Cet article s’intéresse aux groupes humains minoritaires au sein d’une population nationale plus large. L’auteur analyse et expose les deux voies et attitudes auxquelles recourent les états placés face à cette situation : ostracisme et inclusion. Son propos, inscrit dans le temps long, s’illustre en particulier des exemples kurde, copte ou encore berbère.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Géopolitique et diversité des ethnies » par Gérard-François Dumont.
Cet article a été publié une première fois par la Kabardino-Balkarian State University.
L’existence de groupes humains minoritaires au sein des États est inhérente à l’histoire et à la géographie. Pour examiner la question des «groupes humains», une définition préalable est nécessaire et nous proposons la suivante: un «groupe humain est un ensemble d’individus habitant depuis longtemps un territoire donné et ayant en commun un caractère durable, ethnique, culturel, religieux, linguistique ou historique qui lui confère une identité et des valeurs collectives qui le différencient du reste de la population». Ce texte a pour objet d’étudier uniquement la situation où un groupe humain est minoritaire[1]. Dans ce cas, deux attitudes géopolitiques du pouvoir sont possibles. La première relève de l’ostracisme, que nous examinerons dans une première partie; la seconde, que nous analyserons ensuite, consiste à mettre en place des modalités d’inclusion qui entrent dans une logique de conciliation.
1. L’ostracisme vis-à-vis des groupes humains minoritaires
L’attitude d’ostracisme d’un pouvoir vis-à-vis d’un groupe humain minoritaire peut conduire à des comportements fort différents. Le premier consiste en un certain autisme du pouvoir face à la réalité de l’existence d’un groupe humain minoritaire. Cinq attitudes géopolitiques sont alors possibles. Selon une première, le pouvoir met en oeuvre des décisions politiques ayant des effets de coercition sur les populations et visant à supprimer, autant que possible, le comportement ou la présence des minorités sur le territoire. Une deuxième se constate lorsque le pouvoir organise des déplacements contraints à l’intérieur du pays, car le groupe humain minoritaire est jugé gênant par le pouvoir sur la partie du territoire où il habite. En troisième lieu, le pouvoir exclut politiquement le groupe humain minoritaire en le poussant à émigrer.
L’attitude du pouvoir peut aussi déboucher sur des conflits civils. Enfin, une dernière façon d’éliminer l’existence d’un groupe humain minoritaire consiste à le faire disparaître et l’on entre alors dans des logiques de massacres systématiques, comme dans les cas de génocide.
Le refus de voir la différence
Une première possibilité résulte de la crainte par le pouvoir de ses minorités. Dans ce cas, il met tout en oeuvre pour qu’elles ne puissent en aucun cas exercer un quelconque rôle dans la vie politique du pays. Parmi les situations susceptibles de se présenter, citons trois types: l’autisme face à un groupe historique et géographique distinct, celui face à un groupe transfrontalier et celui face à un groupe appartenant à une religion minoritaire. Ces trois types peuvent être respectivement illustrés par l’Algérie, la Turquie et l’Égypte.
En Algérie, l’histoire et la géodémographie attestent d’un groupe humain spécifique, devenu minoritaire après la conquête arabe du VIIe siècle. Le peuplement actuel de l’Algérie comprend toujours une composante berbère ayant la nature d’un groupe humain différencié par sa géohistoire. D’ailleurs le grand historien Ibn Khaldoun (1332-1406) distingue les Berbères des Arabes en présentant ainsi des tribus Berbères: «un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux, un vrai peuple comme tant d’autres dans le monde, tels que les Arabes, les Perses, les Grecs et les Romains». La spécificité berbère est en effet présente tout au long de l’histoire.
Il en résulte une originalité géographique, historique et culturelle. D’abord les massifs montagneux de Kabylie forment un ensemble géographique spécifique au sein de l’Algérie, massifs utilisés autant que possible comme refuge chaque fois que des pouvoirs (romain, arabe, espagnol, turc, français) ont cherché à dominer ou dissoudre le particularisme berbère. Ensuite, le peuplement berbère est beaucoup plus ancien que la conquête arabe. Il s’est trouvé mêlé à une histoire mouvementée dans laquelle s’exerce, selon les périodes, la puissance des Phéniciens, de Carthage, de la Rome antique, de la Rome chrétienne, des différents pouvoirs arabes, de la Sublime Porte ou de la France. Après leur défaire militaire contre les arabes, à la suite de plusieurs guerres au VIIe siècle, les Berbères n’ont cessé de vouloir affirmer, à toute période, une volonté d’autonomie face toutes les dominations d’où qu’elles viennent. Cette volonté berbère de préserver des traits originaux a en outre une dimension linguistique.
Or, depuis 1962, les Kabyles, qui ont pourtant été des éléments moteurs dans la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, se trouvent dominés par la volonté des gouvernements de ce pays de nier leur existence. Cela se constate dans de nombreux discours, dont ceux de chefs d’État algériens affirmant par exemple: «Tous les Algériens sont des arabes», dans nombre de décisions politiques et d’abord dans la constitution. Sa version de 1996 comprend en effet un «chapitre II» intitulé «Du Peuple» dont voici l’article 8: «Le peuple se donne des institutions ayant pour finalité: la sauvegarde et la consolidation de l’indépendance nationale, la sauvegarde et la consolidation de l’identité et de l’unité nationales».
