Avec cet article, lâauteure nous propose une analyse dâensemble de lâĂ©tat de lâEtat dans la rĂ©gion. Lâapproche Ă la fois fine, nuancĂ©e et documentĂ©e va Ă rebours de la doxa. Elle sâappuie sur lâidĂ©e maĂźtresse que lâEtat dysfonctionnel de naguĂšre se mue progressivement en Etat en phase avec sa sociĂ©tĂ©, dans la douleur de la crise liĂ©e Ă lâonde de choc des « Printemps arabes». Pour lâauteure, la responsabilitĂ© de lâOuest est dâaccompagner ce processus encore fragile, ce qui suppose un courageux aggiornamento intellectuel pour dĂ©passer la double crainte dâune perte de repĂšres diplomatiques et dâune importation de la violence.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont: DorothĂ©e Schmid « Les Etats au Moyen-Orient : crise et retour »,  Politique Ă©trangĂšre, vol. 83, n° 1, IFRI.Â
 Ce texte, ainsi que dâautres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de l’IFRI : www.ifri.org/fr
Les Etats au Moyen-Orient : crise et retour
Les rĂ©volutions arabes ont frappĂ© des Ătats dysfonctionnels qui se maintenaient basĂ©s sur lâusage rĂ©current de la violence. Mais elles ont aussi produit des rĂ©formes dans ceux qui ont tenu, et la redĂ©couverte des vertus des Ătats efficaces dans les pays ayant entrepris une transition dĂ©mocratique, sans parler des revendications dâĂtats des minoritĂ©s. Les Occidentaux sont mal prĂ©parĂ©s Ă cette revitalisation dâune demande dâĂtat qui passera par lâĂ©mer- gence des sociĂ©tĂ©s civiles et comporte encore bien des inconnues.
Lâanalyse de la faiblesse des Ătats en Afrique du Nord et au Moyen- Orient occupe en continu les politologues pratiquement depuis leur crĂ©ation, sur les ruines de lâempire ottoman et aprĂšs lâĂ©chec des colonisations europĂ©ennes. Le constat est gĂ©nĂ©ralement celui dâĂtats faibles, pourtant paradoxalement qualifiĂ©s de « forts[1]», et quâil faudrait en rĂ©alitĂ© plutĂŽt qualifier de « durs». Cette duretĂ© Ă©tant celle de rĂ©gimes Ă©tablis, en lâabsence dâalternance dĂ©mocratique, comme propriĂ©taires exclusifs et intransigeants dâinstitutions qui exercent le monopole de la force sur le territoire â soit la classique dĂ©finition wĂ©bĂ©rienne de lâĂtat.
Des rĂ©gimes durs pour des Ătats faibles, qui sâavĂšrent incapables dâexercer efficacement dâautres missions que la sĂ©curitĂ©, interprĂ©tĂ©e de façon toujours plus large. Les rĂ©voltes des printemps arabes, dirigĂ©es Ă partir de 2011 contre ces rĂ©gimes sont parfois parvenues Ă les dĂ©boulonner (Tunisie, Ăgypte), ou les ont a minima fragilisĂ©s (Irak) ou ailleurs inquiĂ©tĂ©s (monarchies dans leur ensemble : pays du Golfe, Jordanie, Maroc). Elles ont, du mĂȘme coup, rappelĂ© les imperfections chroniques de ces Ătats, et fait craindre leur effondrement. Dans plusieurs pays, les affrontements ont effectivement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en guerres civiles menaçant lâexistence mĂȘme des Ătats (Libye, Syrie, YĂ©men) ; les institutions de la Turquie, censĂ©ment trĂšs solides, subissent aussi directement lâonde de choc du chaos arabe ; lâIran, qui semblait dans cette conjoncture presque pouvoir prĂ©tendre au titre de seul Ătat stable du Moyen-Orient, a Ă©tĂ© rattrapĂ© par la contestation fin 2017.
Lâhorizon apocalyptique des nouveaux conflits â le discours reli- gieux Ă©tant fortement mis Ă contribution pour soutenir lâentreprise de destruction des institutions â dĂ©samorce trop souvent la raison. Pourtant, lâacharnement de certains acteurs contre les Ătats dans leur forme actuelle, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient â, vise dâabord Ă les retailler â ter- ritorialement, institutionnellement â, ou Ă les rĂ©former, voire en rĂ©clamer de nouveaux : lâĂtat connaĂźt dans la rĂ©gion une vie nouvelle, mĂȘme si elle est mouvementĂ©e.
