Les tendances actuelles en matière de services militaires en Europe montrent une baisse du régime de conscription y compris pour les Etats ayant des menaces frontalières. Cet article évoque le probable remplacement du service militaire classique par une formule plus adaptée aux sociétés actuelles en mettant en opposition le conscrit au citoyen-soldat.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de cet article sont : Piraux Lucie « Le service militaire en Europe, entre déclin et renouveau » , Revue Défense Nationale (RDN), 19 Septembre 2019
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de Revue Défense Nationale.
Dans un article de L’Opinion du 14 septembre 2016, Jean-Dominique Merchet constatait « Le déclin mondial du service militaire obligatoire ».
Un déclin notamment très marqué en Europe où nombre de pays ont aboli leur service militaire depuis le début du XXIe siècle, comme l’Espagne en 2001, la Slovénie en 2004, l’Italie en 2006, la Pologne en 2008, la Suède en 2010 ou encore l’Allemagne en 2011. Pourtant, les pays européens sont de plus en plus nombreux à se questionner sur le rétablissement d’un service national obligatoire. La Lituanie a déjà sauté le pas en 2015 et a rapidement été suivie par la Suède en 2017. La France a, quant à elle, lancé en juin 2019 la phase pilote du Service national universel (SNU). La roue serait-elle aujourd’hui en train de tourner pour le service militaire en Europe ?
Tel pourrait être le sentiment des citoyens européens qui constatent la résurgence de la question d’un service national dans plusieurs pays d’Europe. Mais si cette question intéresse de plus en plus nos politiques, elle ne doit toutefois pas être mésinterprétée. Ceux qui pensent que le service militaire fait son grand retour en Europe pourraient bien faire fausse route. Plusieurs services obligatoires demeurent, naissent ou sont envisagés en Europe, mais ne répondent pas toujours à un besoin militaire et peuvent s’avérer bien différents du sacro-saint service militaire que ces pays ont connu au cours de leur histoire. Plusieurs cas de figure sont donc à distinguer.
La persistance du service militaire en Europe
Une première catégorie de pays européens ne peut aborder le service national que sous l’angle militaire. La conscription est pour eux une nécessité puisqu’elle leur permet de disposer de forces armées suffisantes à la défense de leur territoire. C’est le cas de l’Autriche, de Chypre, du Danemark, de l’Estonie, de la Finlande, de la Grèce, de la Norvège ainsi que de la Suisse. Grâce au service militaire obligatoire, l’armée estonienne peut ainsi profiter du concours d’autant de conscrits (engagés pour une durée de 8 à 11 mois) qu’elle dispose de militaires professionnels, soit 3 300 hommes. L’armée finlandaise de 280 000 hommes dispose, elle, d’une force d’appoint de 21 000 conscrits engagés pour une période d’au moins 6 mois.
Autre exemple, la Suisse – avec moins de 9 000 militaires de carrière – accueille plus de 20 000 conscrits par an pour une durée de formation de 18 à 21 semaines. Après leur formation, ils iront gonfler les rangs de l’armée suisse pour une durée de 10 à 30 ans. Grâce à eux, le nombre d’actifs au sein de l’armée suisse atteint près de 120 000 hommes.
Dans ce dernier pays – tout comme en Autriche – le service militaire est soutenu par une grande partie de la population (73 % de la population suisse et 59 % de la population autrichienne). Pourtant, dans la majorité des pays évoqués, le service militaire n’est pas une évidence. Comme le soulignait Jean-Dominique Merchet, si la conscription est toujours officiellement inscrite dans la Constitution au Danemark, seuls 4 000 Danois effectuent réellement leur service militaire chaque année, soit 10 % d’une classe d’âge.
Pour ce qui est de la Norvège, connue pour être le premier pays européen à avoir rendu le service militaire obligatoire pour les femmes, le nombre de conscrits réel reste limité. Sur 60 000 conscrits disponibles à l’année, l’armée norvégienne n’en réquisitionne que 10 000. Le service militaire grec constitue un autre exemple de la pesanteur de cette institution. S’il est justifié par l’existence de menaces territoriales dues aux tensions avec la Turquie et Chypre, il est de plus en plus mal perçu par la population. Chaque année, plusieurs dizaines de milliers de jeunes grecs tentent de s’y soustraire. Cela ne ralentit pour autant pas les dirigeants qui, en 2018, envisageaient un allongement de la conscription dans l’armée de terre de 9 à 12 mois, afin d’assurer leur défense face à la menace turque.
