Avec cet article, l’auteur nous propose une analyse philosophico-politique du régime russe contemporain. Prenant acte d’un régime alliant la valorisation des traditions, opposée à la « décadence » des régimes libéraux d’Occident et une volonté de croissance technoscientifique, l’auteure nous propose le concept de « conservatisme dynamique » pour mieux rendre compte d’une hybridation singulière entre les deux courants.
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Les références originales de ce texte sont: « L’idée de tradition au coeur de la politique du régime russe contemporain : un « conservatisme dynamique » ». Juliette Faure
L’idée de tradition au cœur de la politique du régime russe contemporain : un « conservatisme dynamique » ?
Au forum international de Valdaï en 2013 [1], Vladimir Poutine déclarait : « Nous voyons combien de pays euro-atlantiques sont vraiment en train de rejeter leurs racines, y compris les valeurs chrétiennes qui constituent le fondement de la civilisation occidentale. Ils rejettent les principes moraux et toutes les identités traditionnelles : nationales, culturelles, religieuses et même sexuelles. Ils mettent en place des politiques qui ne font plus de différence entre les familles nombreuses et les partenariats de même sexe, la croyance en Dieu et la croyance en Satan. »[2]
À la suite de ce diagnostic de la perte des traditions en Occident, le président russe continuait en défendant au contraire le lien consubstantiel entre la croissance économique et l’influence géopolitique d’une part, et la conscience des peuples de leurs valeurs, histoire, traditions et identité, d’autre part. Dans ce discours, Vladimir Poutine rompt à la fois avec la théorie occidentale de la modernisation qui prévoit la convergence des pays vers un même modèle de société et d’institutions politiques, et avec le traditionalisme conservateur classique qui oppose la préservation des traditions à la modernisation.
La réélection de Vladimir Poutine à la présidence en 2012 se fait sur une rhétorique national-patriotique qui érige la préservation des traditions en priorité politique[3]. Ce tournant est signifié par l’abondance dans les discours du chef d’État d’expressions telles que « traditions », « identité traditionnelle », « valeurs traditionnelles », « religions traditionnelles », « sexualité traditionnelle », « famille traditionnelle », mais aussi « valeurs morales », « valeurs spirituelles », « code culturel », « code civilisationnel »… Cette rhétorique s’accompagne d’effets normatifs considérables avec l’adoption de lois promouvant les valeurs traditionnelles dans l’éducation, la culture ou encore le droit privé. À l’international, l’annexion de la Crimée en 2014 et l’institutionalisation de l’Union économique eurasienne en 2015 actent la sortie de la Russie de l’ordre « occidental » post-guerre froide dont elle réfute l’universalisme pour affirmer l’existence d’un ordre international multipolaire caractérisé par une diversité de traditions.
Cependant, le régime russe se distingue du traditionalisme classique car il combine sa rhétorique sur les valeurs traditionnelles avec la promotion de l’hypermodernisation technologique du pays. Au regard des catégories classiques de la théorie politique, ces deux piliers de la puissance russe semblent entrer en conflit normatif direct. La tradition convoque une philosophie du déterminisme (enracinement de l’homme dans une culture et une communauté), de l’hétéronomie (existence d’une autorité contraignant la liberté individuelle) et de la limite (le monde traditionnel est normé et agencé par des finalités). Au contraire, le développement technologique se fonde sur une philosophie néo-libérale qui suppose la possibilité de repousser voire de dépasser les limites propres au passé, à la nature et à la condition humaine.
Comment comprendre l’utilisation de l’idée politique de tradition par le régime russe et son alliance avec un progressisme techno-scientifique?
Dans une première partie, nous soutenons que le recours du régime russe à la tradition vise à fonder un modèle politique alternatif à ce qu’il identifie explicitement à partir de 2012 comme une crise de la modernité libérale occidentale. Dans une seconde partie, nous argumentons que le caractère hybride des positions du régime – conservateur sur le plan des valeurs et progressiste sur le plan de la croissance technoscientifique – caractérise un nouveau type d’idéologie politique, qui a notamment été désignée par les termes de « conservatisme dynamique » .
Lorsque le président russe déclare « la Russie se caractérise par la tradition de l’État fort »[4], il place explicitement la tradition au fondement de la spécificité des normes du système politique russe, en porte-à-faux avec l’universalisation de la modernité libérale occidentale.