Fin de cycle pour des Ătats imparfaits
La question de lâincurie des Ătats Ă©tait bien au cĆur des rĂ©volutions arabes : leurs dĂ©fauts originels les ont fragilisĂ©s au point de remettre en cause de façon radicale les rĂ©gimes, les institutions, parfois mĂȘme les frontiĂšres. Cet effondrement accĂ©lĂ©rĂ© apparaĂźt a posteriori comme la consĂ©quence logique de faiblesses originelles devenues structurelles en quelques dĂ©cennies.
Des dysfonctionnements largement documentés
Il est gĂ©nĂ©ralement admis que les Ătats dâAfrique du Nord et du Moyen- Orient, nĂ©s de lâordre colonial, cumulent les imperfections de cet ordre mĂȘme ; des imperfections figĂ©es et parfois dĂ©cuplĂ©es par les crises mĂȘme qui ont permis les indĂ©pendances[2]
Les deux faiblesses majeures gĂ©nĂ©rale- ment soulignĂ©es sont lâinadĂ©quation des frontiĂšres dâune part, et de lâautre le dĂ©calage entre la structure des sociĂ©tĂ©s et les institutions des Ătats. La plupart de leurs frontiĂšres seraient artificielles et ne consacreraient pas des territoires cohĂ©rents. On retrouve ici la trace des dĂ©coupages arbitraires effectuĂ©s au moment du dĂ©mantĂšlement de lâempire ottoman. Les frontiĂšres au Moyen-Orient sont effectivement contestĂ©es depuis longtemps lorsquâelles fragmentent des espaces homogĂšnes du point de vue humain. Les travaux des gĂ©ographes montrent dâailleurs quâen temps de paix elles sont trĂšs pragmatiquement remises en cause par des flux de circulations variĂ©s (hommes et marchandises), souvent illĂ©gaux, et qui se soucient peu de ces dĂ©limitations. En temps de crise cependant, la fermeture des frontiĂšres fait au contraire monter la pression sociale dans des espaces qui, sans ces coupures, seraient spontanĂ©ment partagĂ©s[3]
Les ordres politiques et institutionnels seraient en outre gĂ©nĂ©ralement ina- daptĂ©s aux caractĂ©ristiques de sociĂ©tĂ©s fondamentalement structurĂ©es par le tribalisme et dâautres solidaritĂ©s communautaires, ethniques ou religieuses. Ces sociĂ©tĂ©s initiales empĂȘchant, dans la plupart des contextes, la constitution dâune sociĂ©tĂ© civile Ă mĂȘme dâexprimer une demande politique collective- ment recevable. Le rĂ©sultat est que le fait minoritaire domine, en positif ou en nĂ©gatif, les dynamiques politiques de la rĂ©gion. Le destin des minoritĂ©s brimĂ©es (Kurdes, chiites en Irak jusquâĂ lâintervention amĂ©ricaine), mais aussi celui des minoritĂ©s qui se sont emparĂ©es des Ătats pour se protĂ©ger (la Syrie sous la domination alaouite des Assad, lâIrak de Saddam Hussein kidnappĂ© par les sunnites), jusquâau consociationnisme libanais, qui traduit dans les ins- titutions mĂȘme les arrangements entre communautĂ©s religieuses, rappellent que lâarĂšne politique est un champ de rivalitĂ©s oĂč le compromis est rare.
Une dynamique de détérioration structurelle
Le rĂŽle du contexte Ă©conomique dans les crises politiques rĂ©centes doit ĂȘtre rappelĂ©, car il met aussi en lumiĂšre lâincapacitĂ© des Ătats. LâĂ©vĂ©nement conventionnellement retenu comme le dĂ©clencheur des printemps arabes est la mort Ă Sidi Bouzid, en Tunisie, dâun jeune marchand ambulant de fruits et lĂ©gumes, Mohamed Bouazizi qui sâest immolĂ© le 17 dĂ©cembre 2010 pour protester contre la confiscation de sa charrette par la police. Cet Ă©pisode tragique illustre le potentiel explosif du dĂ©calage entre croissance Ă©conomique et dĂ©mographie dans la plupart des pays de la rĂ©gion, qui  ne peuvent offrir dâemplois Ă une population encore jeune et nombreuse. Emmanuel Todd et Youssef Courbage notaient dĂšs 2007 que les transitions dĂ©mographiques rapides et lâĂ©largissement de lâaccĂšs Ă lâĂ©ducation Ă©taient en train de bouleverser lâordre social des pays arabes[4].
