Cet article propose une interrogation de fond sur la relation Occident-Russie. L’auteure s’interroge, via une prise de champ, sur la pertinence voire le risque attaché aux représentations héritées du passé employées pour caractériser cette relation. Au-delà d’indéniables continuités historiques, parler de nouvelle « guerre froide » n’hypothèque-t-il pas une approche réaliste, clairvoyante et constructive des relations avec Moscou ?
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Sophie Momzikoff, « « Nouvelle guerre froide », ou difficultés de redéfinir les relations avec la Russie ? », Revue défense nationale.
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« Nouvelle guerre froide », ou difficultés de redéfinir les relations avec la Russie ?
Depuis la crise ukrainienne de 2014, les termes de « nouvelle guerre froide », « guerre froide II » ou de « guerre froide 2.0 » font florès dans les médias russes et occidentaux. À grand renfort de métaphores plus ou moins subtiles, les fantômes d’un passé que l’on pensait lointain sont désormais invoqués, allant jusqu’à saturer le débat public. Certes, l’expression de « guerre froide » connaissait déjà une nouvelle jeunesse dans le contexte d’une compétition entre la Chine et les États-Unis. Mais la remontée en puissance de l’armée russe, autant que la défense décomplexée de ce que Moscou décrit comme étant ses intérêts ou ceux de ses alliés, encourage l’emploi de ce terme pour désigner les relations entre la Russie, les États-Unis et l’Union européenne. À première vue, des continuités entre hier et aujourd’hui se dégagent, tant en ce qui concerne les protagonistes que les modes opératoires : guerre par procuration, diabolisation réciproque et intimidation militaire. Mais bien qu’il importe d’identifier ce que l’on peut aussi désigner par le terme de permanences historiques, peut-on pour autant parler de « nouvelle guerre froide » pour décrire le regain de tensions internationales ? Le choix des mots, étant donné les représentations qu’ils véhiculent, n’étant pas anodin, l’emploi de l’expression de « nouvelle guerre froide » ne pourrait-il pas biaiser notre rapport à la Russie, en projetant sur elle des représentations héritées du passé ? Il convient donc de déterminer si cette analogie est réellement fondée et dans quelle mesure elle est susceptible de brouiller la compréhension des objectifs de la politique extérieure russe. Elle empêcherait par là même de faire preuve de l’agilité nécessaire pour répondre aux défis que pourrait poser Moscou.
Représentations contemporaines de la Russie dans la sphère publique : le retour de l’ancien « adversaire »
En 2016, la Russie a sans conteste occupé le podium des pays passés au crible de la presse française, aux côtés de la Syrie et des États-Unis. Nombre d’articles et de contributions lui associent désormais un champ lexical emprunté à l’affrontement Est-Ouest qui marqua la seconde partie du XXe siècle. « Poutine rallume la guerre froide », titre le Courrier international du 3 novembre 2016, alors que Le Figaro du 6 octobre 2016 évoque un « retour de la guerre froide » pour décrire les relations entre Moscou et Washington. Mais quelles seraient donc les principales caractéristiques de cette « nouvelle guerre froide » évoquée dans la sphère publique ? Elles se traduiraient tout d’abord par une lutte entre deux visions du monde qui opposerait une Russie conservatrice, dirigée par un Vladimir Poutine, tantôt nouveau Tsar[1], tantôt comparé à Staline[2], à Hitler[3], parfois aux deux, symbolisant la menace totale par excellence, et un monde occidental libéral, tourné vers le progrès. En d’autres termes, un nouveau « choc des civilisations » se préparerait donc[4]. Toutefois, le fait que la tendance autoritaire d’un pouvoir faisant référence à un destin national et critiquant l’Occident ne soit pas, en l’occurrence, une spécificité russe[5], est souvent passé sous silence.