Dans sa façon de formuler «le peuple» au singulier, de souligner «l’identité et l’unité nationale», la constitution veut insister sur l’inexistence de différences, l’absence d’un groupe humain minoritaire et de spécificités régionales, puisque la mise en évidence de celles-ci est interdite par l’article 9 suivant: «Les institutions s’interdisent: les pratiques féodales, régionalistes et népotiques, les pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de la Révolution de Novembre». Autrement dit, la constitution impose à l’Algérie un jacobinisme arabe, niant par exemple la différence kabyle. Cette négation s’est trouvée implicitement exprimée à de nombreuses reprises et même explicitement. Par exemple, le 16 novembre 2005, le ministre de l’éducation Boubekeur Benbouzid déclare: «Il est fait obligation aux écoles privées d’utiliser la langue arabe comme unique instrument linguistique pour l’enseignement des programmes scolaires». Il n’est donc plus question ni de la langue de Voltaire, ni de la langue tamazight des Berbères de Kabylie. Malgré le souci des Berbères d’être des Algériens héritiers de leur culture propre, le régime politique d’Alger, depuis l’indépendance acquise en 1962, a donc tendance à pratiquer un autisme vis-à-vis de ce groupe humain minoritaire, même si quelques bémols ont parfois été apportés à cette attitude.
Une attitude semblable d’autisme domine aussi depuis la création de la Turquie en 1923 avec les Kurdes, qui ont une caractéristique géographique supplémentaire, celle d’un groupe transfrontalier. La situation y est, il est vrai, différente dans la mesure où la Turquie combat en permanence contre ce qui pourrait faire renaître le traité de Sèvres de 1920, plus précisément les articles qui promettaient un État à l’ensemble des Kurdes.
Suite à l’effondrement de l’Empire ottoman en 1918, le traité de Sèvres (1920), imposé par la Grande-Bretagne et les Alliés, prévoit la création d’un Kurdistan indépendant. En conséquence, fort de cette promesse, au début des années 1920, les Kurdes de Turquie soutiennent naturellement le sultan contre Kemal qui veut dénoncer le traité. Ce qui n’empêche pas les Kurdes d’être enrôlés dans l’armée pour le combat contre les Grecs qui ont débarqué à Smyrne. Les grecs vaincus et l’armée turque n’ayant plus besoin d’enrôler largement les Kurdes, les Kurdes ne sont plus appelés que des «Turcs des montagnes» et Mustapha Kemal entreprend de bâtir une république monoethnique [10, 14] sur les ruines de l’empire multinational des Ottomans. Le traité de Sèvres devient caduc lors du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui prévoit d’accorder certaines protections aux minorités religieuses de Turquie.
Mais le traité de Lausanne de 1923 n’est nullement respecté. Au fil des décennies, le pouvoir turc use de la violence réglementaire, policière et militaire pour nier la spécificité kurde. Le décret-loi du 3 mars 1924 interdit l’enseignement en langue kurde dans toutes les écoles, de même que toutes les associations et publications kurdes. L’objectif visé par la loi se retrouve dans les propos du ministre turc de la Justice de l’époque, M. Mahmut Esat Bozkut: «Le Turc est le seul seigneur, le seul maître de ce pays. Ceux qui ne sont pas de pure origine turque n’ont qu’un seul droit dans ce pays: le droit d’être serviteurs, le droit d’être esclaves».
La propagande officielle prétend souvent qu’il n’y a pas de problème kurde. Pourtant, en 1932, la Turquie décrète la loi martiale sur tous les territoires peuplés par les Kurdes. En même temps, Ankara promulgue une loi de déportation et de dispersion des Kurdes (5 mai 1932) pour déplacer massivement des Kurdes vers l’Anatolie centrale.
En 1934, une autre loi met bien en évidence l’autisme face à un groupe humain minoritaire. Il s’agit de la loi sur l’établissement forcé (Mecburi Iskân Kanunu), n° 2 510, du 14 juin 1934, selon laquelle le travail le plus important à accomplir par la révolution kémaliste est «d’inculquer la langue turque et d’astreindre toute population n’étant pas de langue maternelle turque à devenir turque». En 1961, l’un des premiers décrets du Comité d’union nationale, qui gouverne le pays après le coup d’État de cette année-là, porte sur la «turquisation des noms de villes et villages kurdes». Le Kurdistan turc est intitulé: «Anatolie orientale» ou «provinces de l’Est». Le paragraphe 89 de la Loi sur les partis politiques (1961) interdit à tout parti d’affirmer qu’il existe à l’intérieur des frontières de la République des minorités fondées sur des différences linguistiques.
En 1989, le gouvernement impose dans toute la région kurde un «régime d’exception» et le Sud-Est de la Turquie se trouve placé (à nouveau, mais de jure ou de facto comme depuis les années 1920) sous le contrôle illimité de l’armée. Par les décrets-lois 423 et 424, les militaires se voient octroyer des pouvoirs extraordinaires.
Certes, dans les années 1990 et 2000, dans le souci de donner des gages à l’Union européenne, la Turquie fait quelques concessions formelles. L’état d’urgence est théoriquement levé, mais les contrôles militaires sont nombreux. Le droit de parler kurde est reconnu en 1991 par le Premier ministre Turgut Ozal, mais très partiellement. En 2002, est votée une loi sur l’enseignement de la langue kurde, mais elle est restrictive, ce qui limite sa portée. Au début du XXIe siècle, la politique de destruction du groupe humain minoritaire kurde perdure, comme en témoignent l’anéantissement de villages entiers, la déportation de populations civiles et les assassinats politiques. Des militants des droits de l’homme, y compris les avocats, sont périodiquement menacés.
