Avec cet article, les auteurs analysent lâapport des algorithmes de traitement des donnĂ©es en matiĂšre de renseignement et dâaction dans la lutte contre la criminalitĂ© et la dĂ©linquance. Les auteurs soulignent les progrĂšs permis par lâIntelligence-Led Policing (ILP), sans occulter les limites de lâILP, ni la plus-value clef de lâaction humaine.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : « Les Algorithmes et l’Intelligence-Led Policing », Daniel CĂąmara, Nicolas Valescant, Focus de la Revue de la Gendarmerie Nationale, juin 2018
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Depuis ces derniĂšres annĂ©es, une transformation a lieu au sein des diffĂ©rentes forces de lâordre dans le monde. De nouvelles mĂ©thodes permettent petit Ă petit de transposer le modĂšle de lutte contre la dĂ©linquance de la rĂ©action vers la pro-action et lâanticipation. LâIntelligence-Led Policing (ILP), police guidĂ©e par le renseignement, fournit des mĂ©thodes et des outils aux forces de lâordre pensĂ©s sur la base de lâanalyse de donnĂ©es rĂ©elles, qui leur permettent dâidentifier les prioritĂ©s et de construire leur action en mettant en place une allocation des ressources adaptĂ©e [1]. Toutefois, il convient de ne pas mettre au second plan lâintuition policiĂšre, caractĂ©ristique importante acquise au contact du terrain. Il faut lui adjoindre la possibilitĂ© de prendre des dĂ©cisions Ă©clairĂ©es par lâensemble du renseignement que nous fournit lâanalyse de donnĂ©es.
La nature anticipatrice de lâILP dĂ©coule de la synergie crĂ©Ă©e par le travail commun des Ă©chelons de commandement avec les analystes, les premiers incorporant les rĂ©sultats des Ă©tudes des seconds dans leur processus de dĂ©cision et de planification. LâimplĂ©mentation de mĂ©thodes dâILP a pour effet de refondre les protocoles et politiques « mĂ©tier ». Les systĂšmes pyramidaux de renseignement sont repensĂ©s et sây joignent des fonctions plus transverses et coopĂ©ratives qui ont pour rĂŽle de collecter lâinformation, de mettre en oeuvre des traitements spĂ©cifiques et enfin de transmettre rapidement et efficacement ce renseignement aux utilisateurs finaux. LâĂ©mergence de nouveaux modes dâaction Ă la fois terroristes et de criminalitĂ© conventionnelle, justifient la nĂ©cessaire transformation organisationnelle des forces de lâordre. Dans leur activitĂ© quotidienne, lors de contacts avec la population et les acteurs de la sociĂ©tĂ© civile, les gendarmes mĂšnent un travail de recueil du renseignement dont il convient dâexploiter la richesse. La pertinence du renseignement, que lâanalyse de donnĂ©es pourra fournir, est intimement liĂ©e Ă la qualitĂ© de la donnĂ©e remontĂ©e. Câest pour cette raison quâil faut fiabiliser la remontĂ©e dâinformation directe du terrain afin de pouvoir la normaliser et la traiter automatiquement. Lâanalyse du renseignement doit ĂȘtre intĂ©grĂ©e au processus de planification pour que soient prises en compte les spĂ©cificitĂ©s et les Ă©volutions de la criminalitĂ© et de la lutte contre le terrorisme. Les techniques de lâILP sont particuliĂšrement efficaces dans la lutte contre la criminalitĂ© organisĂ©e, mais elles sont Ă©galement transposables Ă lâensemble du spectre de la criminalitĂ©. Si cette Ă©volution du processus de prise de dĂ©cisions aura pour effet de transformer les forces de lâordre, elle se fera au service de lâefficacitĂ© dans le cadre de la prĂ©vention et de la rĂ©pression des actes criminels et dĂ©lictueux, raisons primaires de lâengagement de chaque gendarme et policier. Que signifie exactement le terme Intelligence de lâIntelligence-led policing ? La signification anglo-saxonne dâintelligence diffĂšre de son sens français, câest pourquoi sa transcription en français est Police guidĂ©e par le renseignement. Le concept de renseignement ne recoupe pas uniquement lâinformation et la collecte de donnĂ©es, mais il est la somme Ă la fois de ces donnĂ©es et de lâutilisation qui en est faite par lâanalyse. Si un accĂšs Ă la donnĂ©e est nĂ©cessaire, il nâest toutefois pas suffisant pour parler dâune vĂ©ritable production de renseignement. La donnĂ©e constitue le niveau le plus basique. En renseignement criminel, elle peut concerner les statistiques de criminalitĂ©, les bases de donnĂ©es dâauteurs, les rapports de police, etc.