Parmi les pays européens qui possèdent aujourd’hui un service militaire, les cas de l’Ukraine, de la Lituanie et de la Suède sont remarquables. De la même façon que l’Estonie, la Finlande, la Moldavie et la Norvège expliquent en partie le maintien de leur service militaire par les tensions géographiques caractérisant leur environnement, les trois pays susmentionnés ont fait le choix de rétablir un service national obligatoire à caractère militaire par crainte de la résurgence d’une nouvelle guerre froide entre pays européens (en particulier les pays du Nord et de l’Est de l’Europe) et la Russie.
La Suède savait qu’elle manquait d’hommes : Peter Hultqvist, ancien ministre suédois de la Défense, soulignait ainsi en 2017 les difficultés que rencontrait l’armée à recruter ses militaires sur la base du volontariat. Alors que Stockholm espérait près de 4 000 enrôlements par an suite à l’abolition de la conscription en 2010, les chiffres furent bien décevants : 1 347 en 2015 ! C’est donc face à la montée des tensions avec la Russie en mer Baltique que la Suède a choisi de revenir sur sa décision de suspendre son service militaire à partir de 2017. Le cas de l’Ukraine est sans doute le plus éloquent : alors qu’il annonçait en 2013 la professionnalisation de l’armée ukrainienne, le président par intérim Olexandre Tourtchinov a finalement décidé de rétablir le service militaire en mai 2014, soit deux mois seulement après l’annexion de la Crimée par la Russie.
Les chiffres relatifs au service militaire lituanien autant que suédois pour- raient pour l’instant apparaître décevants. En Lituanie, 3 500 conscrits (sur près de 100 000 hommes en âge de servir) effectuent un service militaire d’une durée de 9 mois ; tandis qu’en Suède, pays qui dispose d’une population trois fois plus importante, seuls 4 000 jeunes de préférence volontaires ont été concernés par le service en 2018. Bien sûr, les espérances sont grandes : les dirigeants suédois souhaitent que la conscription concerne près de 8 000 jeunes d’ici 2023, des volontaires idéalement car l’obligation reste un thème largement discuté dans une grande partie des pays européens.
Le service militaire en Europe, ©Lucie Piraux (made with Khartis)
Si la conscription apparaît comme une institution primordiale et nécessaire à la défense de pays comme la Finlande ou l’Estonie, on ne peut toutefois que nuancer sa renaissance. La conscription demeure une institution largement atrophiée dans la majorité des pays européens. Le service militaire semble toujours être en déclin malgré son apparent retour en grâce en Lituanie et en Suède, et malgré les ambitions de certains autres pays comme la Serbie ou le Monténégro.
L’émergence d’un service civique obligatoire
Certains pays européens sont à la recherche d’un nouveau service national et obligatoire qui ne serait que peu comparable à un service militaire. En effet, ces pays souhaitent avant tout former leur jeunesse via un service civique généralisé. La France a été la première a tenter l’expérience, avec son nouveau Service national universel (SNU).
Après plus d’un an de réflexion sur les contours de ce service, près de 3 000 jeunes ont expérimenté ce projet à l’avenir encore flou, dont l’existence et la teneur restent largement méconnues. Le lundi 17 juin 2019 commençait la phase pilote du SNU, service national tel que souhaité par le président Macron. Dans un communiqué de presse publié le 17 janvier 2019, Gabriel Attal, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer et principal référent au projet du SNU, en a décrit les quatre objectifs principaux : accroître la cohésion et la résilience de la Nation en développant une culture de l’engagement ; garantir un brassage social et territorial de l’ensemble d’une classe d’âge ; renforcer l’orientation en amont et l’accompagnement des jeunes dans la construction de leurs parcours personnel et professionnel ; valoriser les territoires, leur dynamique et leur patrimoine culturel. L’objectif de ce service national n’est donc pas de former un soldat, mais de jeunes citoyens, et de les sensibiliser aux enjeux contemporains (environnement, défense, informatique, Europe…) ainsi que promouvoir leur engagement.
Notons que si la France est le premier pays à sauter le pas vers un service civique généralisé, elle n’est toutefois pas la seule à connaître cette tentation. L’ancien ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini s’est lui aussi prononcé en faveur d’un tel projet en Italie, de même que la chancelière allemande Angela Merkel. L’Allemagne a particulièrement été marquée par ce débat en 2018 alors que la secrétaire générale de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), Annegret Kramp-Karrenbauer, envisageait l’établissement d’un service national « pour la société et pour la patrie » destiné à renforcer la cohésion de la Nation, celle-ci comprenant des citoyens allemands, mais aussi éventuellement des réfugiés, demandeurs d’asile et des étudiants étrangers.