De même qu’il faudrait contenir une Russie impérialiste et agressive, cherchant à ressusciter l’URSS[6], ce qu’illustrerait la célèbre formule de Vladimir Poutine, par ailleurs souvent citée tronquée : « Celui qui regrette l’URSS n’a pas de cœur, celui qui cherche à la reformer n’a pas de tête. » Selon cette logique, les anciennes républiques soviétiques, en particulier les pays baltes, seraient dans le viseur d’une Russie cherchant à recréer son ancien empire. Ou encore, à l’aune du Russiagate et des cyberattaques « venues de l’Est », se dessinent dans la presse américaine les contours effrayants du visage d’un ennemi omnipotent, coupable d’ingérence et capable à lui seul de changer le destin politique d’une nation tout entière[7]. L’activation par Moscou des canaux de son soft power de manière ouverte et décomplexée[8], pour preuve, les sites d’information financés par le Kremlin (Sputnik ou RT), peut rappeler les plus chaudes heures de la guerre froide. En outre, les sanctions prises à l’égard de la Russie semblent redonner corps au fantôme d’une URSS isolée de l’Occident. Enfin, la remontée en puissance de l’armée russe depuis 2008[9], sa projection en Ukraine en 2014 et en Syrie en 2015, font planer le risque d’un conflit indirect. C’est ainsi que ces divers éléments du contexte géopolitique récent alimentent la rhétorique d’une « nouvelle guerre froide ». Ce terme n’est toutefois pas neuf, même s’il s’impose en 2014, à la lumière de la crise ukrainienne. Il fut déjà employé en 2005-2006, à la faveur du conflit gazier où Kiev et Moscou s’affrontèrent, puis en 2008, à l’issue de la guerre russo-géorgienne[10].
Aussi, la « guerre froide » fait-elle son grand retour pour décrire deux réalités. Tout d’abord, les conflits d’intérêts opposant la Russie d’un côté, l’UE, les États-Unis et leurs alliés de l’autre. Ensuite, pour faire référence à l’usage offensif que la Russie fait de son soft power, en l’érigeant au rang des principaux leviers de sa puissance[11]. Toujours est-il que la guerre froide étant elle-même associée à un certain nombre de mythes, il convient d’en préciser la définition. Il s’agira, par la suite, de déterminer si les frictions actuelles entre la Russie et les États-Unis peuvent réellement être rapprochées du grand conflit géopolitique qui les opposa au XXe siècle.
Guerre froide et nouvelle guerre froide
Le terme de « guerre froide » aurait été employé dès 1947 par George Orwell, puis popularisé par le journaliste américain Walter Lippmann et l’homme d’affaires Bernard Baruch[12]. Il était initialement destiné à décrire l’affrontement indirect opposant l’URSS aux États-Unis dès 1947. Période complexe, cette « guerre de cinquante ans[13] » est un vecteur de bien des fantasmes, aujourd’hui en partie déconstruits par l’historien. Souvent présentée comme un affrontement « Est-Ouest », on oublie souvent que la guerre froide fut aussi chaude en Asie, en Amérique latine ou en Afrique, terrains de confrontation par procuration entre les deux superpuissances[14]. De même que la représentation d’un « rideau de fer » totalement étanche séparant deux mondes qui s’ignorent est remise en question, les archives dévoilant en effet l’ampleur insoupçonnée des circulations reliant malgré tout les deux blocs. C’est ce qu’illustrent les nombreux voyages des touristes soviétiques, des délégations sportives, scientifiques ou artistiques envoyées hors d’URSS et jetant des ponts entre l’Est et l’Ouest, autant qu’elles servent alors la politique de puissance de Moscou[15].
Par-delà les périodes de dégel, détente ou retour en glaciation, les principales caractéristiques de la lutte qui opposa Moscou et Washington se déclinent aujourd’hui en quatre volets. Tout d’abord, la compétition entre deux modèles distincts et incompatibles de société et de définition du rapport de l’homme au monde qui l’entoure : le socialisme et le libéralisme. L’écrivain et journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch parle ainsi d’« homme rouge[16] », pour décrire cet homo sovieticus à la culture bien spécifique… Ces deux modèles avaient en outre l’un comme l’autre une vocation universaliste et entendaient transformer le monde pour prouver la validité de leur idéologie[17]. Deuxièmement, le caractère global de cet affrontement qui concernait toutes les sphères, aussi bien l’économie que la culture, la technologie que la défense. Cette compétition totale, unique dans l’histoire par son ampleur, est l’une des caractéristiques essentielles de la guerre froide. Troisièmement, la désignation claire de l’ennemi principal et l’objectif affirmé de détruire le modèle qu’il propose : c’est le sens de la célèbre phrase de Ronald Reagan, « le communiste doit rester dans la poubelle de l’histoire ». Enfin, la bipolarité du monde était une donnée majeure de la guerre froide, car cette dernière opposait non seulement deux modèles idéologiques mais aussi deux alliances militaires, l’Otan et le pacte de Varsovie.
