Avec cet article, l’auteur entend mettre en lumière la réponse que la puissance aérienne et sa souplesse d’emploi peut fournir à l’équation politico-militaire occidentale contemporaine. La puissance aérienne constitue en effet selon lui le levier cardinal, dans un contexte où la priorité est donnée à la projection et à la prévention des conflits.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « La prépondérance de la puissance aérienne dans un monde accéléré » de Ivan Sand.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés dans l’ouvrage Conflictualités modernes et postures de défense.
Après la fin des conflits et des crises de décolonisation des années 1950 et début 1960, les forces aériennes des armées françaises ont continué à être largement engagées sur des théâtres extérieurs : interventions au Tchad, dès 1968 et de façon récurrente dans les décennies suivantes[1] ; Mauritanie[2] en 1977 ; Kolwezi[3] au Zaïre en 1978 ; Liban[4] en 1983 ; etc. Toutefois, en volume de forces, la plupart des interventions par la voie des airs se sont déroulées après la fin de la Guerre froide, toutes armées confondues. De fait, plus des trois quarts d’entre elles ont eu lieu après le 17 janvier 1991, date du début de la campagne aérienne contre les troupes irakiennes de Saddam Hussein après son invasion du Koweït (guerre du Golfe). Mais au-delà de la nécessité géostratégique de les engager, c’est leur importance dans la manœuvre interarmées qui est progressivement devenue une évidence et les a même conduites à en devenir un déterminant. Désormais, plus aucune opération ne pourra se concevoir sans un fort engagement dans la troisième dimension et la mise en place de dispositifs aéronautiques des trois armées, que ce soit pour des besoins de renseignement et d’anticipation, de projection de puissance ou de forces, d’appui à la manœuvre globale des forces ou de commandement et de contrôle (C2).
Cet engouement pour un recours à la puissance aérienne peut s’appréhender de différentes manières tant son utilisation se caractérise par la grande variété des missions qui lui sont attribuées. « Arme politique »[5] par excellence, qui agit aussi bien au niveau stratégique de la résolution des crises (c’est-à-dire dans leur dimension politico-militaire), qu’à celui dit opératif (c’est-à-dire à l’échelle de l’entier théâtre des opérations) ou tactique (qui traduit l’action armée ciblée et le soutien des forces)[6], l’arme aérienne est très souvent la première être mobilisée au moment de décider d’intervenir militairement. Elle l’est aussi au sortir des engagements, ce qui lui confère souvent le qualificatif de « first in, last out ».
Dès lors, quel bilan peut-on dresser des opérations aériennes menées par la France depuis la dernière décennie du XXe siècle ? Quels sont ses atouts structurants et déterminants, fondamentaux ou nouveaux, qui l’ont imposée sur les champs de bataille modernes ?
Répondre à l’allongement, l’enclavement, la rusticité des zones d’intervention et faire face à l’accélération du tempo ou Battle Rhythm des opération[7]
Si les armées françaises ont mené de nombreuses interventions extérieures durant la Guerre froide, notamment dans des pays d’Afrique qui avaient acquis leur indépendance au début des années 1960 et jusque dans les années 1970[8], la doctrine militaire nationale était centrée, à cette époque, sur la préparation d’un éventuel conflit majeur en Europe contre les troupes des États du pacte de Varsovie[9]. Dans ce contexte, les priorités des forces aériennes se concentraient autour de la mission de dissuasion nucléaire, la défense conventionnelle du territoire national et l’appui aux forces terrestres qui auraient pu être engagées dans le scénario d’une puissante invasion venant de l’Est.
A la suite de l’effondrement de l’URSS, les missions de la plus jeune des composantes armées[10] évoluent rapidement vers une plus grande capacité d’intervention sur des territoires lointains et s’inscrivent en cela dans la stratégie nationale prônée par le Livre blanc de 1994 qui consacre la priorité donnée à la projection de forces et de puissance, tout particulièrement par la voie des airs. En la matière, si les trois armées nationales disposent de moyens aériens, c’est l’armée de l’air qui en concentre l’essentiel et surtout assure la grande diversité des activités, l’armée de terre et la marine nationale se centrant logique-ment sur un emploi ciblé de leur aéronautique en cohérence avec leur milieu d’opérations (appui de la manœuvre terrestre ou navale).