La charge qui pĂšse ici sur les Ătats est dâautant plus forte que lâĂ©conomie de la rĂ©gion Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO) se rĂ©partit entre une majoritĂ© dâĂtats rentiers et une minoritĂ© dâĂtats aidĂ©s (souvent par les premiers). Les mĂ©canismes sociaux qui bloquent lâĂ©mergence de la citoyennetĂ© dans les Ătats purement rentiers â essentiellement les monarchies pĂ©troliĂšres du Golfe, lâĂgypte, la Libye et lâAlgĂ©rie â ont Ă©tĂ© souvent analysĂ©s : un Ătat qui prend en charge la redistribution de la richesse nationale sans rien attendre en retour neutralise la notion mĂȘme de contrat social, et empĂȘche lâĂ©mergence de toute demande politique[5]
Dâautres maux structurellement associĂ©s aux systĂšmes rentiers perturbent les sociĂ©tĂ©s concernĂ©es : confiscation des revenus nationaux par des Ă©lites prĂ©datrices, redistribution arbitraire, et corruption. Les rĂ©voltes arabes se sont prĂ©cisĂ©- ment dĂ©clarĂ©es dans des Ătats aux prises avec des difficultĂ©s Ă©conomiques, oĂč les traditionnelles injustices Ă©taient aggravĂ©es par des programmes de libĂ©ralisation inefficaces et imposĂ©s de lâextĂ©rieur[6](Tunisie, Ăgypte).
Dans ces contextes inĂ©galitaires et segmentĂ©s, lâusage de la violence devient inĂ©vitable pour maintenir lâĂ©difice de lâĂtat, et les rĂ©gimes qui les habitent ont tous pratiquĂ© des formes de rĂ©pression plus ou moins brutales et sophistiquĂ©es pour empĂȘcher lâĂ©mergence dâune opposition. Violence interne rĂ©pressive, mais aussi usage des guerres comme instrument de cohĂ©sion nationale (guerre Iran/Irak) : le Moyen-Orient reste lâune des rĂ©gions du monde les plus conflictuelles depuis les indĂ©pendances. La science politique traditionnelle considĂšre que lâusage des guerres est instrumental dans la construction des Ătats. On constate dĂ©sormais que la brutalitĂ© institutionnelle pratiquĂ©e sur la longue durĂ©e a pu inspirer une autre brutalitĂ©, de type rĂ©volutionnaire, dĂ©bouchant in fine parfois sur des guerres civiles non dĂ©sirĂ©es (Syrie, YĂ©men). Le potentiel purement des- tructeur dâune violence non rĂ©glĂ©e et non dirigĂ©e se rĂ©vĂšle alors crĂ»ment comme un Ă©lĂ©ment dissolvant des Ătats, et le chaos s’installe.[7]
Lâhabitude de lâĂtat dĂ©gradĂ©
Il faut cependant admettre que les Ătats, mĂȘme trĂšs affaiblis, peuvent se main- tenir longtemps dans la rĂ©gion sous une forme dĂ©gradĂ©e, une fois rĂ©duites Ă presque rien les exigences de citoyens habituĂ©s Ă attendre trĂšs peu. Aucun Ătat nâĂ©tait rĂ©ellement performant du point de vue des missions de service public telle la taxation, encore moins pour lâaccomplissement de tĂąches plus sociales (Ă©ducation, sĂ©curitĂ© sociale) avant la rupture de 2011, mais aucun ne pouvait rĂ©ellement ĂȘtre classĂ© comme un failed state avant lâinstallation de guerres civiles longues, accĂ©lĂ©rant la dĂ©sagrĂ©gation. Les Ătats peuvent perdurer en rendant des services indispensables et variables selon les pĂ©riodes, du moment quâune clientĂšle suffisante les anime et en tire un profit particulier. Cela peut donner des Ătats « Ă la carte », telle la FĂ©dĂ©ration irakienne, oĂč le systĂšme institutionnel semble ĂȘtre un canal minimal dâinteraction entre des communautĂ©s toujours au bord de lâaffrontement (et oĂč mĂȘme les forces de sĂ©curitĂ© ne sont pas unifiĂ©es), mais qui ne veulent ou ne peuvent nĂ©anmoins se sĂ©parer ; ou un Ătat minimal comme la RĂ©publique libanaise, incapable dâassurer des services publics de base comme lâa brillamment illustrĂ© la crise rĂ©currente du ramassage des ordures Ă Beyrouth, mais dont la grille de clientĂ©lismes complexes permet pourtant une Ă©tonnante rĂ©silience face Ă lâĂ©preuve de lâaccueil des rĂ©fugiĂ©s syriens depuis 2011. Autant de cas dâĂ©cole dĂ©montrant par lâabsurde une capacitĂ© Ă conserver lâĂtat sur le long terme, mĂȘme en mauvaise santĂ©.