Autre exemple d’autisme durable: en 2004, l’institut kurde se voit refuser la publication d’une annonce publicitaire, pour une rétrospective à Paris, des films du réalisateur Yilmaz Güney (1937-1984) dans l’édition européenne du quotidien Hürriyet parce que le mot «kurde» y figure [16]. En outre, le vote kurde n’est pas pris en compte. Le système électoral en vigueur dans les années 2000 requiert des partis une représentation de 10 % à l’échelon national pour pouvoir siéger au Parlement. Par exemple, lors des élections législatives de 2002, le parti pro-kurde Dehap n’a recueilli que 6,2 % des voix à l’échelon national et, donc, ses voix, qui ont atteint jusqu’à 57 % dans des régions du Kurdistan de Turquie, n’ont pas compté, le privant de toute représentation au Parlement. Il a fallu que les partis kurdes de Turquie trouvent des alliés pour contourner le système qui, engendrait son absence de représentation parlementaire, sachant que le poids électoral des Kurdes est appelé à augmenter.
Outre l’autisme face à un groupe historiquement distinct, face à un groupe transfrontalier, un troisième type peut se présenter face à une religion minoritaire.
En Égypte existe un groupe humain minoritaire copte, confessant une religion chrétienne déjà présente avant la conquête arabe. Au fil de l’histoire, de nombreux pouvoirs qui se sont exercés en Égypte, y compris Napoléon ou les Britanniques, ont traité ses membres comme des citoyens de seconde zone. Puis, lors de la lutte pour l’indépendance, à laquelle participent activement les coptes, ces derniers sont temporairement moins mal considérés. Dans les années 1920, le parti Wafd, héraut de la lutte contre les Anglais, brandit le slogan « La religion est pour Dieu et la patrie pour tous » et conçoit un drapeau portant le croissant et la croix.
Mais, depuis l’indépendance, ce groupe copte, qui représente entre 6 et 10 % de la population au début du XXIe siècle, fait à nouveau l’objet d’une discrimination diffuse, qui s’est trouvée fréquemment encouragée par des discours officiels. En outre, les coptes font l’objet d’une discrimination de facto. Un copte ne sera jamais commandant en chef de l’armée, parce que son patriotisme est mis en doute, ni ministre de l’intérieur, parce qu’il est suspect de semer la discorde, ni recteur d’une faculté de lettres, parce qu’il n’a pas appris le Coran. Après le renversement de Moubarak le 121 février 2011, des dizaines d’églises coptes ont été détruites, sans que les auteurs de ces destructions aient été condamnées, et la présidence du Frère Mohammed Morsi (24 juin 2012 – 5 juillet 2013) leur a été particulièrement défavorable puisque l’objectif des Frères musulmans est l’instauration d’un État religieux musulman étouffant la religion copte.
Lorsqu’un pouvoir étatique ne nie pas l’existence d’une minorité dont il essaie d’effacer la différence[2], son objectif consiste parfois à éloigner cette minorité de son territoire traditionnel vers d’autres territoires lointains du même pays.
Migrations forcées dans le territoire national
Un exemple permet d’illustrer comment un groupe humain minoritaire peut être écarté en le déplaçant géographiquement. Dans un premier cas, illustré par l’Acadie, l’objectif est de coloniser un territoire en y écartant les nationaux des autres pays qui s’y sont déjà implantés.
La Déportation des Acadiens, ou le Grand Dérangement, désigne l’expropriation massive et la déportation des Acadiens, peuple francophone d’Amérique du Nord, lors de la prise de possession en 1755 par les Anglais des anciennes colonies françaises en Amérique.
En 1763, par le traité de Paris, la France cède ses colonies nord-américaines à l’Angleterre et le gouvernement britannique donne 18 mois aux Acadiens pour quitter l’Empire britannique et gagner une colonie française. Certains émigrent à Saint- Domingue, restée colonie française. Trois ans après, en 1766, les Acadiens sont officiellement autorisés à s’installer au Québec, où plusieurs s’étaient réfugiés avant 1759, mais ceux retournés dans les provinces maritimes (ancienne Acadie) n’ont aucun droit politique jusque dans les années 1830. L’autisme, même s’il se termine, laisse des traces.
Outre le déplacement forcé à but de colonisation, un deuxième type correspond à un dessein d’homogénéisation nationaliste. Toute idéologie nationaliste s’accompagne de l’intention de dissoudre les éventuels groupes humains minoritaires en les déconnectant de leurs racines territoriales, en essayant d’étouffer leurs cultures par un changement radical de cadre de vie et en installant des populations du groupe humain majoritaire sur des parties du territoire national où le groupe humain minoritaire était auparavant majoritaire. L’exemple de territoires longtemps à majorité kurde dans l’Est de la Turquie, présenté précédemment, avec de nombreux déplacements forcés de populations kurdes, s’inscrit dans cette démarche, ajoutant à un autisme ethnique et linguistique une volonté nationaliste. Des kurdes d’Irak ont subi des déplacements forcés sous le régime de Saddam Hussein (1979-2003). Lorsque le pouvoir étatique n’essaie pas d’éradiquer l’existence d’un groupe humain en le contraignant à des déplacements forcés sur le territoire national ou sur les différentes terres coloniales qu’il contrôle, plusieurs types d’action géopolitique interne sont possibles. Ils cherchent tous à exclure ce groupe du pays soit en décidant des réglementations qui équivalent à une pression à l’émigration, soit en laissant s’installer des conditions qui aboutissent à un résultat semblable.
Des minorités poussées à l’émigration
La volonté d’homogénéiser les caractéristiques culturelles de la population du pays peut conduire à plusieurs types de situations. Une première, en éradiquant tout ce qui donne une spécificité particulière à un groupe humain minoritaire, le pousse à quitter un pays aussi liberticide. Une deuxième consiste à faire subir à un groupe humain minoritaire des menaces périodiques qui finissent par lui rendre la vie quotidienne insupportable, le maintien sur son territoire très difficile, et contraint donc progressivement ses membres à partir. Ces deux cas peuvent être illustrés par des événements vécus en France, en Égypte ou en Irak.
