Avec cet article, l’auteur décrit la politique de surveillance, appuyée sur les nouvelles technologies de l’information et la communication et sur l’intelligence artificielle, mise en place par l’Etat chinois. L’analyse souligne les enjeux de cette politique et les modalités de sa mise en œuvre au sein des populations chinoises.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Le contrôle social en Chine : 1,42 milliard de suspects sous surveillance. » par Patrice Lefort-Lavauzelle.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’Union-IHEDN.
Le contrôle social en Chine : 1,42 milliard de suspects sous surveillance
« Le sentiment de sécurité est le meilleur cadeau qu’un pays puisse offrir à son peuple »
- Xi Jinping, président de la République populaire de Chine
« Si nous utilisons correctement l’intelligence artificielle, nous serons capable de savoir à l’avance qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mauvais »
- Li Meng, vice-ministre des sciences et de la technologie
Beijing dans quelques années. En retard pour un rendez-vous professionnel, vous grillez un feu rouge. Immédiatement, vous recevez une notification sur votre smartphone : votre crédit social vient de baisser ! Depuis que le gouvernement chinois utilise le big data pour mesurer la « fiabilité » de ses citoyens – une mesure annoncée en 2014 – la vie de ses 1,42 milliard d’habitants est réglée sur l’évolution de leur score individuel. Cette note, échelonnée entre 350 et 950 points, varie en fonction des actions en ligne et dans la vie réelle : s’occuper de ses parents âgés, élever ses enfants et rembourser ses crédits font gagner des points, tandis que critiquer le gouvernement sur Internet, acheter des jeux vidéo ou avoir de « mauvaises fréquentations » sur les réseaux sociaux en font perdre…
Une bonne note permet de voyager en première classe, d’obtenir un prêt à un taux avantageux, d’avoir une promotion ou même d’être mieux classé sur les sites de rencontres (!). A contrario, une mauvaise note peut interdire d’accéder à certains métiers ou d’inscrire ses enfants dans une école privée. Il devient également plus difficile de progresser dans la hiérarchie de son entreprise, de prendre le train, voire de quitter le pays. Ce tableau n’a rien d’une scène de science-fiction. Le dispositif est déjà testé à Hangzhou, dans un projet pilote impliquant huit entreprises privées, dont Sesame Credit, un système d’évaluation du crédit social individuel développé par Ant Financial Services Group, filiale du groupe Alibaba, en association avec le gouvernement chinois. Avec un certain succès : le site de rencontre Baihe encourage par exemple ses utilisateurs à fournir leur score Sesame Credit pour avoir un profil plus attractif. Le dispositif rappelle les systèmes de notation d’Uber, de TripAdvisor, d’Airbnb ou encore la série Black Mirror où, dans un épisode, les individus notent leurs pairs à chaque interaction sociale. Mais contrairement à ces exemples, le système de crédit social mis en place en Chine sera unilatéral : seul le gouvernement pourra donner une note aux habitants grâce au Big Data.
« L’œil céleste » vous regarde
Ce projet est une nouvelle étape vers un mode de gouvernement, basé sur un dispositif de surveillance et des incitations et contraintes destinées à orienter en temps réel le comportement des individus. Ce système rappelle le Dang’an, le dossier individuel tenu par l’unité de travail pendant la période maoïste. Mais il en diffère fondamentalement par sa vocation à être montré, tant à l’individu ou à l’entreprise, qu’à ses amis et contacts professionnels.