Persistance et dĂ©sir dâĂtat au Moyen-Orient
Dans les pays touchĂ©s par les printemps arabes, la base toujours plus Ă©troite du soutien aux rĂ©gimes nâa cependant pas rĂ©sistĂ© Ă la pression du reste des sociĂ©tĂ©s, et le procĂšs des Ătats dysfonctionnels sâest enfin publiquement ouvert. Les rĂ©voltes ont offert une opportunitĂ© de changement, inspirant, aprĂšs la tentation de la tabula rasa, un formidable Ă©lan de rĂ©forme pour amĂ©liorer lâexistant plutĂŽt que le dĂ©truire. Preuve ultime de la popularitĂ© de lâĂtat, une demande dâĂtats neufs se manifeste aujourdâhui, parallĂšlement Ă lâentreprise de dĂ©boulonnage des anciens systĂšmes.
Lâimaginaire de lâĂtat et de ses traces
La rĂ©silience de lâĂtat mĂȘme dans sa grande faiblesse tĂ©moigne dâune habitude dâĂtat qui est dĂ©sormais prise dans la rĂ©gion. Cela peut certes rĂ©sulter dâune empreinte psychologique durablement imprimĂ©e par les abus mĂȘmes de la puissance publique dans sa version dĂ©voyĂ©e.
Les sociologues de terrain constatent ainsi souvent que les sociĂ©tĂ©s dâAfrique du Nord et du Moyen-Orient, doublement formatĂ©es par la culture rentiĂšre et la rĂ©pression, voient de lâĂtat partout. Elles dĂ©noncent ainsi les dĂ©rives de lâĂtat, expriment le rĂȘve de sâen dĂ©barrasser, tout en se considĂ©rant comme impuissantes face Ă Â lui : lâĂtat est devenu une contrainte ordinaire, une chose de la vie courante dont on ne peut se dĂ©prendre. Il y a lĂ une version locale, et plus noire, de la fameuse « magie » de Pierre Bourdieu, rĂ©sultat de lâefficacitĂ© symbolique maniĂ©e par lâĂtat[8]
Dans la dĂ©clinaison la plus tragique de ce phĂ©nomĂšne, le champ social se tient toujours prĂȘt, comme en Turquie, Ă subir une discipline rĂ©pressive extrĂȘme au prĂ©texte de la survie de lâĂtat lui-mĂȘme[9]
Dans sa transposition Ă©vanescente, on pourrait parler « dâĂtat fantĂŽme » au sujet de lâimaginaire baathiste irakien de la toute-puissance publique, qui continue dâanimer certains militants sunnites rangĂ©s aux cĂŽtĂ©s de lâorganisation Ătat islamique â ou au YĂ©men oĂč les traces des institu- tions passĂ©es (sĂ©paration en deux Ătats Nord/Sud) informent encore les comportements[10]. La figure de lâĂtat palestinien entre dĂ©sormais progressivement dans cette catĂ©gorie de lâĂtat fantĂŽme : toujours annoncĂ©, commentĂ©, jamais fondĂ© de jure mĂȘme si des institutions existent et continuent de vivre mal.
Il existe mĂȘme, dans plusieurs Ătats dysfonctionnels de la rĂ©gion, une mythologie de lâĂtat supplĂ©mentaire qui se rĂ©vĂšle dans le motif conspira- tionniste de « lâĂtat profond» (Turquie, Ăgypte) : Ătat parallĂšle, Ătat dans lâĂtat, insaisissable mais puissant systĂšme dâinstitutions alternativement prĂ©sentĂ© comme un danger ou un recours â contre lâĂtat visible et les insa- tisfactions quâil gĂ©nĂšre[11]
La rĂ©volution a-t-elle fait reculer ou avancer lâĂtat ?
Dans une hypothĂšse optimiste, la quĂȘte de justice et de dignitĂ© qui Ă©tait  le slogan des rĂ©voltes tunisienne et Ă©gyptienne de 2011 constitue bien une avancĂ©e vers lâappropriation de lâĂtat par des sociĂ©tĂ©s jusquâici tenues Ă lâĂ©cart des institutions, celles-ci ne jouant pas leur rĂŽle de rĂ©gulateur social, mais seulement de lieu dâexercice et de conservation du pouvoir. Et cette appropriation est aussi un moment dâamĂ©lioration incrĂ©mentale rapide â dont on ne peut certifier de façon pessimiste quâelle sera complĂštement rĂ©versible.