Le concept de tradition préside également au cœur de la doctrine d’identité nationale de trois manières. Premièrement, Vladimir Poutine reconnaît la pluralité de traditions de la Russie et érige cette pluralité en caractéristique fondamentale et « organique » de l’État russe au sens civique (rossiïki)[5]. En fondant la force de l’Etat russe sur sa diversité culturelle, le président russe s’inscrit en filiation avec la pensée de Constantin Leontiev, philosophe panslave de la fin du XIXème siècle, qui rejetait le « cosmopolitisme niveleur » de l’Europe moderne et lui opposait la diversité ethnique et culturelle de la Russie comme facteur de puissance impériale[6]. Vladimir Poutine cite explicitement Leontiev et lui emprunte la formule de la « Russie comme État-civilisation » à plusieurs reprises[7]. Le caractère multinational de l’État russe ne se confond pourtant pas avec un multiculturalisme : la culture et la langue du pays sont russes au sens ethnique (rousski) et non « russiennes » au sens civique (rossiïki). La place centrale accordée à la tradition russe au sens ethnique s’inscrit ainsi en réponse au libéralisme occidental qui aurait fait oublier à l’Europe ses racines et sa tradition dans un « projet multiculturel »[8]. Vladimir Poutine cherche également à se distinguer d’une interprétation nationaliste de la tradition russe au sens ethnique en affirmant que sa « réceptivité universelle »[9] permet de convertir la diversité de traditions de l’État russe[10] en un même « code génétique »[11], « code national et spirituel »[12] ou encore « code national civilisationnel »[13]. La tri-dimension du concept de tradition mise en valeur par le régime s’oppose ainsi au caractère restrictif de l’ethno-nationalisme (une pluralité de traditions est reconnue), au risque de sécessions du communautarisme (un sens collectif du « traditionnel » est préservé) et au « cosmopolitisme » vidé de sa substance du libéralisme (remplacé par la réceptivité universelle de la tradition russe).
A la différence du postulat libéral de la neutralité de l’État, la défense de la tradition par l’État russe réaligne la loi et la morale, le juste et le bien. Vladimir Poutine attribue en effet à l’État un rôle qui outrepasse les simples fonctions de contrôle et sanction par la loi pour « inculquer la morale » selon une certaine conception de la vie « bonne » et de la « personne harmonieuse et morale »[14]. Dans cette optique, une série de lois socialement répressives, imposant le maintien d’un ordre social traditionnel, a été mise en œuvre. On peut citer notamment l’adoption de la loi interdisant la « propagande homosexuelle » au motif qu’elle entrainerait la « perception déformée de l’équivalence sociale entre les relations sexuelles traditionnelles et non-traditionnelles »[15]. La défense des valeurs traditionnelles se manifeste également dans les lois sur la justice des mineurs[16] ou dans le droit privé en général. La promotion de la « famille traditionnelle » et des « valeurs familiales traditionnelles » fait ainsi partie des objectifs principaux retenus par la stratégie du Ministère des Affaires Sociales[17]. La discipline sociale promue par les règles morales traditionnelles est considérée comme un enjeu majeur de sécurité et de préservation de la souveraineté nationale[18]. Vladimir Poutine explique en effet que le besoin de préserver le « code culturel russe » fait suite à l’effondrement de l’Union soviétique et à la « catastrophe démographique et morale » qu’il a engendrée, marquée par la « perte des repères moraux » et le déclin démographique de la population russe[19].
Au-delà de la politique intérieure, la doctrine diplomatique russe revendique également la fondation d’un ordre mondial multipolaire et « post-occidental »[20] fondé sur sa diversité de traditions. Le régime russe s’inscrit ici en opposition directe à la thèse de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama, entendue dans le sens hégélien du dépassement de l’antagonisme des valeurs et des idéologies en faveur de la victoire de l’universalisme de la démocratie libérale. La doctrine diplomatique russe emprunte au contraire au vocable du contradicteur de Francis Fukuyama et théoricien du « choc des civilisations », Samuel Huntington, pour revendiquer le primat de la « diversité culturelle et civilisationnelle »[21] et le droit de « vivre en accord avec [ses] traditions »[22] contre « l’illusion de la ‘fin de l’histoire’ »[23] et la « structuration verticale de l’humanité »[24].
Le recours du régime russe à la tradition ne sert donc pas simplement à refonder une continuité historique après deux tentatives de refondation radicale de l’ordre politique en 1917 et en 1991. Il vise également à fonder un modèle politique alternatif à la modernité libérale. Nous nous tournons désormais vers l’analyse de la conjugaison de ce conservatisme traditionaliste avec la promotion d’une hypermodernisation technologique du pays.