Rappelons d’abord deux exemples. En 1685, Louis XIV révoque l’édit de Nantes et pousse à émigrer de nombreux huguenots. En 1956, Nasser fait comprendre aux habitants non arabes d’Égypte qu’ils n’ont que le choix de quitter le pays. Avant 1956, Alexandrie était «grecque, juive, italienne, avec des journaux publiés en français, située sur une terre égypto-arabe massivement musulmane, mais échappant à cette détermination-là. D’ailleurs, on disait d’Alexandrie, qui était un carrefour de cultures, qu’elle était ad Aegyptum, c’est-à-dire «vers l’Égypte», et non pas «en Égypte».
Lorsque la pression à l’exclusion d’un groupe humain minoritaire ne résulte pas nettement d’un ensemble de nouvelles décisions, elle peut s’expliquer par une multiplicité continue de vexations qui engendrent un rythme variable de départ. Le cas des groupes humains minoritaires chrétiens en Irak [7] illustre une telle situation. Ces chrétiens d’Irak forment une communauté historique, apostolique et autochtone. Avec leur douzaine d’Églises, ils témoignent de l’histoire de la théologie chrétienne, qui a engendré différentes séparations ecclésiales, avant que des ralliements à Rome créent de nouvelles divisions.
À l’heure de l’indépendance de l’Irak, en 1932, il résulte de l’histoire une douzaine d’Églises chrétiennes en Irak, avec leurs particularités propres ; ces minorités faibles et éclatées ne présentent aucun risque pour les pouvoirs s’exerçant ou souhaitant s’exercer en Irak. D’abord, il est clair que, même si le nombre de leurs fidèles était élevé, la chrétienté d’Irak pourrait difficilement représenter une force politique significative, compte tenu de ses divisions gravées dans l’histoire. D’ailleurs, ces divisions semblent pérennes, les efforts effectués par certains pour favoriser les rapprochements se heurtant aux traditions. Ensuite, aux divisions historiques s’ajoute souvent une dispersion géographique, l’implantation de chaque église chrétienne s’inscrivant dans des espaces différenciés. En effet, les chrétiens se trouvent répartis du Nord, des frontières avec la Turquie et l’Arménie, à la région de Bassora, au Sud, en passant par Mossoul et Bagdad. Troisième élément, le nombre de fidèles de ces églises est fort peu élevé: les chrétiens d’Irak forment environ, toutes confessions comprises, 2 % à 3 % de la population. Leur relative dispersion géographique citée ci-dessus ne leur donne, dans aucune des provinces, un poids significatif.
Néanmoins, dès août 1933, un an après l’indépendance de l’Irak, sous la royauté, les chrétiens assyro-chaldéens subissent un massacre, suivi d’une vague nationaliste préjudiciable à l’ensemble de la communauté chrétienne. Dans les années 1950 et 1960, tenus à l’écart dans leur propre pays, nombre de chrétiens choisissent l’émigration vers l’Europe de l’Ouest, les États-Unis et le Canada.
Puis, en 1970, bien que se disant république laïque, l’article 4 de la Constitution reconnaît l’islam comme religion d’État sous Saddam Hussein. De façon générale, les cultes chrétiens ne bénéficient pas des aides allant au culte islamique, tandis que le droit irakien, puisant nombre de ses dispositions aux sources de la charia, marque nettement des différences religieuses. Par exemple, une chrétienne peut se marier avec un musulman, auquel cas les enfants issus de leur union devront être élevés dans la religion musulmane, mais non un chrétien épouser une musulmane. Le mariage religieux musulman est valide pour l’état civil, alors que le mariage chrétien ne dispense pas d’un passage devant l’autorité administrative. La donation d’un chrétien à un musulman est licite, mais non l’inverse.
À partir de 1991, le régime baasiste recule considérablement sur la laïcité, et fait de nouvelles concessions aux autorités de l’islam. Par exemple, une loi interdit les prénoms chrétiens. Progressivement, Saddam Hussein change de paradigme au Moyen-Orient, substituant la priorité donnée au nationalisme arabe par un discours religieux qui influence le droit et les comportements. Deux nouvelles vagues d’exode s’effectuent, en 1980 et à partir de mai-juin 1991, quand la situation devient dramatique pour les chrétiens.
Au cours de cette décennie 1990, Ben Laden assure dans le monde la promotion d’une idéologie islamiste radicale[3], dont le projet est de combattre «les croisés et les juifs», quels que soient les dommages collatéraux subis par des musulmans n’adhérant pas à cette vision nihiliste. Selon cette idéologie islamiste radicale, la diversité n’est pas de mise et l’occupation de la terre doit être homogène ; l’islamiste est à Ben Laden ce qu’était l’Aryen à Hitler et il faut aux islamistes un «espace vital» comme il le fallait pour les Aryens. Toute personne habitant un territoire faisant partie de cet «espace vital» théorisé, et risquant de ne jamais adhérer à l’idéologie benladeniste, doit être combattu, y compris les chrétiens d’Irak.
Bien qu’elles n’excluent nullement d’autres actions terroristes contre des musulmans, celles contre les Chrétiens ont donc une double utilité, idéologique et pratique. D’une part, elles visent à pousser les Chrétiens à disparaître, par exemple par l’émigration, et donc à supprimer des territoires tout ce qui peut donner l’impression qu’ils sont des terres de diversité. D’autre part, le terrorisme contre les chrétiens vise aussi à assimiler les chrétiens de l’Irak aux «croisés», alors que ces communautés n’ont rien à voir avec les «croisés» puisqu’elles sont historiques et autochtones. On note d’ailleurs que les chrétiens sont visés sans distinction d’appartenance ou d’importance de leurs communautés. Le discours islamiste ne distingue nullement entre Chaldéens, Assyriens, Syriens, Latins ou Arméniens qui, tous, subissent lettres de menaces, attentats, assassinats ou enlèvements[4].