Sâest en effet ouverte dans les pays en transition une pĂ©riode dâexpĂ©- rimentation politique, qui a dâune certaine façon rendu les Ătats concer- nĂ©s Ă la vie. Lâobservation de ce que les politologues europĂ©ens et amĂ©ricains ont voulu repĂ©rer comme, enfin, une sociĂ©tĂ© civile en forma- tion, les a remplis dâenthousiasme[12]
Ălections libres, rĂ©formes constitu- tionnelles conçues comme prĂ©alables indispensables Ă lâancrage de la dĂ©mocratie, formation de nouveaux partis politiques (209 partis Ă©taient actifs en Tunisie fin 2017[13] ; mais elle constitue un dĂ©veloppement remarquable dans un pays qui se relĂšve depuis deux dĂ©cennies dâune terrible guerre civile.
Les rĂ©formes entreprises par les pays ayant Ă©chappĂ© Ă la vague des printemps â soit essentiellement les monarchies arabes â dĂ©montrent aussi une volontĂ© dâamĂ©liorer le fonctionnement des Ătats, pour Ă©viter  les bouleversements imposĂ©s quâont connus les voisins. Le modĂšle le plus Ă©tonnant dâune marche forcĂ©e vers la recherche dâefficacitĂ©Â est à cet Ă©gard le plan Vision 2030 lancĂ© par le prince hĂ©ritier Mohammed ben Salman en Arabie Saoudite, qui prend acte de la fin programmĂ©e de la rente pĂ©troliĂšre pour embrigader lâArabie dans une quĂȘte de progrĂšs collectif (la communautĂ© nationale Ă©tant mobilisĂ©e jusquâau niveau de la cellule familiale) ne remettant pas en cause les bases mĂȘme du rĂ©gime monarchique[14]
Une demande de nouveaux Ătats
La preuve plus Ă©vidente de la vitalitĂ© de lâĂtat comme concept, ou comme rĂȘve, et comme pratique, au Moyen-Orient, est administrĂ©e par les nouvelles demandes dâĂtats apparues dans le sillage des bouleverse ments rĂ©gionaux â plus particuliĂšrement des guerres civiles. La Syrie et lâIrak sont aujourdâhui les principaux terrains disloquĂ©s oĂč sâexpriment ces poussĂ©es Ă©tatiques. LâĂtat islamique a tentĂ© dâimposer une entitĂ© baptisĂ©e « califat », Ă cheval sur les deux pays, dotĂ©e dâun embryon de bureaucratie afin de la crĂ©dibiliser comme Ătat[15] Les Kurdes entendent aussi fonder un Ătat-nation â et mĂȘme deux : lâun en Irak, oĂč Massoud Barzani a organisĂ© un rĂ©fĂ©rendum pour lâindĂ©pendance â maintes fois annoncĂ© par le passĂ©, et qui a irritĂ© toutes les puissances voisines, et au-delĂ ; lâautre en Syrie, oĂč le Rojava, entitĂ© dĂ©crite comme « fĂ©dĂ©rale   et dĂ©mocratique », sâĂ©tale dĂ©sormais sur les deux tiers de la frontiĂšre turco-syrienne. MĂȘme au YĂ©men, les sĂ©paratistes reprennent du service  à Aden.
Un malentendu historique pourrait ainsi ĂȘtre en voie de rĂ©solution : ce que les intellectuels du Moyen-Orient nous reprochent lorsquâils Ă©voquent la trahison des accords Sykes-Picot, ce nâest pas de leur avoir imposĂ© contre leur consentement un modĂšle de lâĂtat-nation qui ne leur convenait pas ; câest plutĂŽt de les avoir privĂ©s dâĂtat â comme les Kurdes â ou bien de leur avoir imposĂ© les Ătats qui nous arrangeaient â intentionnellement mal bĂątis.
Un effet de panique Ă lâOuest
Et lâhistoire perdure : la vision et la pratique occidentales de lâĂtat au Moyen-Orient apparaissent encore comme structurellement conser- vatrices, pour prĂ©server le systĂšme bancal lĂ©guĂ© par le xxe siĂšcle. Le discours dominant aujourdâhui sur lâavenir des Ătats dans la rĂ©gion est ainsi trĂšs nĂ©gatif ; tandis que les analystes amĂ©ricains, échaudĂ©s par lâexpĂ©rience irakienne, renoncent pudiquement au thĂšme du state- building tout en continuant de jouer avec lâidĂ©e du regime change (dĂšs que des troubles ont lieu en Iran[16], les EuropĂ©ens dressent la liste des Ătats faillis et annoncent mĂȘme, sans grande prĂ©caution, la mort de certains dâentre eux(-J. Luizard, « LâĂtat irakien est mort», Le Soir, 26 aoĂ»t 2014, disponible sur : <www.lesoir.be>.))