Lâinformation nâest que de la donnĂ©e mise en contexte, ce qui accroĂźt sa pertinence. La connaissance est de lâinformation interprĂ©tĂ©e et comprise. Le renseignement est de la donnĂ©e soit une somme dâinformations et de connaissances Ă©valuĂ©es, analysĂ©es et prĂ©sentĂ©es sous une forme intelligible grĂące Ă laquelle une prise de dĂ©cision sera facilitĂ©e. Bien plus complĂšte quâune simple agrĂ©gation de donnĂ©es[2], la production de renseignement nĂ©cessite lâexpĂ©rience de terrain et le travail dâanalystes en renseignement.
Principe de fonctionnement
Les Ă©tudes de Ratcliffe[3] ont montrĂ©, par la crĂ©ation dâun modĂšle conceptuel simple, comment lâILP pouvait contribuer Ă la rĂ©solution dâune affaire criminelle. En appliquant le modĂšle des trois « I » (InterprĂ©ter, Influencer, Impacter), prĂ©sentĂ© en figure 1, les analystes interprĂštent de façon active lâenvironnement afin de mettre en Ă©vidence Ă la fois les acteurs en jeu dans lâaffaire et leurs liens. Dans lâidĂ©al, lâanalyste devrait analyser les points de faiblesse du processus criminel et ainsi les moyens de le perturber. La nature de la relation entre les diffĂ©rentes parties prenantes est indiquĂ©e par le sens des flĂšches. Lâanalyse doit influencer les dĂ©cideurs, qui par leurs prises de dĂ©cision et leurs actions vont avoir sur lâenvironnement criminel un impact. Ce dernier sera interprĂ©tĂ© par la suite et pris en compte dans lâanalyse de lâenvironnement. Le terme dĂ©cideur regroupe un spectre trĂšs large qui va du chef opĂ©rationnel, en charge des moyens Ă engager sur le terrain pour faire face au risque, jusquâau lĂ©gislateur. Cette approche nĂ©cessite une recherche proactive de nouvelles donnĂ©es et sources de la part des analystes, afin de pouvoir aider les enquĂȘteurs et dĂ©cideurs à comprendre lâenvironnement criminel tel quâil est sur le terrain. La plus-value de lâILP dans ce modĂšle se situe au sein de la flĂšche « Impact », qui peut se dĂ©cliner sur de nombreux niveaux, pas seulement opĂ©rationnels. Vouloir rĂ©duire la criminalitĂ© sur le long terme peut nĂ©cessiter des actions autres que purement policiĂšres. Par exemple, cela peut ĂȘtre une interaction avec un constructeur automobile pour rĂ©soudre une vulnĂ©rabilitĂ© sur ses vĂ©hicules. Dans ce cas spĂ©cifique, lâaction sera dâinformer et dâexpliquer le problĂšme au dĂ©cideur, en lâoccurrence le constructeur, qui pourra à la lumiĂšre des informations fournies rĂ©viser le mĂ©canisme en cause. Si les arguments sont assez percutants pour que le constructeur soit convaincu et agisse dans ce sens, cela contribuera Ă une rĂ©duction du nombre de faits.
Figure 1 – ModĂšle des trois  » I  » de Ratcliffe 5.
OĂč et quand ce concept a-t-il Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© ?
MĂȘme si certaines initiatives antĂ©rieures existaient, il est communĂ©ment admis que lâIntelligence-Led Policing tel quâelle est connue aujourdâhui a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©Â au dĂ©but des annĂ©es quatre-vingt-dix au Royaume-Uni. Elle a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e dans le but de diminuer le temps passĂ© par les forces de police Ă rĂ©pondre aux faits dĂ©lictueux et criminels, pour se concentrer sur le ciblage des auteurs afin de ne pas seulement rĂ©primer les faits mais de faire cesser leur commission. LâintĂ©gration de lâILP a Ă©tĂ© accĂ©lĂ©rĂ©e aprĂšs les attentats du 11 septembre 2001 car il est alors apparu plus clairement que le partage dâinformation, principalement entre les diffĂ©rents Ă©chelons et services de police, Ă©tait fondamental pour rĂ©pondre aux nouvelles menaces du XXIe siĂšcle.