Le système de crédit social, pour effrayant qu’il soit, semble voué à demeurer une spécificité chinoise, où la quasi-totalité des citoyens ayant accès à Internet sont sur WeChat (le FaceBook chinois) et où les 176 millions de caméras de surveillance sont omniprésentes. Outils de ce contrôle politique, elles sont capables d’identifier un individu de manière chirurgicale grâce à la reconnaissance faciale et à l’intelligence artificielle. Le parti communiste chinois (PCC) veut ainsi pouvoir identifier ses citoyens en moins de trois secondes grâce à ses caméras, l’objectif étant déjà atteint dans certaines villes. Cette surveillance fonctionne grâce à une base de données gigantesque contenant le maximum d’informations personnelles dénommée « l’Œil céleste ». Ce dispositif est complété par un autre outil de contrôle et de censure d’État : le « Great Fire Wall » un immense pare-feu national qui a réussi à sanctuariser l’Internet chinois, faisant de lui un véritable réseau Intranet à l’intérieur duquel les sites « menaçants » sont interdits ou inaccessibles, tels Google et Facebook. Les autorités chinoises ont également restreint l’accès aux réseaux sociaux. Désormais, pour utiliser WeChat il faut prouver son identité, signant ainsi la fin de l’anonymat sur l’Internet chinois. Ainsi, un enfant né en 2020 sera sous surveillance numérique durant toute sa vie, si bien entendu le PCC survit au XXIème siècle… Pire que cela, le cours de son existence sera déterminé par la puissance publique chinoise. Nous sommes donc dans la pénétration totale de l’État dans la vie privée d’une personne physique de sa naissance jusqu’à sa mort.
Ce système va également exacerber un individualisme déjà très fort au sein de la société chinoise depuis l’adoption de l’économie de marché dans les années 1980. Cette mesure risque de désagréger le peu qu’il reste de solidarité dans un monde où il faudra sans cesse avoir une meilleure note que son voisin, voire dénoncer ce dernier pour que sa note baisse et faire monter la sienne. Les citoyens se surveilleront entre eux, créant ainsi une autocensure, un contrôle social permanent. Sur le plan idéologique, nous sommes bien loin de l’idéal égalitariste du PCC. Il n’y aura plus d’État-providence pour les déficients de ce système de notation, exclus et désignés comme des pestiférés.
Si la surveillance de masse est consubstantielle d’un régime communiste obnubilé par la stabilité sociale et, partant de là, son maintien au pouvoir, elle prend une tout autre dimension à l’heure du grand virage numérique de la Chine. Non seulement l’usage de la reconnaissance faciale se développe de toutes les manières possibles, mais le Big Data est une aubaine pour les autorités. Partout dans le pays se construisent d’immenses bases de données, à l’initiative de groupes privés ou d’organismes publics. Autant d’informations disparates sur les individus que Pékin rêve, un jour, de pouvoir croiser.
De rares critiques publiques d’une surveillance massive
La Chine est confucéenne et méritocratique. Très tôt dans son histoire, ce sont les concours qui déterminaient déjà la légitimité des élites gouvernantes du pays, les mandarins. L’ultime ruse du PCC est d’habiller d’un caractère « méritocratique » ce système de notation pour pousser bon nombre de Chinois à l’accepter. En d’autres termes, certains Chinois voient dans ce système une sorte de grand concours qui durera toute une vie, un concours dans lequel l’examen est à tout instant fixé. Si votre note est défaillante cela tient de votre mérite, vous n’avez pas donc pas d’excuse…
Dans une Chine communiste où le droit à la vie privée et la protection des données personnelles ont longtemps été absentes, et où l’expression Yinsi (« vie privée » en chinois) évoque plus le secret et la clandestinité qu’un espace individuel, rares sont les critiques à s’exprimer publiquement sur ce système de surveillance massive. Le fait que celui-ci soit encore à l’état d’expérimentations n’y est pas étranger. Mais beaucoup sont également sensibles à l’idée qu’il va rendre les services publics moins défaillants, idée largement soulignée par les médias officiels. Face à la violente répression des opposants politiques, les Chinois ont choisi d’être pragmatiques et de ne plus s’opposer au PCC. Depuis l’ouverture et la libéralisation progressive du pays en 1980, la Chine est sortie d’un XXème siècle tragique. Les réformes de Deng Xiaoping ont donné à la Chine ses Trente Glorieuses qui ont profité à une grande majorité des Chinois en voyant leur niveau de vie augmenter.
Mais cette période prospère fut entachée du massacre de Tiananmen en 1989. Depuis ce choc, les Chinois ne se sont jamais plus opposés massivement au PCC. Tant que l’économie se portera bien, il n’y aura donc pas de remise en cause du « socialisme à la chinoise ».
Si l’idée que « les gens qui n’ont rien à se reprocher n’ont rien à craindre » est largement partagée, le but ultime de ce dispositif de contrôle social est bien politique. Traumatisé par la chute du Mur, les révolutions orange, le Printemps arabe, et obnubilé par sa propre survie, le PCC est dans une véritable fuite en avant en faisant le pari que le contrôle de sa population est plus utile que les réformes.