La traduction politique de ce choc des titans reposait, quant à elle, sur les axes suivants. Les deux parties ayant, avec l’arme nucléaire, la possibilité de se détruire mutuellement, leur rivalité s’inscrivit au début des années 1970 dans un cadre légal. Le dialogue politique destiné à limiter les armements et à établir une parité entre leurs arsenaux était, malgré le risque d’un Armageddon nucléaire, une donnée essentielle du système international de l’époque. Du reste, en dépit d’une « paix impossible », pour reprendre la belle expression de Raymond Aron, les guerres conventionnelles en Europe, étant donné l’équilibre de la terreur nucléaire, étaient improbables. Le conflit était donc tenu à la périphérie, dans une Europe dont les frontières étaient gelées. Les deux protagonistes disposaient néanmoins d’un éventail de moyens d’action pour intimider l’adversaire : sanctions économiques, comme ce fut le cas en 1974, avec l’amendement Jackson-Vanik qui restreignait l’accès de l’URSS au marché américain. Mais aussi infiltration des cercles dirigeants, ce dont témoigne la célèbre affaire des « Cinq de Cambridge », campagnes de désinformation et d’influence, à l’instar des manœuvres soviétiques en direction des mouvements pacifistes ouest-allemands pour empêcher le déploiement des missiles Pershing au début des années 1980[18].
Cet affrontement géopolitique global s’est soldé par la victoire incontestée de l’Occident. En 1990, la conférence de Paris voit la signature par l’URSS, les États-Unis et les pays européens, de la « Charte de Paris pour la Nouvelle Europe », érigeant la démocratie libérale comme norme de gouvernement du Vieux Continent. Cet événement, prolongé par le rejet du modèle socialiste réformé que Gorbatchev proposait aux peuples de l’ancien empire rouge, marque l’échec du socialisme soviétique dans la compétition qui l’opposait alors au capitalisme. Le 1er février 1992, George Bush et Boris Eltsine se rencontrent à Camp David et enterrent la guerre froide par une déclaration conjointe qui stipule que les deux pays ne se considèrent désormais plus comme des ennemis potentiels. Pourtant, le terme de « guerre froide » se réinvite périodiquement, au gré des tensions qui émaillent les rapports entre les ennemis d’hier. Comment expliquer cette référence systématique à un conflit qui s’est pourtant achevé il y a vingt-cinq ans ?
La figure rassurante d’un « ennemi » connu dans le nouveau déséquilibre international
La métaphore de la nouvelle guerre froide offre un point d’ancrage rassurant dans le déséquilibre du monde contemporain. Tout d’abord parce qu’elle permet à Washington et à Moscou de conserver une prééminence symbolique. L’un parce qu’il se sent concurrencé par de nouvelles menaces, plus complexes et protéiformes, l’autre parce qu’il regagne de cette façon, en apparence plutôt qu’en fait, le podium des maîtres du monde dont il s’écroula au début des années 1990. De là l’intérêt pour le Kremlin d’alimenter le mythe d’une nouvelle guerre froide pour faire valoir ses intérêts géostratégiques, et valider dans l’opinion l’existence d’une
« sphère d’influence » ou d’un « étranger proche » hérité de l’URSS, et qui devrait être maintenu dans son orbite. Car aujourd’hui la Russie n’est plus qu’une puissance régionale dont la mission n’est pas de changer le monde, mais bien de défendre ses intérêts nationaux. Elle conteste les valeurs occidentales plutôt qu’elle ne propose réellement un modèle alternatif de société. C’est en ce sens que le terme de « nouvelle confrontation idéologique » que l’on emploie souvent est impropre, même si la tendance de Moscou à tisser des liens avec des mouvements conservateurs et d’extrême droite dans l’objectif de s’en faire des relais d’influence est très claire[19].