Outre la pression à l’émigration exercée dans des pays à l’encontre de groupes humains minoritaires, l’ostracisme peut engendrer des conflits civils.
Conflits civils nés de la volonté d’exclusion de groupes humains minoritaires
La situation faite à certains groupes humains minoritaires peut conduire à de violents conflits civils entre ces minorités souhaitant vivre leur différence et le pouvoir en place. Trois types de tels conflits civils doivent être distingués: ceux à base essentiellement religieuse, ceux additionnant des composantes religieuses, ethniques et linguistiques et ceux incluant tout particulièrement une dimension géographique. Ils peuvent être respectivement illustrés par les guerres de religion en France, la question du Sri Lanka et le Soudan.
À l’origine des conflits religieux de l’Europe des XVIe-XVIIe siècles, et notamment des guerres de religion en France, se trouve la contestation au sein l’église catholique. Le 31 octobre 1517, sur la porte de l’église de Wittenberg en Saxe, le prêtre Martin Luther affiche ses 95 thèses. Il dénonce la pratique des « indulgences » qui promettent aux fidèles d’accéder plus rapidement au paradis contre le paiement d’un tribut au clergé. Il affirme aussi que les prêtres peuvent être mariés et condamne la fonction cléricale. Les bases du protestantisme sont jetées, même si Luther ne souhaite pas former une nouvelle église, mais réformer celle qui existe. Quatre ans plus tard, le 3 janvier 1521, la bulle papale Decet romanum pontificem excommunie Luther et ses partisans jugés hérétiques.
En France, les idées protestantes se répandent également et les premiers problèmes religieux apparaissent sous le règne de François Ier (1515-1547) qui, malgré son ouverture d’esprit, considère la doctrine protestante comme néfaste à son autorité. Sous le règne de son fils Henri II (1547-1559), les tensions religieuses s’accroissent. À la fin de l’année 1560, la mort soudaine de François II ouvre la régence de la reine Catherine de Médicis au nom du tout jeune Charles IX. Partisane de la paix, elle cherche en vain un terrain d’entente entre les catholiques et les protestants. Mais les plus violents parmi ces derniers cherchent à s’imposer par la force, à laquelle répond une autre violence, celle des catholiques. Le 1er mars 1562, commence à Wassy la première guerre de religion (1562–1563) avec le massacre de protestants par le duc de Guise. Elle dure jusqu’à la paix d’Amboise (19 mars 1563), qui garantit la liberté de conscience. Suivent huit guerres jusqu’à l’Édit de Nantes (13 avril 1598) qui, instaurant la liberté religieuse, est un modèle de souci de pacification[5] : «Que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les troubles précédents et à l’ocation d’iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelqconques publiques ni privées, en quelques temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit».
En l’espèce, l’existence d’un groupe humain minoritaire d’une religion différente de celle de la majorité a entraîné de multiples conflits civils avant de parvenir à une solution (d’ailleurs non éternelle) après deux tiers de siècles. Les guerres françaises de religions, même s’il existe dans le royaume des villes à majorité protestante, n’ont ni base territoriale précisément définie, homogène et continue, ni base ethnique. En revanche, un deuxième type de conflit civil se fonde sur une triple composante, non seulement religieuse, mais aussi ethnique et linguistique, à l’exemple de la question du Sri Lanka (ex-Ceylan) avec l’opposition entre les Cinghalais et les Tamouls. Cette opposition entre le pouvoir (cinghalais) et un groupe humain minoritaire se fonde donc sur de multiples critères, parmi lesquels l’aspect géographique n’apparaît pas essentiel à l’origine. En revanche, cet aspect peut être évident dans certains conflits civils comme celui du Soudan, même s’il est lié parallèlement à des composantes ethniques et religieuses.
Ainsi, les conflits civils fondés sur l’objectif d’imposer à un groupe humain minoritaire des choix religieux, linguistiques ou des normes éducatives qu’il ne peut accepter au nom de son identité spécifique se traduisent inévitablement par des morts, par des déplacements de population. Mais l’ambition du pouvoir qui refuse les spécificités d’un groupe humain minoritaire est, a priori, de le contraindre à accepter les règles politiques, éducatives, linguistiques de la majorité, non de l’éliminer physiquement. Or, une telle issue est parfois le but initial fixé. L’existence d’un groupe humain minoritaire étant jugée inacceptable pour le pouvoir, il en décide l’élimination physique.
Le génocide de groupes minoritaires
L’histoire offre plusieurs exemples où le pouvoir décide de mettre fin à l’existence des personnes membres d’un groupe humain minoritaire. Un mot s’applique à ce genre de décision: le génocide. Les personnes sont à éliminer parce qu’elles partagent collectivement une caractéristique, ethnique, religieuse ou autre, permettant de les classer dans un groupe humain spécifique. L’histoire a connu des génocides de groupes humains minoritaires, qui peuvent se distinguer selon deux natures, l’une exclusivement ethnique, l’autre ethnico-religieuse. Quant à la Shoah, c’est le génocide non d’un groupe humain, mais d’un groupe diasporique et ne sera donc pas traité ici.
Exposons le cas d’un génocide ethnoco-religieux, celui des Arméniens. Au début de la Première Guerre mondiale, le 1er novembre 1914, l’Empire ottoman se range au côté des Puissances centrales, et sa IIIe armée est écrasée en janvier 1915 par la Russie. Frustrés par cette défaite, les dirigeants du parti Union et Progrès – les «Jeunes Turcs» – décident de profiter de l’opportunité de la guerre pour résoudre définitivement la «Question arménienne» (Ermeni sorunu) par l’extermination des Arméniens. En outre, animés par une idéologie nationaliste turquiste et panturquiste, ils voient dans les Arméniens un obstacle majeur à leur unification ethnique en Anatolie et à leur expansion dans les pays de langue turque d’Asie centrale.