La confusion du diagnostic
Cette nĂ©gativitĂ© puise dans une vieille tradition dâanalyse : dans lâhistoire de la pensĂ©e politique occidentale, lâOrient Ă©tait prĂ©texte Ă une pensĂ©e projective fantasmatique, oĂč il jouait le rĂŽle de repoussoir, mettant en valeur par contraste notre propre Ă©panouissement civilisationnel, et suggĂ©rant au passage de nĂ©cessaires rĂ©formes « Ă la maison ». Cet orientalisme dĂ©busquĂ© par Edward SaĂŻd a accompagnĂ© et justifiĂ© la colonisa- tion, et marque encore souvent notre apprĂ©hension des pĂ©ripĂ©ties de la vie politique au Moyen-Orient[17]
Le pessimisme du dĂ©bat se nourrit ainsi encore aujourdâhui des confu- sions habituelles : lâobsession de lâĂtat-nation, alors mĂȘme que lâempire ottoman multinational a cĂ©dĂ© la place Ă des mandats inadĂ©quatement dĂ©coupĂ©s par les puissances mandataires ; lâassimilation pure et simple des Ătats Ă leurs rĂ©gimes, qui nâen sont que les occupants provisoires.  Les notions et entitĂ©s identifiĂ©es comme spĂ©cifiques Ă la rĂ©gion â parti- culiĂšrement celles qui intĂšgrent lâislam dans des formes sociales et poli- tiques, oumma, Ă©mirat, califat â provoquent aussi le malaise, et les acteurs politiques islamistes apparaissent suspects dâemblĂ©e et leur inclusion impossible dans des systĂšmes politiques souhaitables. Lâanalyse peine enfin Ă dissocier les trajectoires des diffĂ©rents pays, prĂ©fĂ©rant une rĂ©flexion globale et synthĂ©tique qui incite moins Ă lâoptimisme de la nuance â câest ainsi que les « printemps » sont hĂątivement devenus, dans le dĂ©bat commun, un « hiver» arabe.
De lâeffet miroir Ă lâeffet en retour
La conclusion opĂ©rationnelle de ces observations nĂ©gatives est un mot dâordre de protection de lâĂtat Ă tout prix dans la rĂ©gion, en dĂ©pit de la claire conscience de ses dĂ©fauts originels et de la nĂ©cessitĂ© de le rĂ©former[18]
. AprĂšs avoir thĂ©orisĂ© abondamment le retrait de lâĂtat pour le bien de nos propres sociĂ©tĂ©s, nous voici donc amenĂ©s Ă le fĂ©tichiser au Moyen-Orient. Câest que la fragilitĂ© particuliĂšre des Ătats mĂ©diterranĂ©ens, arabes, de la Turquie, voire de lâIran, dans le contexte prĂ©sent, fait peser sur lâOccident un double sentiment de menace.
LâinstabilitĂ© qui sâempare de la rĂ©gion lorsque ses pivots Ă©tatiques sont secouĂ©s la rend dâabord tout Ă fait imprĂ©visible. Ă la perte des repĂšres, sâajoute, et câest inquiĂ©tant pour la diplomatie, une perte de relais. LâutilitĂ© des Ătats dysfonctionnels pour la « politique arabe de la France », inventĂ©e par le gĂ©nĂ©ral De Gaulle et invariablement assumĂ©e par les prĂ©sidents successifs[19]
dans un jeu post-colonial aux rĂšgles jusquâici immuables, est ainsi Ă©vidente. Ils sont des relais dâinfluence politique et, du point de  vue Ă©conomique, des clients. La confusion dĂ©jĂ Ă©voquĂ©e entre « Ătats » et« rĂ©gimes» sâexplique ainsi par la nĂ©cessitĂ© de conserver des interlocuteurs obligĂ©s : les changements de rĂ©gime sont gĂ©nĂ©ralement plus coĂ»teux, du double point de vue politique et Ă©conomique, que leur protection au nom de la stabilitĂ© de lâĂtat.