Le système de dissuasion nucléaire, pilier de la guerre froide, a été remis en question par les États-Unis, dès lors qu’ils se sont retirés d’ABM (Anti-Ballistic Missile) en 2002 dans le but de développer leur système de bouclier antimissile en Europe de l’Est. Ce dernier est censé protéger les pays membres de l’Otan d’attaques provenant d’États « voyous », c’est-à-dire l’Iran ou la Corée du Nord. Le traité ABM, signé en 1972 par les deux superpuissances d’alors, représentait pourtant l’un des piliers majeurs de l’équilibre bâti durant la détente, et restreignait l’extension de la course aux armements vers l’espace. Sa non-reconduction nourrit la méfiance de la Russie, qui considère que les systèmes antimissiles déployés par l’Otan peuvent en réalité menacer son territoire et remettre en question un équilibre stratégique durement acquis. De plus, pour Washington, le principe de containment a cédé place à la pratique plus volontariste de prévention des risques susceptibles de se muer en menaces[20]. Au lieu de l’ennemi numéro un clairement désigné des temps de la guerre froide, l’Otan est désormais confrontée à un « arc de crises », pour reprendre les termes de l’ancien secrétaire général de l’Otan Anders Fogh Rasmussen. L’Europe voit, depuis les guerres de Yougoslavie, la résurgence de conflits locaux et régionaux coûteux en victimes. Quant à la Russie, elle est, contrairement à l’époque de la guerre froide, délivrée des contraintes financières et stratégiques que lui imposerait une alliance militaire du type pacte de Varsovie. Cette réalité, couplée à l’absence de messianisme idéologique susceptible de l’enfermer dans une mission d’assistance militaire, comme ce fut le cas en 1979 lorsque l’URSS intervint en Afghanistan[21], lui permet d’avoir une politique étrangère plus fluide. Cette même fluidité est visible dans ses opérations extérieures : des actions ponctuelles, ciblées et contrôlées, afin de se prémunir contre le risque d’enlisement dans des conflits qui ne la concerneraient pas au premier chef. Par conséquent, la logique bloc à bloc d’hier cède aujourd’hui place, pour le Kremlin, à des entrées en matière bilatérales, lui offrant un format souple de partenariat. Ce dernier peut être de circonstance, comme c’est le cas avec l’Iran sur le dossier syrien. En l’espèce, Moscou et Téhéran ne sont pas alliés mais bel et bien partenaires : leurs objectifs à long terme divergent, puisque la Russie, contrairement à l’Iran, n’entend pas rester en Syrie, mais leur intérêt mutuel est de maintenir Bachar Al-Assad au pouvoir[22]. De même que, face à l’affaiblissement des BRICS (Brazil, Russia, India, China, South Africa) et à la complexité du multilatéralisme, le Kremlin privilégie désormais les partenariats directs, avec la Chine notamment via le projet de nouvelle route de la soie[23].
Si l’on évoque parfois une « nouvelle course aux armements[24] », cette dernière est sans commune mesure avec celle qui opposa les deux superpuissances du XXe siècle. De nos jours, on ne peut pas parler de deux meneurs incontestés, tant en termes de potentiels militaires que de recherche technologique. Si compétition il y a, celle-ci est sectorielle (course cyber par exemple) et non globale, au regard du poids écrasant du complexe militaro-industriel américain, dont les dépenses s’élèvent à 611 milliards de dollars, celles de la Russie équivalant presque celles de l’Arabie saoudite (respectivement 69 et 64 milliards de dollars pour 2017[25]) ). Alors que l’époque de la parité conventionnelle et nucléaire entre Washington et Moscou appartient désormais au passé, l’objectif actuel de la Russie, eu égard à ses ressources limitées, est non pas de rattraper Washington, mais bien de gommer les asymétries technologiques dans certains domaines (radars ou cyber) et de développer ses capacités A2/AD (Anti-Access/Area Denial). Aussi, les systèmes anti-accès russes S-300 et S-400 sont-ils clairement destinés à contrecarrer les SA-20 et SA-21 de l’Otan et ainsi sanctuariser des territoires représentant un enjeu géostratégique majeur pour le Kremlin (Crimée, Kaliningrad)[26]. C’est en outre une course multipolaire, où les États-Unis et la Russie ne sont pas les seuls protagonistes. Néanmoins, à la différence de l’époque de la guerre froide où la course était strictement encadrée par une série de traités – SALT (Strategic Arms Limitation Treaty), START (Strategic Arms Reduction Treaty), ABM, l’air du temps n’est plus à l’arms control, mais bel et bien à l’effondrement progressif de l’édifice bâti au début des années 1970[27]. Depuis 2014 et le retour de la guerre conventionnelle en Europe, on s’attend à une remontée en puissance des armées européennes et à une remilitarisation du Vieux Continent. Cette tendance se confirme avec la réunion des ministres de la Défense de l’Otan de juin 2015, et l’engagement pris d’augmenter le budget militaire des États-membres pour contrer une possible menace russe. En d’autres termes, la sécurité est aujourd’hui en Europe garantie par des moyens plus militaires que politiques.