En février 1915, le comité central du parti et des ministres du cabinet de guerre, Talaat et Enver en particulier, mettent secrètement au point un plan de destruction, présenté officiellement comme un transfert de la population arménienne loin du front. En fait, la déportation n’est que le masque qui couvre une opération d’anéantissement de tous les Arméniens de l’empire, comme le prouve l’examen des faits.
La première mesure est le désarmement des soldats arméniens enrôlés dans l’armée ottomane. Ils sont employés à des travaux de voirie ou de transport et, au cours de l’année 1915, éliminés par petits groupes. Environ 200 000 militaires arméniens sont fusillés par les Turcs. Puis les Jeunes Turcs, soi-disant à la recherche des preuves d’un complot arménien, procèdent à des perquisitions, en commençant par des arrestations dont, le 24 avril 1915, celle de l’élite arménienne d’Istanbul, soit 2 345 personnes le même jour. Puis la destruction des populations arméniennes s’effectue en deux phases successives: de mai à juillet 1915 dans les sept provinces – vilayet – orientales d’Anatolie, où vivent près d’un million d’Arméniens, et qui sont plus ou moins proches du théâtre de la guerre; puis, à la fin de 1915, dans les autres provinces de l’Empire éloignées du front, ce qui enlève toute vraisemblance à l’accusation de collaboration avec l’ennemi.
Le 15 septembre 1915, Talaat Pacha, l’influent ministre turc de l’Intérieur, envoie d’ailleurs un télégramme officiel à la direction du Parti Jeunes-Turcs (préfecture d’Alep): «Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge, ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici». Talaat Pacha fait parvenir un second télégramme au Parti Jeunes-Turcs: «Il a été précédemment communiqué que le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l’Administration. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence». Enfin, pour souligner l’efficacité de son action, le ministre de l’Intérieur déclare: «J’ai accompli plus pour la résolution du problème arménien en trois mois qu’Abdul Hamid ne l’a accompli en trente ans!».
Dans les provinces orientales, jusqu’à la fin de l’été 1915, tout l’Est de la Turquie (l’ancienne Arménie historique) est vidé de sa population arménienne. Dans le reste de l’Empire où vivent également des Arméniens, le programme prend les formes d’une déportation, conduite par chemin de fer sur une partie du parcours, les familles restant parfois réunies. Seuls survivent un tiers des Arméniens: ceux qui habitaient Constantinople et Smyrne, les personnes enlevées, les Arméniens du vilayet de Van, sauvés par l’avance de l’armée russe et quelque 100 000 déportés des camps du sud. À la fin de 1916, les observateurs constatent qu’à l’exception de 300 000 Arméniens sauvés par l’avancée russe et de quelque 200 000 habitants de Constantinople et de Smyrne, qu’il était difficile de supprimer devant des témoins, ne persistent plus que des îlots de survie: des femmes et des jeunes filles enlevées, disparues dans le secret des maisons turques ou rééduquées dans les écoles islamiques comme celle que dirige l’apôtre du turquisme Halide Edip ; des enfants regroupés dans des orphelinats pilotes ; quelques miraculés cachés par des voisins ou amis musulmans ; ou, dans des villes du centre, quelques familles épargnées grâce à la fermeté d’un vali (gouverneur) ou d’un kaïmakan (sous-gouverneur). Au total, environ 1 500 000 victimes directes, soit presque la moitié de la population arménienne ottomane.
Après une suite d’actions et de décisions, relevant rétrospectivement de ce qu’on n’appelait pas alors une «purification ethnique», un groupe humain minoritaire est éliminé. L’existence d’un ou de plusieurs groupes humains minoritaires n’a (heureusement) donné que rarement lieu à un génocide. En revanche, elle est toujours à prendre en compte parce qu’elle fait très souvent l’objet de décisions géopolitiques internes ou externes. Ces dernières ont soit une orientation vers l’exclusion, et s’expriment par la contrainte, soit, au contraire, d’inclusion, ce qui signifie une volonté d’intégration des personnes, ou une reconnaissance politique ou culturelle de la spécificité du groupe.
2. Les types d’inclusion d’un groupe humain minoritaire
En droit international, il n’existe pas de définition unanimement acceptée de la notion de minorité nationale. Mais la notion de groupe humain minoritaire est utilisée dans divers documents internationaux, notamment dans la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales (ouverte à la signature depuis 1995). En outre, figure une définition dans la Recommandation 1201, adoptée le 1er février 1993 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, recommandation demandant aux États membres d’adopter un protocole additionnel concernant les droits des minorités à la Charte européenne des droits de l’homme. L’article 1er définit cinq conditions:
«L’expression «minorité nationale» désigne un groupe de personnes dans un État qui:
a. résident sur le territoire de cet État et en sont citoyens;
b. entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet État;
c. présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques;
d. sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de la population de cet État ou d’une région de cet État;
e. sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue».
Considérons donc un pays dont la géodémographie se caractérise par l’existence d’au moins une minorité nationale conforme à cette définition. Il existe au moins quatre types d’inclusion, de nature fort différente.
Une inclusion inégale par l’instauration d’un statut inférieur
L’histoire présente notamment deux exemples où l’existence de groupe humain minoritaire n’est pas remise en cause, mais à condition que ces groupes se trouvent dans un statut inférieur, pouvant éventuellement dégager des recettes fiscales spécifiques. Selon le premier exemple, c’est le critère religieux qui prévaut, le critère ethnico-géographique selon l’autre.