Quelle est la relation entre Intelligence-Â Led Policing et les algorithmes ?
Il convient avant tout de dĂ©finir le concept dâalgorithme qui est un processus ou un enchaĂźnement de rĂšgles prĂ©dĂ©finies et ordonnĂ©es suivies pour rĂ©soudre un problĂšme spĂ©cifique. C’est particuliĂšrement le cas dans le domaine de l’informatique oĂč toute information doit ĂȘtre transformĂ©e en un certain nombre de rĂšgles comprĂ©hensibles par la machine qui les suivra pour effectuer son traitement. Tout processus composĂ©Â d’un ensemble prĂ©cis d’instructions visant Ă Â obtenir un rĂ©sultat, comme lâest une recette de cuisine, est par nature un algorithme. Le mot prĂ©cĂšde en effet de loin l’invention des ordinateurs, ses racines remontant aux travaux de mathĂ©maticiens du IXe siĂšcle. Le concept moderne d’algorithme, aujourd’hui appliquĂ© Ă l’informatique, date de 1928 quand David Hilbert prĂ©senta le problĂšme de la dĂ©cision. L’arrivĂ©e des premiers ordinateurs ne s’est produite que de nombreuses annĂ©es plus tard. LâIntelligence-Led policing se base sur lâanalyse des donnĂ©es, qui peuvent ĂȘtre massives. Ainsi, si les idĂ©es et concepts principaux de lâILP sont indĂ©pendants de lâutilisation de la puissance de calcul que fournit lâinformatique, en pratique il sâavĂšre que pour ĂȘtre utile le processus doit ĂȘtre automatisĂ©. Les infĂ©rences et analyses doivent ĂȘtre traduites au sein dâalgorithmes comprĂ©hensibles et exĂ©cutables par la machine. Les algorithmes peuvent identifier des relations ou itĂ©rations cachĂ©es au sein de la masse de donnĂ©es et fournir Ă lâanalyste humain une information utile et plus condensĂ©e que la donnĂ©e brute. Si lâinformatique excelle pour formater lâinformation, utiliser la donnĂ©e, Ă©laborer des graphes ou mĂȘme dĂ©celer une relation cachĂ©e au sein de milliers de rapports de police, elle nâest cependant pas efficace pour comprendre la donnĂ©e prĂ©sentĂ©e. Les analystes doivent ainsi focaliser leur attention sur la plus-value de lâaction humaine et laisser aux algorithmes la tĂąche de traiter des milliers de sources dâinformation quâils prĂ©sentent sous une forme ergonomique et comprĂ©hensible.
Le cercle du renseignement est-il compatible avec lâIntelligence-Led policing ?
Ces deux concepts sont parfaitement compatibles et cela constitue la base du travail dâanalyse. Le cercle du renseignement est un processus interactif et itĂ©ratif qui guide le rythme de la production de renseignement. Il est constituĂ© de 5 Ă©tapes : lâExpression des besoins, la Collecte, le Traitement, lâAnalyse et la Diffusion. Lâexpression des besoins est une Ă©tape clĂ©, qui aide les analystes Ă concentrer leurs efforts. La collecte demande une masse de travail importante et dĂ©licate car les analystes doivent Ă la fois collecter une somme suffisante de donnĂ©es pour couvrir tous les aspects du sujet traitĂ© sans surcharge par une collecte trop large et inefficace. Une difficultĂ© supplĂ©mentaire est lâaccĂšs aux donnĂ©es, parfois trĂšs ardu. La problĂ©matique de la collecte dâinformation est toutefois bien connue des forces de lâordre qui y dĂ©dient dâimportantes ressources. La transformation de lâinformation collectĂ©e en prise de dĂ©cision Ă©clairĂ©e dĂ©pend du processus dâanalyse. Elle a pour rĂ©sultat une estimation plus fiable des Ă©vĂ©nements passĂ©s ou futurs et de lâimpact possible de la dĂ©cision [4]. Le traitement consiste Ă prioriser et rĂ©fĂ©rencer lâinformation collectĂ©e. Lors du traitement, les analystes doivent Ă©liminer lâinformation inutile, redondante ou incorrecte et classer la donnĂ©e. Cette organisation permet de faciliter lâidentification de relations entre les diffĂ©rentes entitĂ©s.