En Croatie, le retour du service militaire fait débat depuis 2016. Cette année, le ministre de la Défense croate, Damir Krsticevic, a affirmé se pencher sur la mise en place d’un service obligatoire d’une durée de trois à quatre semaines. Il a déclaré à la chaîne croate HRT qu’il souhaitait un service principalement tourné vers la résilience et la préparation à l’intervention en cas de catastrophes naturelles, par exemple. Cela impliquera l’enseignement de capacités militaires fondamentales, mais pas du métier de soldat.
Vers la naissance du service militaire 2.0 ?
Au regard des ambitions actuelles de plusieurs hommes politiques européens que nous avons déjà cités, et en particulier au regard du SNU qui vient de dépasser sa phase de projet, ne sommes-nous pas en train d’assister à un renouveau du service militaire, à la naissance du service militaire 2.0 ? Nombreux sont ceux qui déjà connaissent les termes de « guerre 2.0 » désignant l’émergence d’un nouveau type de guerre, marquée par l’asymétrie et l’essor du cyberespace. Plus rares sont ceux qui ont entendu parler de la théorie du citoyen-soldat 2.0 développée par Bernard Wicht et le lieutenant-colonel Alain Baeriswyl.
C’est à la lumière de cette pensée qu’il devient possible d’envisager la mutation du service militaire en Europe. Pour les deux auteurs, le citoyen-soldat 2.0 se construit par opposition au conscrit – citoyen-soldat de première génération – dont le rôle était de défendre sa patrie contre un ennemi extérieur. Le citoyen- soldat 2.0 fait, lui, face à une menace interne contre laquelle il doit lutter individuellement alors qu’il est partie intégrante d’un corps social. Le soldat 2.0 est ainsi un citoyen capable d’agir et de réagir individuellement aux situations auxquelles le confronte la société contemporaine : attentats, vols, harcèlements, piratages… ; il est un citoyen conscient des enjeux et défis contemporains : sécuritaires, environnementaux, politiques ou encore informatiques.
Le service militaire le plus adapté aux sociétés actuelles – celles disposant de forces armées suffisantes – ne serait donc plus une institution dédiée à la formation de soldats dont la mission est de défendre la Nation et ses frontières. L’institution, qui aujourd’hui pourrait gagner du terrain en Europe et répondre aux difficultés contemporaines, pourrait bien prendre la forme d’un service militaire 2.0 destiné à former les citoyens à intervenir dans la société. Si le service militaire est bien en déclin et que les pays européens n’ont pas tous besoin de forces armées citoyennes, le service militaire 2.0 pourrait quant à lui répondre à des difficultés rencontrées par l’ensemble des nations européennes. Il aurait aussi l’avantage d’impliquer les femmes autant que les hommes dans la sécurité de leur Nation ; la Norvège et (récemment) la Suède demeurent les seuls pays européens à avoir rendu obligatoire un service militaire mixte.
Bibliographie
- ATTAL Gabriel (Communiqué de presse), « Service national universel : mise en œuvre dans treize départements pilotes dès juin 2019 », 17 janvier 2019 (Lien FOB).
- DÉPARTEMENT FÉDÉRAL DE LA DÉFENSE, DE LA PROTECTION DE LA POPULATION ET DES SPORTS SUISSE, « L’armée en chiffres », (Lien Département Fédéral de la défense).
- HIVERT Anne-Françoise, « Le succès du service militaire en Suède », Le Monde, 11 octobre 2018. KNEZEVIC Gordana, « Fresh Talk In Balkans Of Reinstating Military Draft », Rferl, 9 février 2017, (Lien RadioFreeEurope).
- MERCHET Jean-Dominique, « Le déclin mondial du service militaire obligatoire », L’Opinion, 14 septembre 2016 (Lien l’Opinion).
- PASCALLON Pierre (dir.), Faut-il recréer un service national ?, Éditions L’Harmattan, 2018, 251 pages. PIERREPONT (DE) Emma, « Service militaire : où en est-on en Europe ? », Le Figaro, 17 juillet 2017 (Lien Figaro).
- VINCENT Romain, « Mal préparées, les forces armées grecques craignent la Turquie d’Erdogan », Forces Opérations Blog, 9 avril 2018 (Lien FOB).
- WICHT Bernard et BAERISWYL Alain, Citoyen-soldat 2.0 – Mode d’emploi, Éditions Astrée, 2017, 88 pages.
- « Service national : l’exemple finlandais », France TV info, 14 juin 2018 (Lien FranceInfo).
Par : Lucie Piraux
Source : Revue Défense Nationale