Dans les siècles suivant l’Hégire (622), des territoires ayant connu la conquête arabe sont considérés comme des territoires musulmans, qui ne méritent d’être habités que par des musulmans. La pratique est alors celle d’un «jus sanguinis» appuyé par un «jus religionis». Elle implique une allégeance éternelle à l’islam de celui qui est né dans l’islam. Les non musulmans sont souvent contraints par la force ou, indirectement, par des réglementations, à se convertir, ou poussés à l’exode, ce qui explique par exemple une très grande partie du peuplement du Liban, terre d’accueil de minorités interdites de liberté religieuse sur tel ou tel territoire du Moyen-Orient.
Néanmoins, tous les non musulmans ne sont pas nécessairement exclus[6] des territoires musulmans, lorsque est appliquée la règle de la dhimmitude [1] qui, dans divers califats arabes et selon les périodes, valait pour les Dhimmi[7] ressortissants non musulmans, adeptes d’une des religions du livre (Ahl al-kitâb), d’un État musulman. Ainsi, à l’époque Omeyyade, contre un impôt[8] servant de caution et, parfois, l’obligation de porter un vêtement distinctif, les sujets juifs, chrétiens ou sabéens[9], peuvent exercer leur religion à condition que celle-ci ne vienne pas concurrencer l’islam. Une telle pratique a concerné aussi, à certaines périodes, des zoroastriens et des nestoriens et, en Inde, des hindouistes d’États musulmans.
En fait, au critère religieux peut s’ajouter un aspect ethnique. Ainsi les chrétiens sont-ils doublement étrangers au sein de l’Iran khomeyniste parce qu’ils sont généralement arméniens et assyro-chaldéens. Mais, parfois, seul le critère ethnique est pris en compte.
Prenons l’exemple des noirs en Amérique du Nord. Comme dans l’ensemble des pays africains, moyen-orientaux et américains, les noirs soumis à l’esclavage étaient évidemment dans une position de groupe humain minoritaire exploité. Aux États-Unis, le Vermont est le premier État à abolir l’esclavage en 1777 et l’importation d’esclaves est interdite en 1818. Les États confédérés ayant perdu la guerre de sécession, Lincoln peut émanciper les noirs à compter du 1er janvier 1863. Mais, dans le cadre fédéral des États-Unis, des États maintiennent des règles défavorables aux noirs, comme localement l’interdiction de s’inscrire à une université.
Les noirs sont donc restés une minorité à statut inférieur dans certaines parties des États-Unis jusqu’à la première loi sur les droits civiques (Civil Rights Act), signée par le président Lyndon Johnson, qui a déclaré illégale la discrimination basée sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale. Cette loi a interdit la discrimination dans les bâtiments publics, dans l’administration et les emplois, puis d’autres lois l’ont interdite dans les écoles. Diverses mesures d’application complémentaires sont intervenues pour lever toutes les règles antérieures susceptibles de mettre un groupe humain minoritaire dans une situation sociale inférieure.
Un tel groupe humain peut donc subir un statut d’infériorité, ce qui lui vaut paradoxalement une reconnaissance de jure du fait de ce statut, même si ce dernier instaure une inégalité juridique. Dans d’autres cas, le pouvoir laisse simplement les citoyens se reconnaissant dans un groupe humain minoritaire user des règles démocratiques.
Citoyens minoritaires mais démocratiquement égaux
En effet, dans les pays démocratiques, les personnes qui pensent appartenir à un groupe humain minoritaire bénéficient, pour préserver leur spécificité, des libertés existantes et notamment de la liberté associative, qui leur offre un cadre pour enrichir leurs liens et promouvoir leur reconnaissance par la société ou leur place dans la géopolitique interne et faire connaître leurs avis.
Cette inclusion des groupes humains minoritaires par la possibilité pour eux de bénéficier des mêmes libertés que les autres, peut être illustrée par l’exemple des rapatriés en France. Ce terme rapatrié y désigne communément les citoyens français qui ont dû quitter les anciennes colonies françaises au moment de leur accession à l’indépendance ou ultérieurement. Ces rapatriés n’ont jamais souhaité s’y organiser comme un parti politique distinct, mais ont créé nombre d’associations et constitué un réseau cherchant à préserver leurs liens et leur culture historique. Ces associations ont également pour rôle de faire reconnaître par les pouvoirs publics leur souffrance et, même, la maltraitance dont ils ont été l’objet, outre la confiscation de tous les biens qu’ils possédaient outre-mer. En raison de leur présence et à travers leurs associations, dans les villes où vivent des rapatriés ou leurs descendances, leur importance sociale est réelle.
Cette dernière a particulièrement été mise en évidence lors des élections municipales de 1977, lorsque les associations de rapatriés, confondus que le gouvernement ne prenne nullement en compte leurs revendications, décidèrent de le sanctionner en demandant à leurs sympathisants de voter contre les candidats issus de la droite pour ces élections. La France vit alors basculer de droite à gauche de nombreuses municipalités, particulièrement dans des villes du Sud, où la part des rapatriés dans l’électorat était non négligeable.
Dans les pays démocratiques, des groupes humains peuvent donc à la fois demander que leur liberté d’être différents soit respectée et, s’ils trouvent que leurs problèmes ne sont pas assez pris en considération, donner des consignes de vote à l’occasion des élections en vue de faire prendre en compte leurs positions. Parfois, leur démarche peut être plus directe, en cherchant une représentation dans les instances politiques.