La guerre du Golfe de 1991 constitue une rupture majeure de l’utilisation de l’arme aérienne par les principales puissances occidentales. C’est l’approche conceptuelle de l’opération et les moyens associés mis en œuvre par l’US Air Force, lors de la campagne aérienne d’une quarantaine de jours préalable à l’intervention terrestre en Irak, qui marquent l’entrée de la puissance aérienne dans une nouvelle ère. Pour l’armée de l’air française, dont la participation reste relative au sein de la coalition (2 % du total des forces aériennes alliées), Tempête du désert[11] va obliger à un changement doctrinal fonda-mental. C’est d’abord la nécessité absolue d’améliorer ses processus décisionnels et de reconsidérer sa conception du commandement des opérations aériennes (Air C2[12]) vers une vision plus globale. C’est ensuite l’obligation de restaurer sa pleine interopérabilité avec les forces alliées, après plus de deux décennies hors de la structure militaire intégrée de l’OTAN[13] qui ont inévitablement conduit à une divergence doctrinale avec les Alliés, et cela malgré les manœuvres et entraînements communs en Europe ou aux États-Unis (exercice Red Flag). C’est aussi le besoin de mieux intégrer l’action aérienne dans la manœuvre aéroterrestre et non plus de l’appréhender dans le seul milieu aérien. Cette dernière évolution devant, bien entendu, faire l’objet d’un consensus partagé avec les forces de surface. C’est enfin, le besoin de moderniser ses équipements et de passer progressivement à des aéronefs et des armes plus « intelligents » (armes guidées de précision, drones, connectivité, etc.).
Les opérations aériennes qui suivront le conflit irakien dans les années 1990 vont accentuer ces nécessités et obliger les aviateurs à une adaptation encore plus radicale de leurs doctrines d’emploi et de leur place dans la bataille. Tout d’abord, l’engagement en Bosnie, en 1995[14], va se dérouler au cœur des populations et faire entrer l’arme aérienne dans la guerre du renseignement mais aussi de l’information. Quelques années plus tard, au Kosovo en 1999, celle-ci va être confrontée à un conflit de haute intensité dans un espace aérien réduit qui va l’obliger à aller encore plus loin en matière de C2, d’ISR[15] de ciblage et de gestion de l’information opérationnelle. Au tournant du siècle et sans avoir le temps d’approfondir le RETEX des années 1990, les forces aériennes vont être impliquées en Afghanistan (2001[16]). Conflit de nature asymétrique avec des opposants « irréguliers », il va constituer, de par l’éloignement, l’enclavement et l’agressivité du théâtre, un vrai challenge sur les plans de l’ISR, de l’interdiction, de l’appui et de la protection des forces terrestres (spéciales ou conventionnelles) mais aussi de la logistique stratégique et intra-théâtre.
Les opérations post-Guerre froide vont donc se traduire par une nouvelle approche de l’emploi de l’armée aérienne. C’est d’abord, sur le plan purement opérationnel, la capacité de faire face à un adversaire incertain et mobile qui se reconfigure de façon quasi instantanée et qu’il faudra contraindre par une action déterminée et continue, en vue de le maintenir autant que possible dans une posture défensive. Cela impliquera la mise en place une boucle d’observation, d’orientation, de décision et d’action (OODA) de plus en plus courte avec un Battle Rhythm en accélération permanente. C’est ensuite, sur le plan politique, le besoin d’une adaptabilité des effets militaires attendus et d’une réversibilité dans l’action qui permette de « coller » aux contextes géopolitique et géostratégique. Seule l’arme aérienne s’avère capable de répondre à ces contingences dans des échelles de temps progressivement passées du mois, puis de la semaine jusqu’à l’heure voire moins dans les actions dites de time sensitive target[17].
