Les auteurs de cet article soulignent les évolutions rapides en cours en Asie centrale et plus particulièrement en Ouzbékistan. A partir d’une mise en perspective historique, l’article met en lumière la politique d’ouverture régionale d’un pays longtemps marginalisé. L’article souligne également les opportunités comme les défis posés par l’interaction de cette politique d’ouverture, et au-delà du cas Ouzbek pour l’Asie centrale dans son ensemble, avec les puissances proches (Russie, Chine) ou plus lointaines (Etats-Unis, voire Europe).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : La Vigie, « L’Ouzbékistan et le Grand Jeu », La Vigie, lettre bimensuelle sur abonnement, numéro 102
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L’Asie centrale connaît des évolutions rapides, marquées notamment par le changement de cours en Ouzbékistan. En se réconciliant avec le Tadjikistan, en organisant un forum régional, en proposant une approche commune sur l’Afghanistan face à l’apparition des affiliés de l’État Islamique, Tachkent montre un dynamisme intéressant. Mais sans nul doute, même si le contrôle politique demeure vigoureux, l’Ouzbékistan cherche à relancer son économie et surtout à profiter du projet Chinois de nouvelles routes de la soie : pour Tachkent, cela consiste à renouer avec un passé glorieux qui durant plus d’un millénaire a assuré la prospérité de la région.
Négligée, l’Asie centrale devrait pourtant revenir rapidement au centre de notre intérêt. Il faudrait évoquer le Pakistan ou encore les difficultés de l’Afghanistan, que la France néglige trop facilement depuis son retrait de 2012. Observons pour commencer le cas de l’Ouzbékistan, à l’occasion de la visite à Paris du président Mirzioyev.
Le centre de l’Asie centrale
Les regards français ont longtemps privilégié le Kazakhstan. Celui-ci était plus grand sur la carte et proposait plus de collaborations économiques au point que de nombreux groupes français y ont fait des affaires. Les petits « -stan » étaient négligés, amalgamés en un tout indistinct qui ne méritait pas beaucoup d’intérêt, l’ensemble se résumant à quelques satrapes orientaux fort éloignés aussi bien de la grande politique que des affaires économiques.
Pourtant, et malgré quelques spécialistes qui arpentaient la région (dont René Cagnat, voir billet), il y a bien des différences entre toutes ces ex-républiques soviétiques. Notons tout d’abord que l’Ouzbékistan est la plus peuplée avec 31 Mh, soit plus que le Kazakhstan (17 Mh) , le Tadjikistan (8,3 Mh), le Kirghizistan (5,7 Mh) ou le Turkménistan (5,1 Mh). De plus, l’Ouzbékistan est le seul pays qui possède des frontières avec tous les autres pays de la région (y compris de l’Afghanistan) ce qui lui confère indubitablement une position géostratégique enviable. L’Ouzbékistan constitue donc non seulement le centre géographique de l’Asie Centrale mais aussi son barycentre.
Imaginaire et transformation
Les anciennes Bactriane et Sogdiane de l’Antiquité ont laissé de beaux souvenirs à travers l’histoire. Certes, ces régions ont été régulièrement sous la domination d’empires extérieurs venus de toute part : Grecs, Turcs, Perses, Arabes, Mongols ou Russes. Mais malgré ces tutelles successives, les ancêtres des Ouzbeks ont su influencer leurs conquérants. Ce fut la patrie du Zoroastrisme ou encore un des grands centres intellectuels de l’Islam. Plus tard, l’Ouzbékistan actuel fut au cœur des territoires de la Horde d’or puis passa sous la férule de Tamerlan, qui permis une « renaissance timouride ». Si la capitale est aujourd’hui Tachkent (2,7 Mh), les grands centres de l’époque sont Samarcande, Boukhara et Herat (aujourd’hui en Afghanistan). L’articulation entre les hautes terres de l’Est, riches en eau et où résident aujourd’hui 80 % de la population, et les steppes désertiques du reste du pays existe déjà à l’époque.
La géographie hostile qui traverse la masse eurasiatique impose des cheminements : ce sera la fameuse route de la soie. Elle relie le centre de la Chine (ville de Chang’an) à Antioche (Asie mineure) et doit contourner le désert du Taklamakan, en Chine occidentale, avant de traverser les massifs montagneux d’Asie centrale par le nord du Pamir afghan. La route rejoint ensuite le sud de la Caspienne pour atteindre l’Anatolie. Cette route fut active du IIIème siècle avant JC jusqu’au XVème siècle de notre ère : la chute de Constantinople pousse alors les Occidentaux à trouver une nouvelle route maritime par les Indes… Cela permet la découverte du monde et des Amériques par hasard, avec la destinée que l’on sait.
Plus tard, l’Asie centrale a fait l’objet du Grand jeu, rivalité impériale entre la Russie et la Grande-Bretagne. L’actuel Ouzbékistan passe sous domination russe vers le milieu du XIXème siècle. L’URSS forme une nouvelle entité territoriale en 1924 et la baptise Ouzbékistan, la capitale étant transféré à Tachkent en 1930.
Un réveil ouzbek ?
Marginal en URSS malgré une spécialisation dans le coton, l’Ouzbékistan accueille l’indépendance sans grand enthousiasme. Le pays passe immédiatement sous la coupe d’un tyran répressif, Islam Karimov. Sa dure férule inquiète et beaucoup se demandent comment se passera la succession, sachant qu’il n’a préparé aucun dauphin. À sa mort en 2016, les choses se passent pourtant bien.
