Avec cet article, les auteurs nous proposent leur lecture de la politique militaire du Kremlin, en s’appuyant sur une analyse et des interprétations fortes. Leur décryptage singulier du conflit syrien offre ainsi l’opportunité d’un regard large et plutôt inédit de la nouvelle posture militaire russe sur la scène internationale.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Sophie Clamadieu, Dr. Eric Michael Lambert, « La Russie en guerre : Les coopérations russo-syriennes contre l’État islamique », RDN.
Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de la RDN :
L’intervention de la Russie contre l’EI a marqué une rupture dans la politique militaire du Kremlin. À l’instar de l’URSS, les interventions de la Russie, en raison des coupures budgétaires et de la vétusté du matériel, s’étaient limitées jusque-là au théâtre régional. Et ce notamment lors des implications dans les conflits en ex-Yougoslavie, en Moldavie avec la Transnistrie, ou lors de la Guerre de Géorgie en 2008, puis de manière indirecte en Ukraine en 2014 par un processus de Guerre hybride. L’intervention russe contre l’EI atteste d’une ambition plus internationale car le conflit couvre à lui seul la Syrie et l’Irak, ainsi que des populations aux ambitions territoriales sur plusieurs pays, comme le Kurdistan. Dans cette optique, l’intervention s’est fixée pour ambition de montrer la puissance de l’Armée russe à l’ensemble des pays du Moyen-Orient, puis aux Européens et aux Américains, tout en restant en « coopétition » avec la Turquie au Kurdistan et en soutenant le régime al-Assad.
Alors même que les Occidentaux devaient faire face à l’afflux de réfugiés qui arrivaient en masse en Union européenne (UE) et devaient relancer leurs économies atrophiées par la concurrente croissance de la Chine et des pays émergents, on pourrait s’interroger sur les sous-jacents qui ont motivé les opérations du Kremlin et le cadre juridique qui a encadré cette intervention pour le moins controversée aux yeux de la communauté euro-atlantique et des Eurasiens.
Le recours à la force en droit international : un argument majeur
Peu après les premières frappes militaires russes contre l’EI, le roi Abdallah II de Jordanie estimait que le conflit armé au Levant était devenu une « sorte de troisième guerre mondiale »[1]. Une déclaration qui rappelle la peur soulevée par la société internationale et par l’opinion publique occidentale de voir la crise syrienne se transformer en conflit mondial lorsqu’à la fin de l’été 2013, les Etats-Unis et la France projetaient d’intervenir contre le régime al-Assad, alors accusé d’utiliser des armes chimiques à l’encontre de sa population. De son côté la Russie, fidèle à son attachement au gouvernement syrien, s’était fermement opposée à toute opération militaire, non sans souligner qu’un tel projet constituait « un défi aux dispositions clé de la Charte de l’ONU et à d’autres normes du droit international »[2] en ce qu’il violerait le principe fondamental de l’interdiction du recours à la force, prévu par l’article 2 de la Charte. Un argument juridique que le gouvernement russe n’a cessé de présenter depuis le début de la crise, cela même lorsque les Etats-Unis, à la suite de la demande des autorités irakiennes, décidèrent de former une coalition aux fins de mener des opérations aériennes à l’encontre de l’EI sur le territoire syrien, conformément au droit de légitime défense collective visé à l’article 51 de la Charte.
Le recours à la force, jusque-là considéré comme un véritable droit de l’Etat, fut mis au banc des relations internationales dès 1945. Désormais, seules deux exceptions permettent aux Etats d’user de la force de manière licite : une autorisation du Conseil de sécurité (art. 42), et la légitime défense (art. 51) qui permet aux Etats victimes d’une agression armée, de recourir à la force, en l’absence de décision du Conseil, afin de se protéger des attaques ennemies. La raison d’être de ce droit se retrouve dans le fait qu’une agression armée est susceptible de constituer une menace pour l’existence même d’un Etat car elle porte atteinte à ses éléments constitutifs, à savoir son territoire, son gouvernement et sa population. L’article 51 permet alors à la fois de prendre des mesures rapides dans l’attente de l’intervention des Nations Unies, mais constitue aussi une alternative précieuse en cas de blocage du Conseil de sécurité. Les frappes occidentales au Levant à partir de septembre 2014 sont l’expression d’une telle situation puisque, en l’absence de consensus au sein du Conseil de sécurité et au vu de la menace considérable que constituait l’EI pour les éléments constitutifs de l’Irak, les autorités irakiennes avaient appelé la société internationale à constituer « une formation militaire […] pour empêcher les terroristes de se doter de bases à partir desquelles ils lanceraient des opérations et de sanctuaires où se réfugier »[3] au titre de l’article 51.