Outre ses qualités tactiques, l’aviation militaire aura aussi montré sa disposition au travail en coalition internationale. À cet égard, une coalition aérienne ne doit pas être comprise comme une juxtaposition de moyens nationaux mais comme une communauté opérationnelle qui agit de façon intégrée tout en préservant l’autonomie de déci-sion nationale. L’adaptabilité de l’arme aérienne lui permet aussi de contribuer, avec les mêmes moyens, à différentes dynamiques opérationnelles (polyvalence) dans des contextes de commandement variés. Par exemple, en Afghanistan, les mêmes plateformes pouvaient agir, selon le besoin et avec des règles d’engagement appropriées, au profit de l’opération américaine Enduring Freedom (OEF) ou de celle de l’OTAN (ISAF − International Security Assistance Force). L’arme aérienne aura enfin prouvé sa capacité extraordinaire à intervenir sous des formes multiples (avions de combat, avions de commandement et d’appui à la manœuvre, hélicoptères de combat, drones) en toutes conditions (climat sévère, rusticité des sites d’accueil, agressivité de l’ennemi, etc.). Elle y aura aussi affiché sa capacité à agir de façon ininterrompue, de jour et de nuit, quelles que soient les circonstances, mais aussi sa résistance et son endurance.
Ces qualités à la fois tactiques, opératives mais, in fine, stratégiques pour le pouvoir politique seront de nouveau mises en exergue en 2011 lors de l’opération en Libye. Ce conflit montrera l’efficacité de l’action dans la troisième dimension au service de la politique internationale de la France. Essentiellement aérien, que les aéronefs viennent de terre ou de la mer, l’engagement aura mis en relief la capacité d’action aérienne depuis des bases éloignées (Europe continentale, États-Unis) et la possibilité d’agir avec un nombre très faible de « boots on the ground[18] » (hormis le groupe aéronaval dont les effectifs se comptent en quelques milliers, les détachements aériens sur les sites de déploiement terrestres compteront tout au plus 400 à 500 militaires pour une activité comparable). Politiquement, cette capacité d’une empreinte à terre réduite est un atout considérable. L’opération en Libye aura aussi mis en relief les efforts considérables faits par les armées françaises, en particulier l’armée de l’air, en matière de retour d’expérience des opérations précédentes (RETEX). Celui-ci aura été facilité par la mise en service d’une nouvelle génération d’aéronefs, en particulier l’avion de combat Rafale ou l’hélicoptère Tigre, aux possibilités opérationnelles démultipliées.
Cette puissance de l’aérien a de nouveau été mise à l’honneur en janvier 2013, lors du lancement de l’opération Serval au Sahel. L’événement assurément marquant a été la mission de quatre Rafale décollant de la base de Saint-Dizier (Haute-Marne) pour aller bombarder, simultanément et avec succès, 21 positions insurgées dans le nord du Mali. La frappe à 3 500 km, qui plus est reconfigurée en vol, illustre à merveille la capacité de réponse réactive à grande distance de la France. Ce raid record de plus de neuf heures trente (plusieurs ravitaillements en vol) a démontré l’allonge permise par l’utilisation moderne de la troisième dimension qui est parfaitement en cohérence avec les conflits modernes qui sont fréquemment éloignés du territoire national et enclavés dans des espaces hostiles. L’opération Barkhane a aujourd’hui pris le relais de l’intervention initiale au Mali et s’étend désormais également à la Mauritanie, au Burkina Faso, au Tchad et au Niger. L’arme aérienne est la seule à couvrir une telle surface (5 millions de kilomètres carrés, soit plus que la surface de l’UE), à pouvoir y intervenir dans des délais contraints, sans logistique lourde et avec une efficacité indiscutable. Elle est un conditionnant de l’action terrestre et de la reconstruction de l’intégrité des États menacés dont le Mali. Si, au Sahel, l’arme aérienne a été mise en valeur dans les premiers temps d’une intervention (entrée en premier), ses moyens continuent à être fortement sollicités en vue de permettre à la force interarmées, composée au Sahel de 3 500 militaires, d’assurer sa mission.
Simultanément aux opérations au Sahel, l’arme aérienne française a été engagée, depuis 2014, sur le théâtre du Levant (Syrie-Irak). Cette opération a apporté de nouvelles contingences opérationnelles qui obligent à innover sur le plan doctrinal : assauts aériens répondant à des règles d’engagement différentes (Syrie, d’une part, Irak, d’autre part) tout en étant réalisés par les mêmes équipages ; diversité et entremêlement de combattants irréguliers et étatiques ; occupation du ciel par des aéronefs qui ne sont pas classés « amis » mais qui ne sont pas adversaires pour autant (coalitions internationale et syro-russe) ; appui air-sol de forces qui ne dépendent pas de l’Alliance atlantique ; forte dimension médiatique ; bombardement urbain, etc.