Le 1er mars 2018, dans son discours faisant office de programme aux élections présidentielles, Vladimir Poutine qualifie la compétition entre puissances en des termes quasiment exclusivement technologiques. Le mot d’ordre est celui de la « percée » technologique alors que la mention du concept de tradition intervient à une seule reprise. V. Poutine évoque même la possibilité d’un changement civilisationnel provoqué par l’effet du progrès technologique, et déclare son pays prêt à une « véritable avancée » en ce sens[25]. Son discours semble, de manière générale, acquis à une philosophie néo-libérale, présentant la Russie comme un « pays d’opportunités », appuyant la nécessité d’ « étendre la liberté dans toutes les sphères », de se « débarrasser de tout ce qui fait obstacle au développement et empêche les gens de libérer leur potentiel », « de réduire progressivement la part [de l’État] dans l’économie », enfin de « supprimer toutes les barrières pour le développement et la vaste utilisation des équipements robotiques, de l’intelligence artificielle, des voitures sans conducteurs, de l’e-commerce et des technologies de traitement du big data. »[26] En 2017, le président russe annonçait déjà la venue d’un « nouveau paradigme », né de la révolution numérique, et destiné à modifier le développement de l’État, de l’économie et de la société[27].
La modernisation en tant que source d’accroissement de la puissance semble entrer en contradiction avec la tradition en tant que principe de légitimité de cette même puissance. À titre d’exemple, il est frappant de voir que, par contraste avec sa position conservatrice et paternaliste sur la famille et l’avortement, V. Poutine appelle à l’utilisation des biotechnologies de l’ingénierie génétique[28].
De fait, face à l’impératif de modernisation et de la croissance économique, le régime russe adopte une conception « dynamique » de la tradition qui ne se confond ni avec l’ordre spontané du libéralisme ni avec l’ordre figé du traditionalisme. V. Poutine déclare ainsi : « le conservatisme ne signifie pas la stagnation. Le conservatisme, c’est s’appuyer sur les valeurs traditionnelles, mais pour mieux viser le développement. »[29] L’alliance de la tradition et de la modernisation a été désignée par la formule « conservatisme dynamique », proposée par le groupe d’idéologues qui a inspiré la rhétorique national-patriotique du président lors de sa ré-élection en 2012 et qui s’est rassemblé au sein du Club d’Izborsk[30]. Au cœur de ces réseaux, Vitali Averianov[31] explique : « la tradition ne se limite pas à la préservation de l’ancien ni à la simple translation ou autorépétition. Elle implique […] un travail permanent pour compléter les manques et les brèches historiquement formées au sein du tissu culturel, y compris, si nécessaire, en créant une page blanche, en produisant du nouveau. C’est-à-dire que le plus important dans la tradition est […] son pouvoir de régénération, et non la répétition de ce qui s’est produit hier. »[32]
Nous qualifions cette conception de la tradition de « constructiviste » dans la mesure où la tradition n’est pas conçue comme une allégeance contraignant la volonté du souverain, mais comme un foyer de sens délibérément mobilisé par celui-ci au service de sa vision de la société et des buts collectifs qu’il définit. La tradition n’est pas conçue comme un enseignement inaugural à transmettre au regard de l’intention du testateur. Le lieu d’autorité dans le temps est déplacé : il ne se situe pas dans le passé à l’origine du legs, mais dans la volonté du présent d’imposer une transmission au futur. Cette approche se caractérise ainsi à la fois d’anti-Lumières (l’autorité de la tradition est imposée au libre arbitre de l’individu pour maintenir un ordre social et moral) et anti-traditionaliste (le régime définit sa propre « loi du mouvement » au profit de l’accroissement de la puissance technologique). V. Averianov explique ainsi que l’hybridité du conservatisme dynamique doit permettre « de créer un centaure à partir de l’Orthodoxie et de l’économie fondée sur l’innovation, à partir d’une haute spiritualité et de la technologie de haut niveau. Ce centaure représentera le visage de la Russie du XXIème siècle. »[33] Le conservatisme dynamique restitue donc une conception pré-moderne du monde selon laquelle la technique œuvre à un ordre hiérarchique défini par une transcendance structurante, défiant ainsi les fondements de l’imaginaire philosophique et scientifique occidental moderne, en particulier la sécularisation de la puissance et le positivisme scientifique.
Analyser plus en profondeur l’impact des nouvelles technologies sur le renforcement ou la déstabilisation de l’idéologie du « conservatisme dynamique » et du monopole constructiviste de l’Etat russe sur sa doctrine de développement permettra de renseigner les grands débats stratégiques qui animent l’élite russe et les orientations du système politique qui en résultent.
References