En dépit de la fin de l’affrontement Est-Ouest, la Russie est l’héritière institutionnelle de l’URSS. Aussi faut-il plutôt lire les tensions d’aujourd’hui comme résultant des répliques du séisme causé par la fin de la « guerre de cinquante ans », ou plus exactement de l’absence de règlement de celle-ci, étant donné sa spécificité : une guerre qui ne fit jamais l’objet d’une déclaration. Pour preuve, l’exhumation par le Kremlin de dossiers épineux datant du début des années 1990. Moscou conteste maintenant l’avancée de l’Otan vers l’Est, perçue comme une agression, et présentée comme l’abandon par Washington d’une promesse que George H. W. Bush aurait faite à Gorbatchev en 1990 de ne pas élargir l’alliance. En réalité, la promesse en question fut faite au moment des négociations portant sur la réunification allemande et cet engagement, purement oral, ne fut jamais couché sur le papier[28]. De même que la promesse faite par le Secrétaire d’État américain James Baker à Gorbatchev en février 1990 que l’Otan n’avancerait pas d’un pouce vers l’Est, concernait le territoire de l’ancienne RDA et non pas l’Europe de l’Est[29]. Au titre des références historiques avancées par le Kremlin, on peut évoquer l’appel de Vladimir Poutine à un « nouveau Yalta », c’est-à-dire à un partage des sphères d’influences en Europe. Cette analogie est révélatrice à deux égards. Tout d’abord parce que s’effectue une relecture historique, selon laquelle ce seraient l’URSS et le socialisme qui auraient été défaits dans la guerre froide, et non la Russie, l’héritière institutionnelle de l’URSS[30]. Même si la Russie s’est séparée de son empire, elle aurait gagné sa liberté en s’affranchissant du système communiste et en réintégrant la communauté économique mondiale dont elle avait été tenue en périphérie[31].
Ensuite, parce que la Russie d’aujourd’hui a tiré profit de la négligence des Européens de l’Ouest vis-à-vis de leur potentiel conventionnel. Moscou entend dès lors remettre en question l’équilibre du continent européen, conçu en sa défaveur durant les années 1990. C’est ainsi qu’en 2008, le président Medvedev avance le projet d’un nouveau système de sécurité collective pour le Vieux Continent, qui permettrait, selon les termes d’Isabelle Facon, de « corriger la perte d’influence en Europe qu’elle (la Russie) estime subir[32] », nourrissant par la suite le projet russe d’un « Helsinki II ». En effet, l’Acte final de la conférence d’Helsinki (CSCE) de 1975 avait figé le système européen en déclarant les frontières de l’Europe « inviolables » (ou « intangibles », selon les acceptions anglaise ou russe). Elle avait aussi lancé un dialogue politique pour apaiser la confrontation Est-Ouest. C’est ainsi qu’au mitan des années 1980, la CSCE avait été l’un des pivots du projet de « maison commune européenne » de Mikhaïl Gorbatchev. Il s’agissait, dans son esprit, de la transformer en organisation permanente et en un nouveau système de sécurité, destiné à se substituer à terme aux anciennes alliances. Pour Gorbatchev l’acceptation par l’URSS de l’émancipation de l’Europe de l’Est en 1989 devait jeter les fondements de relations apaisées avec ses voisins, autant qu’elle recelait les promesses d’un accès à la technologie occidentale et aux crédits européens. En somme, cet abandon du « glacis » traditionnel de la Russie devait être compensé par des gains politiques et économiques. Il faut toutefois souligner l’effet dévastateur de la gestion de l’implosion de l’URSS sur les rapports entre Moscou et ses anciens satellites. L’intervention des forces spéciales soviétiques en janvier 1991 à Vilnius pour tenter de maintenir la république lituanienne frondeuse dans le giron de l’URSS enterra toute possibilité de coopération entre Moscou et ses voisins[33], que venait déjà obscurcir un lourd passif historique. Néanmoins, il est dangereux de lire la politique actuelle russe comme résultant d’une forme de prédestination à un conflit inéluctable avec ses voisins occidentaux. Elle révèle plutôt l’échec de son rapprochement avec l’UE et l’Otan au début des années 2000, signe de la capacité de la Russie à sortir d’une logique de confrontation. Véhiculer les clichés d’une guerre froide qui appartient au passé en les plaquant sur les tensions actuelles peut donc présenter certains risques.
