂ©gion. Plus que jamais, lâheure est Ă lâabandon des rivalitĂ©s rĂ©gionales, Ă lâengagement face Ă lâimpact des organisations criminelles et terroristes capables dâinfluencer le cours des Ă©vĂ©nements dans la rĂ©gion. Tripoli ne saurait seule « faire le point », assurer stratĂ©giquement ses frontiĂšres mĂ©ridionales. La perte de contrĂŽle du sud du pays notamment reste un motif majeur de prĂ©occupation pour des voisins comme lâItalie qui font face euxmĂȘmes au double dĂ©fi dâune transition politique intĂ©rieure incertaine et de la dĂ©stabilisation dâun ensemble gĂ©opolitique plus vaste qui sâĂ©tend jusquâĂ lâAfrique subsaharienne. Il est donc nĂ©cessaire de tenter de coaliser toutes les Ă©nergies pour parvenir Ă une solution politique nĂ©gociĂ©e entre les diffĂ©rentes factions libyennes. Il faut parler aux Libyens avec la langue quâils comprennent, avec leur propre logique, en prenant en considĂ©ration les rĂ©alitĂ©s du terrain et les dimensions des problĂšmes, pas dans une dĂ©marche occidentale ni dans le raisonnement de lâOuest, et surtout pas dans le cadre de ses termes de rĂ©fĂ©rence. Lâapplication des paradigmes, formules et modĂšles occidentaux serait contreproductive et aggraverait la situation dĂ©jĂ pĂ©rilleuse et prĂ©caire. Les solutions Ă©lectorales et les formules fondĂ©es sur la culture dĂ©mocratique occidentale sont Ă Ă©viter dans cette pĂ©riode. Essayer dâimposer une dĂ©mocratie à « lâeuropĂ©enne » dans une sociĂ©tĂ© tribale traumatisĂ©e et dĂ©chirĂ©e, dont les plaies sont encore bĂ©antes et saignantes, est une tĂąche vaine[8]. Elle discrĂ©dite les efforts dĂ©ployĂ©s par la communautĂ© internationale qui, seule, ne parviendra pas Ă rĂ©soudre le problĂšme sans la participation et la coopĂ©ration dâautres institutions et lâengagement des pays voisins, des organisations rĂ©gionales et des intermĂ©diaires Ă tous les niveaux. Celui de lâEurope est indispensable.
La Libye, aujourdâhui confrontĂ©e Ă lâarrivĂ©e croissante de migrants sub-sahariens, en est lâillustration. Cela dĂ©montre aussi quâil convient dĂ©sormais de ne pas penser la problĂ©matique migratoire mĂ©diterranĂ©enne Ă la seule Ă©chelle du Bassin, mais tout en considĂ©rant que la lutte contre ce phĂ©nomĂšne complexe ne serait possible que grĂące Ă la convergence des efforts de toutes les parties prenantes, Ă savoir les EuropĂ©ens et les Africains. Celui-ci constitue en effet la source de milliers dâimmigrĂ©s illĂ©gaux : leurs circonstances politiques, Ă©conomiques et sociales dĂ©plorables dictent Ă ces personnes, cernĂ©es par la pauvretĂ©, la maladie et les Ă©pidĂ©mies, la voie de lâĂ©migration qui poussait ces immigrĂ©s Ă se diriger vers le nord. La mise en Ćuvre des plans de dĂ©veloppement dans les pays pauvres permettrait dâamĂ©liorer les conditions sociales de vie de millions dâAfricains qui souffrent de lâabsence des plus simples moyens de mener une existence digne. Le soutien doit porter sur la mise en place de programmes de dĂ©veloppement pĂ©rennes dans l’ensemble des secteurs socio-Ă©conomiques, programmes qui permettront Ă©galement de leur procurer les denrĂ©es et les services de base car les aides et les subventions simples et modestes offertes par certains pays europĂ©ens de par le passĂ© nâont pas Ă©tĂ© utilisĂ©es Ă bon escient ; ceci est dĂ» au fait que les pays africains bĂ©nĂ©ficiaires des aides europĂ©ennes souffrent pour la plupart dâune instabilitĂ© politique qui sâajoute Ă la corruption administrative et financiĂšre rĂ©pandue dans ces pays. Ces obstacles sont devenus la pierre dâachoppement dans la rĂ©alisation de tout plan de dĂ©veloppement dans ces sociĂ©tĂ©s car ces dĂ©fis ont de fait grandement contribuĂ© Ă freiner lâensemble des efforts rĂ©gionaux et internationaux vers le changement souhaitĂ© : Ă©liminer toutes les formes de retard dans le dĂ©veloppement de nombreux pays africains.
En guise de conclusion
Dans le contexte dâincurie sĂ©curitaire et politique qui prĂ©vaut, le rĂŽle de lâEurope est fondamental dans la stabilisation de la Libye. L’Europe ne doit pas sous-estimer le conflit libyen. Elle ne saurait le tenir pour secondaire car il est d’importance stratĂ©gique. ConsidĂ©rable est en effet le risque sĂ©curitaire d’avoir Ă sa porte un Ătat paria d’abord, une crise migratoire ensuite, enfin une menace terroriste dont Paris et Bruxelles ont dĂ©jĂ fait les frais lors d’attentats sanglants. Malheureusement, les pays europĂ©ens pour lâinstant ne parlent pas dâune supposĂ©e seule voix. En effet chaque pays et chaque compagnie pĂ©troliĂšre jouent sa carte pour ramasser de fabuleux profits ou en espĂ©rant conserver ses concessions ou ses privilĂšges. En Libye, c’est-Ă -dire dans son immĂ©diat voisinage sud, l’Europe joue sa crĂ©dibilitĂ© et sa sĂ©curitĂ©.ï
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References
Par : Mohamed BEN LAMMA
Source : Fondation pour la recherche stratégique
Mots-clefs : coalition, Energie, Europe, flux migratoires, Kadhafi, Libye, nation-building, Sabratha