Une souplesse d’emploi au service d’une large gamme d’objectifs et d’effets opérationnels et politiques
Le fort écho médiatique des missions de bombardement contribue parfois à éclipser les contributions des moyens aériens aux autres phases des opérations extérieures. Ainsi, lors de l’opération Licorne menée en Côte d’Ivoire au cours des années 2000, les forces terrestres, qui en constituaient les principales contributrices, ont pu s’appuyer sur la réactivité que leur apportait l’aviation de transport. Ses appareils ont, par ailleurs, été utilisés au cours de nombreuses missions d’éva-cuation de ressortissants et d’acheminement de matériel humanitaire, dans le cas d’un affrontement interne, comme au Congo-Brazzaville en 1997, ou encore dans celui d’une catastrophe naturelle comme en Haïti en 2010.
Quel que soit son contexte d’emploi, l’arme aérienne permet d’appuyer un message politique. La supériorité aérienne dont ont généralement bénéficié les armées occidentales au cours de leurs récentes interven-tions leur ont, par exemple, permis d’édifier des zones d’exclusion aérienne dans le but de protéger certaines populations, comme ce fut le cas pour le Kurdistan irakien entre 1991 et 2003 et pour la Bosnie entre 1993 et 1995. Dans ce dernier cas, les évolutions du conflit ont démontré la gradation que permet l’utilisation de la puissance aérienne : face à la détermination des forces serbes, la coalition internationale décidait en 1995 d’autoriser le bombardement de leurs positions. La campagne aérienne mise en place par l’OTAN permettait dès lors de briser le siège de Sarajevo et d’imposer un cycle de négociations qui débouchaient sur les accords de Dayton et la fin du conflit. La diplomatie aérienne a été définie comme « l’emploi des moyens aériens en soutien d’une politique étrangère »[19]. De même que l’opération en Bosnie, l’intervention au Kosovo en 1999, sous l’égide de l’OTAN, en est une illustration. Les frappes aériennes avaient pour objectif de faire pression sur le Président serbe Slobodan Milosevic et de lui faire accepter les conditions d’un cessez-le -feu. Bien que l’ampleur des bombardements nécessaires ait été bien plus importante que celle de la campagne envisagée à son déclenchement, un accord est trouvé après plus de (ou seulement) 70 jours d’intenses missions aériennes.
Menées généralement en coalition, les opérations aériennes se caractérisent par une grande disparité des niveaux de contribution de la France. Alors qu’au cours de la guerre du Golfe, comme lors des interventions en ex-Yougoslavie, les États-Unis fournissaient la grande majorité des forces aériennes, l’opération contre les forces libyennes de Mouammar Kadhafi constitue un exemple plus équilibré d’intervention multilatérale, même si les États-Unis ont permis, grâce au renseignement et au ravitaillement en vol, que celle-ci se déroule dans les meilleures conditions. Les investissements consacrés aux forces aériennes françaises depuis 1991 leur ont permis de réaliser un véritable saut qualitatif en à peine deux décennies. Avec 25 % des sorties de la coalition, 35 % des missions offensives et 20 % des frappes, l’armée de l’air, la marine nationale mais aussi l’armée de terre ont ainsi contribué à l’affirmation du rôle politique de premier plan joué par la France au sein de cette opération. La souplesse d’emploi de l’arme aérienne en fait un outil de premier plan dans la gestion des nombreuses crises observées depuis le début des années 1990, qu’il s’agisse de répondre à une catastrophe humanitaire, de prévenir un conflit par la menace de la force ou encore d’utiliser des moyens coercitifs pour s’interposer. Selon Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, « la priorité doctrinale donnée à la projection et à la prévention des conflits consacre le rôle de l’armée de l’air, de ses capacités d’allonge stratégique, de ses moyens de reconnaissance, de frappe dans la profondeur et de transport lointain »[20]. Perçue par les décideurs politiques comme un moyen de limiter l’empreinte au sol, voire de manière quelque peu illusoire de permettre « la gratification sans l’engagement »[21], elle s’est ainsi affirmée comme l’arme par excellence des guerres limitées comme des guerres à haute intensité.
References
Par : Ivan SAND
Source : Chaire Défense & Aérospatial