Le Xinjiang, laboratoire du contrôle social
Les dirigeants chinois se sont efforcés depuis deux millénaires de prendre le contrôle du Xinjiang, territoire de 23 millions d’habitants, dispersés sur une surface plus de deux fois plus grande que la France. Pour Pékin, c’est aujourd’hui une composante majeure du projet des « nouvelles routes de la soie » du président Xi Jinping, qui vise à construire des infrastructures tout le long des anciennes routes commerciales vers l’Europe tout en façonnant une « mondialisation à la chinoise ».
Le gouvernement chinois est sur le qui-vive depuis une série d’attentats terroristes meurtriers en 2014, que les autorités ont imputée à des extrémistes du Xinjiang, inspirés par des messages islamistes venus de l’étranger. Les dirigeants mettent désormais à la disposition des forces de sécurité aux effectifs renforcés ce qui existe de mieux au monde en matière de technologie, afin d’instaurer un système de contrôle social qui touche essentiellement les Ouïgours.
En 2011, Chen Quanguo a pris la tête de la Région autonome tibétaine. En cinq années passées au Tibet, il a rétabli l’ordre grâce à la mise en place d’un réseau sophistiqué de surveillance et de contrôle. Récompensé par une nomination comme secrétaire du Parti Régional Ouïghour du Xinjiang en août 2016, il a rapidement déployé la même stratégie de sécurisation. Ce réseau dense de surveillance est au cœur de ce que les responsables du Parti appellent une « gestion sociale en grille » une pratique qui divise les communautés urbaines en zones géométriques afin que les services de sécurité puissent observer systématiquement toutes les activités. Le système repose sur l’analyse de données, reliant un réseau de caméras de vidéosurveillance à des bases de données de la police pour assurer une surveillance améliorée, voire automatisée. Tous les deux ou trois cents mètres, se trouvent dans les agglomérations des petites cabines signalées par une lampe clignotante accrochée à un poteau. Ces « postes de police multi-services » proposent notamment de l’eau et la possibilité de recharger son téléphone mobile. C’est également là qu’arrivent les images des caméras de surveillance environnantes. Les jeunes Ouïgours y sont régulièrement amenés pour une vérification de leur téléphone portable, ce qui conduit certains à avoir deux appareils, un personnel et un sans aucune donnée ou application sensible…
En complément, les Ouïgours en possession de passeports ont été convoqués récemment dans les commissariats de police locaux pour donner leurs empreintes digitales, des échantillons de sang, mais également lire un journal durant deux minutes pour permettre à la police d’enregistrer leur voix, ainsi que de tourner lentement la tête devant une caméra. A ce dispositif de surveillance s’ajoute la mise en place d’un vaste programme d’enfermement et de lavage de cerveau qui, en dehors de toute procédure légale, vise à remodeler les idées politiques des détenus et les inciter à renoncer à leur foi musulmane et à leur culture. Un million de personnes auraient été envoyées dans ces camps depuis 2017.
Entreprises et contrôle social
En Chine, les champions du numérique qui gèrent ces technologies sont communément appelés BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Mais à contrario de ce qui se passe en Occident avec les GAFA, ces entreprises sont contrôlées par l’État qui profite de ces technologies pour servir ses desseins. La grande rupture avec le monde occidental réside aussi dans le fait que l’État chinois assume entièrement cette surveillance politico-sociale de masse et que ce dernier ne tente même plus de masquer cette mesure. En somme, il n’y plus besoin de police secrète comme au temps de Mao, « l’Oeil céleste » suffit. Le Big Data permet donc de réaliser les fantasmes du PCC, celui d’un contrôle total de la population.
Finalement la Chine est, de la plus cynique des manières, à l’avant-garde des grandes transformations du monde à l’ère du numérique et de l’Intelligence artificielle. Si ce système se met en place et est considéré comme une réussite, la Chine sera même capable de vendre ses technologies aux pires régimes autoritaires…
Par : Patrice LEFORT-LAVAUZELLE
Source : Union-IHEDN/Revue Défense