Un ancien Premier Ministre qui a porté son attention à rester le plus discret possible sous Karimov, Chakvat Mizrioyev, est élu président de la République en décembre 2016. Il lance une politique d’ouverture tout en contrôlant fermement le pouvoir. Au fond, il veut profiter de la nouvelle situation environnante qui est de fait très changeante.
Une politique régionale
Cela passe tout d’abord par des ouvertures envers les voisins. Les contentieux entre tous ces peuples d’Asie Centrale sont anciens et profondément ancrés, ce qui tend évidem-ment les relations. Ainsi, Tachkent participe à Astana à une réunion des dirigeants de la région en mars 2018, la première depuis 2009. Ce sommet a lieu grâce à l’activisme du nouveau président ouzbek mais elle rencontre, pour une fois, l’intérêt des voisins. Car le sommet a été précédé d’une visite historique de C. Mizrioyev à Douchanbé, en Tadjikistan, pays avec lequel le contentieux est ancien. Le brusque dégel tadjiko-ouzbek permet le renouveau du dialogue centrasiatique. Ainsi, les frontières entre les deux pays sont stabilisées, ce qui permet la fin du régime des visas entre les deux pays.
Certains notent que le président ouzbek a des origines tadjikes, ce qui serait mal vu par la population ouzbèke. Toutefois, le clan de Boukhara et son tropisme tadjik étaient déjà à l’œuvre sous Karimov. Le nouveau président serait plus habile et chercherait à modifier les choses établies. Ainsi, le commerce entre pays d’Asie centrale aurait doublé l’an dernier, passant de 568M$ à 1086M$. Cela permet en tout état de cause à l’économie ouzbèke de reprendre des couleurs, même si la principale réforme, monétaire, reste encore à effectuer.
Plusieurs raisons expliquent la vieille rivalité entre Ouzbékistan et Tadjikistan. Outre la question de la gestion de l’eau (vallée de la Ferghana, héritage de la culture du coton, voir ce billet d’égéa), outre les anciennes rivalités culturelles et ethniques, l’Ouzbékistan est un pays resté fondamentalement laïc quand le Tadjikistan a toléré assez tôt un parti islamiste, mais local et qui ne s’était pas connecté à l’islamisme international. Les choses sont peut-être en train de changer.
La question afghane
En effet, la question afghane change de nature. Souvenez-vous, dans les années 2000, la « communauté internationale » justifiait l’intervention en Afghanistan par le souci de « lutter contre le terrorisme ». Nous avons dit ailleurs la bêtise de ce slogan (qui continue malheureusement d’être utilisé par les autorités françaises, voir billet). En Afghanistan, il s’agissait de justifier la lutte contre les Taliban qui avaient eu le tort d’accueillir Ben Laden et Al Qaida et de se réclamer de l’islamisme. Or, force est de constater que les Taliban sont toujours restés afghans et n’ont pas cherché à exporter leur modèle (ils considèrent le bloc Afghanistan et Pakistan comme un tout). Autrement dit, les Taliban sont certes des islamistes mais nationalistes, pas internationalistes.
Les choses sont en train de changer radicalement avec l’apparition des partisans de l’État Islamique, recrutés en Afghanistan ou chassés d’Irak et de Syrie. Ceux-ci se sont implantés en Afghanistan que l’organisation appelle le Khorasan, n’hésitant pas à combattre non seulement les troupes gouvernementales mais aussi les islamistes afghans « traditionnels ». Du coup, cela chamboule les accords usuels et l’on voit les Taliban prêts à négocier avec beaucoup (dont les Américains) tandis que les combats risquent de déborder vers le Nord, donc l’Asie centrale. Cela inquiète profondément les Russes tandis que les Américains voient dans l’ouverture ouzbèke le moyen de revenir en Asie centrale, dont ils avaient été mis à l’écart.
Le retour du grand jeu
On pourrait voir là une extension du Grand jeu, cette lutte entre empires qui s’affrontent en Asie Centrale depuis près de deux siècles. À ceci près que ce grand jeu opposait deux empires et qu’on en voit poindre un troisième (sans même parler du regain d’intérêt de l’Iran pour la région).
En effet, la nouvelle route de la soie, promue par la Chine (One belt one road, ou projet OBOR), traverse justement toute cette région. D’une part, la Chine prend appui sur le Pakistan pour investir en Afghanistan et construire une route terrestre vers les hydrocarbures du Golfe ; d’autre part, elle cherche à installer une liaison directe vers les centres de consommation à l’Ouest, en Russie mais surtout en Europe. Or, cette branche-là passe justement par l’Asie centrale et notamment par l’Ouzbékistan, mais exige aussi une région réconciliée.
La nouvelle route de la soie semble ainsi revivifier ce qui a permis l’enrichissement de la région pendant plus d’un millénaire. Il ne faut pas oublier que l’ancienne route avait profondément transformé la région : il est probable que la nouvelle la transformera encore. Pour autant, alors que le projet est vu avec inquiétude en Europe, peut-être faut-il rappeler qu’une route relie deux extrémités et que les échanges circulent dans les deux sens. Plutôt qu’une approche inquiète, il semble opportun de réfléchir aux avantages que nous pourrions tirer de ce projet. Il y a certainement des entreprises profitables à imaginer. Malheureusement, l’attitude française oscille aujourd’hui entre ignorance et diabolisation : on est là loin de la stratégie de long terme et il serait temps de réfléchir de façon dépassionnée à ces sujets, au-delà des effets de manche d’une diplomatie de coups et d’images ….
Par : Olivier KEMPF, Jean DUFOURCQ
Source : La Vigie