Lancées le 30 septembre 2015, les actions militaires russes sur le territoire syrien s’inscrivaient dans un cadre foncièrement différent puisqu’elles faisaient suite à une demande formelle de Bachar al-Assad « de recevoir une assistance militaire dans la lutte qu’il mène contre l’État islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et d’autres groupes terroristes opérant en Syrie »[4]. Un argument de nombreuses fois mis en avant par les autorités russes pour ne pas décrédibiliser leur position vis-à-vis de l’indépendance du gouvernement de Bachar al-Assad. En effet, lorsqu’elle fait suite à la demande et au consentement des autorités représentatives de l’Etat, l’assistance militaire, alors entendue comme la fourniture de matériel, de services ou de facilités militaires, est acceptée en droit international. Elle est notamment sollicitée lorsqu’un Etat, en lutte contre des forces insurgées, ne parvient pas à faire appliquer ses mesures de police sur son propre territoire – les forces gouvernementales de Bachar al-Assad peinaient à faire cesser les attaques de l’EI qui contrôlaient une large partie du territoire syrien. Mais pour qu’elle soit licite, l’assistance militaire doit avoir été demandée par les autorités représentatives et légitimes de l’Etat, un critère n’ayant pas été sans soulever la controverse dans le cas de la Syrie.
La question de la légitimité du gouvernement
Qu’est-ce qu’un gouvernement légitime ? La définition de la notion de légitimité soulève des débats tant au sein de la doctrine qu’au sein de la société internationale. Dans un sens commun, le gouvernement légitime est « constitué conformément aux lois constitutionnelles »[5]. Pour Jean Salmon, il renvoie « souvent [à] celui qui a été chassé du pouvoir par des moyens contraires au droit international » ou bien lorsqu’il est qualifié comme tel « essentiellement par référence au droit interne de l’Etat considéré »[6]. Ainsi, si l’on s’en tient simplement à la définition, la notion de légitimité peut prendre des sens différents, voire contraires dans certaines situations. A la fin de la Guerre froide, l’émergence du concept de « bonne gouvernance » sur la scène internationale a fait apparaître des critères qualitatifs que le gouvernement d’un Etat doit nécessairement remplir pour légitimement demander une assistance militaire sur son territoire. Désormais, la question ne se pose plus essentiellement de savoir si le gouvernement contrôle une partie du territoire de l’Etat – un critère jusque-là considéré comme nécessaire pour juger de sa légitimité – mais s’il est un représentant démocratiquement nommé de l’Etat pour lequel il entend s’exprimer. Un critère discutable à l’heure où la plupart des conflits internes évoluent dans des Etats qui ne sont pas ou peu démocratiques, alors que l’aspect démocratique ou non du gouvernement relève d’une appréciation subjective des Etats de la société internationale. De plus, certains auteurs ont soutenu que le critère aboutissait à créer des situations complexes dans lesquelles par exemple un gouvernement en exil ne contrôlant plus aucun territoire pourrait demander une assistance militaire de la même manière qu’un groupe rebelle luttant contre un gouvernement non-démocratique au pouvoir[7].
Si la question de la légitimité de Bachar al-Assad semble déjà tranchée pour les puissances occidentales, il n’en est pas de même pour la Russie qui, malgré les crimes de guerre attribués aux forces gouvernementales depuis le début de la crise, continue à le considérer comme le seul interlocuteur légitime de l’Etat.
La cible des frappes russes
D’aucuns considèrent qu’il est interdit d’assister militairement le gouvernement d’un Etat en proie à une guerre civile, cela notamment pour ne pas « interférer avec le droit des peuples à déterminer leur propre avenir »[8]. En effet, dans de tels cas, il serait impossible de déterminer le gouvernement « légitime », de même que les opposants au régime pourraient constituer la véritable expression du peuple. L’assistance militaire ne serait alors acceptable que dans les situations où un groupe armé illicite évoluerait sur le territoire, comme l’EI, considéré comme un groupe terroriste par l’ensemble de la société internationale. Or les lourdes pertes civiles à la suite des bombardements russes, notamment recensés par des organismes tels qu’Amnesty international ou l’Observatoire syrien des droits de l’homme, ont amené les occidentaux et l’opposition syrienne à accuser les autorités russes de viser également les rebelles. Une hypothèse qui pourrait s’inscrire dans une stratégie géopolitique précise de la Russie.
La majorité des personnes qui ont subi les conséquences des bombardements des Su-24 et Su-25 russes ne sont autres que les populations, et malgré la forte insistance des médias russes sur le caractère chirurgical des frappes, il apparait pertinent de mentionner la constante augmentation du nombre d’habitants qui ont fui leurs foyers pour rejoindre les frontières de la Turquie et de l’UE.