Recours à des partis politiques propres
Certains groupes humains minoritaires peuvent considérer que la défense de leurs intérêts justifie de participer, en tant que tels, aux élections et notamment aux élections législatives qui conduisent à choisir ceux qui, par exemple, voteront ou non les traités et les accords internationaux. Cette voie est plus ou moins praticable selon le système électoral. Si ce dernier est fondé sur un découpage géographique selon de nombreuses circonscriptions, un groupe humain très présent seulement dans quelques régions du pays, voire une seule, peut obtenir une représentation parlementaire. Dans le cas d’un système de représentation proportionnelle nationale[10] un groupe humain dont la localisation est dispersée sur l’ensemble du territoire peut obtenir des représentants au Parlement. Ces deux types de situation peuvent être respectivement illustrés par la Bulgarie et par Israël, avec des partis se voulant les représentants de juifs d’origine russe et les partis d’arabes de nationalité israélienne.
En Bulgarie, les Bulgares d’origine turque habitent essentiellement dans le Sud. Depuis l’instauration de la démocratie en Bulgarie dans les années 1990, ces Bulgares ont notamment créé le Mouvement des droits et libertés (MDL – en bulgare: DPS – ou en turc, Hak ve özgürlükler hakereti, HÖH), le principal parti politique de la minorité turque de Bulgarie. Le MDL est membre du parti libéral européen à l’instar du plus ancien parti ethnique, le Svenska Folkpartiet des Suédois de Finlande. Par exemple, selon les résultats des élections législatives de 2005, le MDL est la troisième force politique du pays, et la première auprès des électeurs bulgares résidant à l’étranger, en ayant recueilli plus de 60 % de leurs suffrages[11]. Les résultats électoraux du MDL par arrondissements montrent clairement que ce parti a une assise territorialement très concentrée.
En Israël, depuis la forte arrivée de juifs de l’ex-URSS, à la fin des années 1980 et dans les années 1990, une nouvelle composante électorale est apparue. Elle est certes prise en compte de façon générale. Par exemple, lors des campagnes électorales pour les élections législatives en Israël, les discours télévisés sont soustitrés en russe. Mais, en outre, les Israéliens d’origine russe, qui se trouvent être en moyenne dans les couches inférieures de l’échelle sociale, et dont le comportement est souvent «laïque», ont décidé de créer leur propre parti et de s’assurer ainsi, grâce à la proportionnelle, une représentation directe. Disposant de leurs propres parlementaires et parfois de ministres au gouvernement, ils participent directement aux décisions géopolitiques. Leur rôle et leur importance électorale sont largement explicatifs des évolutions de la politique israélienne des années 2000 vers une logique accrue de séparatisme, même unilatéral.
Selon une logique semblable, les arabes de nationalité israélienne disposent de leurs propres partis. L’un d’entre eux se veut particulièrement le représentant des arabes d’origine bédouine, qui pratiquaient le nomadisme et qui sont désormais sédentarisés, pour l’essentiel.
Par la présence de représentants politiques, les groupes humains minoritaires concourent aux décisions nationales et internationales. Dans certains pays, cette représentation directe ou l’existence de tels groupes est institutionnalisée.
Des minorités aux droits politiques spécifiques
En vue de reconnaître l’existence d’un groupe humain dans les institutions du pays, plusieurs possibilités existent à travers des textes constitutionnels ou réglementaires: représentation politique minimale, organisation d’un corps électoral spécifique, reconnaissance d’une langue minoritaire… Même dans des régimes autoritaires, il arrive que le pouvoir se trouve contraint de prendre en compte l’existence d’un groupe humain minoritaire. Prenons l’exemple de la Slovénie. Sa constitution de la république du 23 décembre 1991 contient l’Article 80 suivant: «Composition et élections: l’Assemblée nationale est composée de députés des citoyens slovènes et compte quatre-vingt-dix députés. Les députés sont élus au suffrage secret, direct, égal et universel. Un député pour chaque communauté nationale italienne et hongroise est toujours élu à l’Assemblée nationale». La Slovénie dispose donc d’une reconnaissance institutionnelle de deux groupes humains minoritaires en leur accordant au moins un député chacun.
Dans certains pays, une façon autre ou supplémentaire de reconnaître un groupe humain minoritaire consiste à donner un statut particulier à la langue de ce groupe. Par exemple, à Maurice, la constitution du 12 mars 1992 protège l’emploi de la langue française au sein de l’organe législatif dans un article 49 qui précise: «La langue officielle de l’Assemblée est l’anglais, mais tout membre peut s’adresser à la présidence en français». Les locuteurs de langue française sont donc traités comme une minorité qu’il s’agit de reconnaître tout en assurant la primauté d’une langue principale comme langue officielle de communication.
Les solutions politiques présentées ci-dessous consistent à donner des libertés aux personnes se sentant appartenir à un groupe humain minoritaire, qu’il s’agisse de la possibilité de bénéficier des mêmes lois que leurs compatriotes ou de libertés propres au groupe dans le souci de préserver la diversité humaine du pays. Dans d’autres cas, le pouvoir n’est pas défavorable à la présence d’un groupe humain minoritaire sur son sol, mais le place dans une position inférieure.
À l’examen de la situation géopolitique des groupes humains minoritaires selon les pays, deux aspects liés sont à prendre en considération. D’une part, le pouvoir se voit tenu de décider d’une attitude vis-à-vis de tout groupe humain résidant dans le pays. Soit il met en place des modes d’inclusion, qui peuvent aller de règles permettant aux membres d’un groupe humain minoritaire de bénéficier des mêmes droits individuels, politiques ou associatifs que tous les autres citoyens, à un traitement inégal, en passant par une reconnaissance juridique spécifique du groupe considéré. Soit il conduit des politiques d’exclusion dont l’éventail va de la négation de la diversité jusqu’à sa destruction violente par un génocide. D’autre part, tout groupe humain, pour vivre sa spécificité, la préserver, la pérenniser, agit ou réagit aux conditions faites par les autorités du pays. La combinaison des comportements du pouvoir et des groupes humains a des conséquences sur la situation géopolitique du pays et son évolution.
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