De plus, lâexercice du lĂącher-prise post-colonial devient dâautant plus difficile que le choc en retour du chaos rĂ©gional affecte dĂ©sormais directement nos propres Ătats et sociĂ©tĂ©s. Au-delĂ du simple dĂ©sagrĂ©ment de voir nos anciens partenaires disparaĂźtre, et notre influence sâĂ©roder, sâajoute la crainte de voir sâexercer sur nos territoires mĂȘmes une violence qui puise sa lĂ©gitimation symbolique, et emprunte ses outils de propagande, à lâislam politique du Moyen-Orient. Ă lâĂšre des recrutements djihadistes, lâinquiĂ©tude des ministĂšres de lâIntĂ©rieur surpasse le regret des chancelle- ries. Lâattraction de lâĂtat islamique sur les « combattants Ă©trangers », quâils soient issus de gĂ©nĂ©rations dâimmigrĂ©s ou fraĂźchement convertis, repose bien sur lâaffaiblissement du sentiment dâappartenance Ă notre propre Ătat- nation ; elle nous renvoie finalement une image de dĂ©tĂ©rioration terrible.
Le conservatisme comme responsabilité
Henry Laurens rappelle, Ă propos de la notion de « crise dâOrient », que toutes les crises rĂ©gionales ont Ă©tĂ© historiquement prĂ©textes Ă interfĂ©rence extĂ©rieure, sur demande mĂȘme des acteurs de la rĂ©gion, ou sans leur consentement[20].
Le classique rĂ©flexe de crispation face Ă la crise politique gĂ©nĂ©rale de la rĂ©gion nourrit effectivement aujourdâhui le dĂ©sir de consolidation des Ătats existants, dont la fonction rĂ©pressive pourrait en principe nous assister, pour empĂȘcher la contamination de la violence dans nos propres sociĂ©tĂ©s.
Il existe en revanche une trĂšs forte rĂ©ticence Ă voir Ă©merger de nouvelles entitĂ©s prĂ©tendant au statut dâĂtat. Or, en tant que piliers de la « commu- nautĂ© internationale », les anciennes puissances â France, Royaume-Uni, le gendarme postĂ©rieur que sont les Ătats-Unis, et la puissance qui monte dans la rĂ©gion, la Russie â tiennent encore largement le sort des Ătats potentiels entre leurs mains. Les termes de la dĂ©finition de lâĂtat en droit international, selon la convention de Montevideo (1933), prĂ©cisent bien quâun Ătat nâest reconnu internationalement que si les quatre caractĂ©ristiques constitutives suivantes sont constatĂ©es : lâexistence dâun territoire dĂ©limitĂ© et dĂ©terminĂ©, dâune population qui y rĂ©side, dâune forme minimale de gouvernement, et la capacitĂ© Ă entrer en relations avec les autres Ătats. La socialisation des Ătats est donc un prĂ©alable indispensable Ă leur accession Ă lâexistence. La polĂ©- mique attachĂ©e Ă la discussion sur lâappellation « Ătat islamique » appliquĂ©e au califat proclamĂ© par des ultra-djihadistes entre lâIrak et la Syrie trouve ici tout son sens. Lorsque les autoritĂ©s françaises, dans un jeu de mots qui relĂšve de la sophistique, adoptent officiellement lâacronyme « Daech » (qui contient pourtant prĂ©cisĂ©ment, en arabe, le mot Ătat) pour dĂ©signer lâĂtat islamique, câest explicitement pour lui dĂ©nier la qualitĂ© dâĂtat quâil revendique. La raison politique est claire ; il est cependant Ă craindre que les injonctions de vocabulaire ne stĂ©rilisent les analystes dans leur tentative dâapprĂ©hender les nouvelles formes politiques et institutionnelles en gestation dans la rĂ©gion.
Des transitions risquées
Certes, la transition qui sâest enclenchĂ©e depuis quelques annĂ©es nâest  pas prĂšs de sâachever. La formation et la stabilisation des Ătats sont des processus historiquement longs, et si lâon admet ici lâhypothĂšse dâĂtats inachevĂ©s, la route sera encore plus longue.