De plus, l’utilisation abondante de matériel soviétique, comme les Su-24 qui remontent aux années 1980, mérite une attention dans la mesure où ils ne disposent que d’une faible précision si on compare au nouveau matériel tel que les T-50 de 5ème génération. Dès lors, on peut se demander l’intérêt pour la Russie d’agir de la sorte : manque de moyens du Kremlin qui peine à moderniser son armée ou souhait de mener des frappes moins précises et ayant des répercussions sur les populations ? Le choix de cibler les habitants pourrait s’expliquer par le souhait de créer des flux de migrants en direction de la Turquie et de l’UE, de manière à exercer des pressions économiques et ainsi affaiblir l’Allemagne ou les pays Scandinaves, leaders dans la relance de l’économie européenne.
En affaiblissant l’Europe avec des bombardements sur des populations civiles, la Russie pouvait ainsi instrumentaliser les habitants et les transformer en “nouvelle arme de guerre”. Dès lors, l’engagement du Kremlin en Syrie semblait prendre un caractère autrement plus international et comporter deux niveaux avec d’une part la protection des gouvernements alliés au Moyen-Orient et l’envoi d’un signal fort au reste du monde, d’autre part l’affaiblissement de l’UE et l’Otan, qui restent au cœur des attentions de la Russie[9].
Le conflit comme occasion pour la Russie de se renseigner sur l’Otan
Moscou s’est décidée à intervenir avec l’approbation de son allié, mais la coopération a semblé prendre toutes ses limites dès qu’il a été question d’implication sur le terrain. Les troupes syriennes disposent de faibles moyens, mais on peut noter l’abondance de matériel russe/soviétique (T-80, T72M et T62, BMP-1, 2 et 3, AK-47 et AK-74). Le 30 mai 2013, le gouvernement syrien a reçu une livraison de systèmes anti-aériens russes S-300.
On peut ainsi tirer deux conclusions essentielles. La première est que, le régime syrien étant un acheteur de longue date d’équipements soviétiques puis russes, Moscou souhaite défendre le régime pour continuer à disposer de son client dans une région où les achats de produits européens, américains mais aussi israéliens et chinois se multiplient. On n’est donc pas dans une perspective humanitaire mais une approche pragmatique du Kremlin qui souhaite à la fois écouler ses produits soviétiques qui vieillissent dans ses entrepôts, mais aussi livrer de nouvelles armes dans les années à venir.
Deuxièmement, la Russie bénéficie d’un avantage considérable depuis son intervention sur le terrain en termes d’interopérabilité, les équipements étant identiques. Il est ainsi plus facile de coopérer avec les troupes syriennes que les Américains ou Français, qui disposent de produits aux normes de l’Otan. Le Kremlin peut dès lors intervenir à la fois sur le terrain sans aucune entrave, voire former les troupes de Bachar al-Assad, et entrainer les soldats russes en situation réelle sans devoir utiliser son propre matériel, et ainsi optimiser les coûts d’une intervention dans cette partie du Moyen-Orient. L’entrainement des troupes russes sur le sol syrien permet de les préparer à un nouveau conflit dans une autre partie du monde et ce notamment dans le Caucase Sud ou en Ukraine.
Ajoutons que la présence russe sur le terrain permet également d’analyser en temps réel les réactions et les modes d’action des membres de l’Otan impliqués en Syrie. La Russie ne sait pas comment les Alliés interagissent dans un cadre autre que théorique. Moscou peut ainsi regarder le temps de réaction des troupes de l’Otan, et mesurer leurs limites en termes d’échanges d’informations et de commandement.
Plusieurs appareils aux caractéristiques diverses sont engagés sur le terrain : les F-16 américains, les Euro fighter allemands et britanniques, et les Rafale français. Or ces trois types d’avions seraient ceux qui seraient utilisés en cas de conflit sur le territoire de l’UE ou en cas d’attaque d’un pays contre un membre de l’Otan.
Moscou peut alors évaluer leurs caractéristiques et voir les limites d’une intervention avec l’utilisation simultanée de ces appareils aux caractéristiques différentes.
La Russie tire un avantage certain de la situation puisqu’elle peut se renseigner sur les Alliés, et ne risque pas de délivrer d’information car les appareils qu’elle utilise remontent à l’époque soviétique. L’Otan dispose déjà de l’ensemble des informations techniques sur ces derniers du fait de l’intégration de pays anciennement soviétiques comme la Pologne ou la Roumanie. Cela explique également pourquoi le Kremlin ne souhaite pas envoyer d’avions comme le T-50 ou des chars de type T-14, qui composeront l’essentiel des équipements de l’Armée russe d’ici 2025-2035. Moscou ne peut alors tester ces nouveaux équipements en situation réelle, mais gagne à en savoir plus sur l’Otan, y compris sur les trois puissances nucléaires occidentales.
References