Penser et construire l’ennemi : le danger des raccourcis historiques
Tout d’abord, parce que les médias, par la manière dont ils couvrent les événements, créent un cadre narratif qui, en retour, influence la façon dont le grand public, voire même le politique, perçoit la réalité[34]. Zachary Shore, dans un très stimulant ouvrage mêlant réflexion historique et psychologie politique, souligne le danger qui consiste à considérer que le comportement futur de son adversaire, partenaire ou concurrent, sera identique à son comportement passé : « En considérant le comportement passé comme un guide, les dirigeants et leurs conseillers se sont souvent trompés[35] », écrit-il. Ce prisme recèle en effet plusieurs écueils. Tout d’abord, il risque d’alimenter les stéréotypes et de ne pas tirer profit des changements de cap propices à la coopération ou à l’apaisement. Il peut aussi biaiser l’analyse et ne pas générer la réponse appropriée aux possibles menaces. Lorsqu’éclata le second conflit mondial, si les Français se préparaient à faire la guerre de 1914, « les Allemands faisaient celle de 1940 », écrit Marc Bloch dans son Étrange défaite[36].
La cristallisation de la thématique de « nouvelle guerre froide » pourrait en faire une réalité géopolitique rationnelle et ainsi attiser une rivalité latente. Centrer l’attention de l’opinion publique sur des comparaisons historiques, par exemple, l’invasion de la Crimée étant rapprochée de celle des Sudètes en 1938, alimenterait les tensions. En filant la métaphore, Poutine serait donc le nouveau Hitler qu’il conviendrait de neutraliser avant qu’il ne se décide à appliquer le second volet d’un plan agressif, et toute négociation internationale visant à apaiser la situation serait vue comme un recul[37]. Ce faisant, cette analogie obscurcit l’analyse de la politique russe, en passant sous silence la limite de ses moyens actuels. N’étant plus la superpuissance de jadis, ses capacités sont malgré tout contraintes. Leur surestimation pourrait très paradoxalement faire le jeu de la puissance russe, en la hissant à une place concurrente principale qui n’est plus la sienne. Le dernier écueil de cette pratique, qui consisterait à éclairer la politique russe au moyen de grilles explicatives connues, serait de gommer ses nouveautés, tout particulièrement son imprévisibilité. Le choc créé par l’annexion de la Crimée, la déstabilisation du Donbass et l’intervention militaire en Syrie, illustre bel et bien les limites de cette pratique. Dès lors, l’analyse des conflits contemporains au prisme de référentiels passés serait davantage révélatrice du retour de la Russie comme un acteur dont il faut tenir compte sur la scène internationale, après la longue période de marginalisation des années 1990. Les observateurs distraits auraient laissé les curseurs arrêtés à la fin de la guerre froide, qui reste de fait la seule grille de lecture des médias.
Conclusion
Comme le rappelle Pierre Chaunu, la connaissance historique a avant tout pour but de comprendre hier pour se libérer de son emprise et imaginer demain. Il faut donc un terme nouveau pour décrire une réalité nouvelle[38]. Si l’on ne peut nier les continuités historiques, les fameuses « régularités » de Jean-Baptiste Duroselle, qui conditionnent très certainement la marge de manœuvre de la Russie, il ne faut toutefois pas passer sous silence les nouveautés qui assistent sa politique, au risque de tomber dans un dangereux déterminisme. Il importe donc, comme le souligne Thomas Gomart, de « déseuropéaniser » l’analyse de la politique étrangère russe, laquelle est fluide et inconstante[39]. Si les conflits d’intérêts entre la Russie et ses voisins augmentent, c’est aussi parce que Moscou, qui a investi à réorganiser son armée depuis 2008, révise l’équilibre international post-guerre froide. Il est donc essentiel de tenir compte de ce paramètre. Mais il faut se garder de toute lecture hâtive qui verrait dans cette nouvelle phase de tensions une répétition de la guerre froide. Il n’y a plus aujourd’hui d’« Est » et d’« Ouest », mais bel et bien un monde globalisé et multipolaire. L’évocation d’une nouvelle guerre froide augmente d’autant plus les risques de conflits, qu’elle ferme la porte à une autre politique qui pourrait paver les chemins de l’apaisement.
References
Par : Sophie MOMZIKOFF
Source : Revue Défense Nationale
Mots-clefs : armée russe, guerre froide, Impérialisme, nouvelle guerre froide, Soft power russe