Il ne faut pas pour autant jeter, chemin faisant, le bĂ©bĂ© avec lâeau du bain. Si la violence dĂ©chaĂźnĂ©e par les rĂ©volutions arabes est dâune ampleur et dâune intensitĂ© difficilement soutenables[21], il serait erronĂ© de penser que le retour aux ordres anciens permettra de la maĂźtriser. La contre-rĂ©volution Ă©gyptienne est un bon exemple dâun faux rĂ©tablissement de lâordre, qui se dĂ©grade rapi- dement en laissant prĂ©sager des dĂ©veloppements plus dramatiques encore : lâĂtat dysfonctionnel se caricature en imposant par toujours plus de force un systĂšme toujours plus bancal, qui exclut dĂ©sormais, au risque de lâĂ©limina- tion physique, une large partie de la population â la mouvance islamiste, ses sympathisants rĂ©els ou supposĂ©s, ses anciens Ă©lecteurs⊠De mĂȘme, la crispa- tion autoritaire observĂ©e en Turquie ne semble en aucune façon stabiliser le pays â elle y affaiblit dâailleurs au passage les institutions de lâĂtat, objet de la vengeance du prĂ©sident.
Aider Ă lâamĂ©lioration des Ătats dans la rĂ©gion, par responsabilitĂ© his- torique ou tout simplement pour prĂ©server la paix, suppose dĂšs lors de rĂ©flĂ©chir aux dĂ©fis majeurs quâils doivent affronter. Leur liste seule montre Ă quel point lâaccouchement sera difficile. Le dĂ©fi des frontiĂšres tout dâabord : elles sont aujourdâhui contestĂ©es en certains points (Syrie, Irak, IsraĂ«l), floues ou pratiquement ouvertes ailleurs, sous lâeffet de conflits dissolvants (Libye). La territorialisation effective des Ătats se poursuivra sous la pression des gigantesques mouvements de populations provoquĂ©s par les guerres, qui font Ă©voluer les compositions ethniques et religieuses des espaces â la Syrie Ă©tant un cas dâĂ©cole en matiĂšre de reconfiguration de la gĂ©ographie humaine[22]
Le dĂ©fi des institutions ensuite : une Ă©volution vers le fĂ©dĂ©ralisme ou le rĂ©gionalisme semblerait inĂ©vitable dans  le contexte syrien, mais le prĂ©cĂ©dent irakien fait aujourdâhui office de contre-modĂšle. La prise en compte des minoritĂ©s pourrait rĂ©habiliter les configurations « Ă la libanaise », mais la quĂȘte dâune citoyennetĂ© Ă©galement partagĂ©e, tout en Ă©vitant lâimportation de la notion de laĂŻcitĂ© considĂ©rĂ©e comme trop Ă©trangĂšre, inspire aujourdâhui, au Liban mĂȘme mais aussi par exemple en Irak, une demande dâĂtat « civil» (dawla madaniyya[23]. Le dĂ©fi de la gouvernance au sens large, ou lâanimation de ces institutions, constitue un autre pari. Steven Heydemann remarque que les types de gouvernance qui Ă©mergent dans les contextes de guerre civile (Libye, YĂ©men, Syrie) se situent plus en continuitĂ© quâen rupture avec les dĂ©fauts des rĂ©gimes antĂ©rieurs, imposant des normes de plus en plus inĂ©galitaires et perpĂ©tuant lâhabitude de la violence[24]
 On peut, de mĂȘme, craindre que des institutions produites par un consensus social fragile, comme dans   le cas tunisien, ne retombent dans les rĂ©flexes rĂ©pressifs du passĂ©. Les incertitudes de la croissance Ă©conomique enfin, sans laquelle aucun Ătat ne pourra, dans un contexte profondĂ©ment marquĂ© par la culture rentiĂšre, asseoir sa crĂ©dibilitĂ© auprĂšs de citoyens longtemps assistĂ©s. De ce point de vue, le glissement progressif, dans le cas de lâIrak, de la thĂ©matique  du state-building ou de lâinstitution building Ă la « reconstruction », entendue dans le sens Ă©conomique, marque, du cĂŽtĂ© de la communautĂ© internationale, une transition intĂ©ressante vers la modestie, en mĂȘme temps quâelle intĂšgre le diagnostic de lâindispensable dĂ©veloppement Ă©conomique pour Ă©viter la rĂ©pĂ©tition des rĂ©volutions[25].
Retenons ici que la fin des Ătats nâest ni programmĂ©e ni crĂ©dible dans la rĂ©gion ANMO. Nous y vivons plutĂŽt la fin dâun arrangement avec les Ătats du passĂ©, perçue comme la fin dâun ordre. LâhypothĂšse optimiste est celle dâune lente progression vers des Ătats plus en phase avec leurs sociĂ©tĂ©s, et donc in fine plus stables.
References
Par : Dorothée SCHMID
Source : Institut Français des Relations Internationales
Mots-clefs : élections, états-nations, instabilité, nouveaux états, révolutions arabes, transition démocratique