Les cibles et orientations trĂšs diverses du renseignement nĂ©cessitent des productions tout aussi diverses, qui dĂ©pendent de ce que lâanalyste veut mettre en avant. Les analyses stratĂ©giques et opĂ©rationnelles sont les plus courantes ; elles diffĂšrent notamment par lâhorizon visĂ©.
Lâanalyse stratĂ©gique a pour objectif une efficacitĂ© Ă moyen ou long terme. Elle vient nourrir le processus de dĂ©cision de haut niveau, les dĂ©cideurs politiques et la planification pouvant par exemple prĂ©coniser un changement dâallocation des forces ou modifier la prise en compte de certains crimes. Son objectif, dâun point de vue plus statistique que tournĂ© vers des identitĂ©s prĂ©cises, est avant tout dâidentifier les menaces clĂ©s, les vulnĂ©rabilitĂ©s, les risques mais Ă©galement les opportunitĂ©s dâaction.
Lâanalyse opĂ©rationnelle vise un impact fort Ă court terme. Elle aide le management opĂ©rationnel des forces de lâordre dans leur action quotidienne et leurs enquĂȘtes. Elle peut cependant comporter des informations nominatives sur des suspects ou criminels connus. La mise en oeuvre de traitements informatiques visant Ă assister la production de ce type dâanalyses peut ainsi nĂ©cessiter une dĂ©claration CNIL. Quelle que soit la nature de la production de renseignement, elle doit ĂȘtre claire et prĂ©cise afin dâoptimiser sa plus-value dans le processus de dĂ©cision (cf. note 2).
Le processus de renseignement criminel est complexe, conduit Ă diffĂ©rents niveaux et ne se limite pas au cycle du renseignement. Câest un travail continu dâidentification et dâanalyse de menaces Ă©mergentes.
Comment les algorithmes peuvent-ils aider ce processus ?
Les algorithmes peuvent assister lâanalyste Ă chacune des Ă©tapes de lâIntelligence-Led policing. La figure 2 prĂ©sente un certain nombre de fonctionnalitĂ©s possibles grĂące Ă lâapplication de techniques dâintelligence artificielle ou de machine-learning au sein du cycle du renseignement. Les algorithmes peuvent aider les analystes Ă recentrer leur travail sur de nouvelles hypothĂšses mises en Ă©vidence par des Ă©lĂ©ments difficiles Ă dĂ©celer sans leur aide. Lâanalyse statistique des faits passĂ©s peut aider Ă Ă©valuer lâefficacitĂ© de certaines contre-mesures mises en Ćuvre. Ainsi lâexpĂ©rience condensĂ©e des faits et analyses passĂ©es optimise lâimpact des actions prĂ©sentes et futures.
Figure 2 – Comment l’intelligence artificielle peut aider dans le cercle du renseignement.
La prochaine gĂ©nĂ©ration dâapplications de renseignement devra apprendre automatiquement de ses erreurs et rĂ©ussites. Lâinformatique et les algorithmes sont dâimportants alliĂ©s dans la lutte contre la criminalitĂ©. Ils vont prendre une place de plus en plus importante dans le processus de prise de dĂ©cision des forces de lâordre, qui ne peuvent pas se permettre dâignorer les avancĂ©es technologiques, notamment en raison de lâexplosion de la donnĂ©e quâil convient dâanalyser pour apporter une rĂ©ponse pertinente. La criminalitĂ© Ă©voluant Ă©galement Ă un rythme soutenu, les criminels et leurs rĂ©seaux utilisant les nouvelles technologies en dĂ©tournant parfois leur usage principal Ă leur avantage, les forces de lâordre doivent avoir la capacitĂ© de dĂ©celer rapidement ces Ă©volutions et dâagir efficacement.
References