Les promesses de la Smart City sont-elles effectives, en particulier pour les villes en développement ? Cet article explore la question et évalue l’influence des technologies de l’information et de la communication, non seulement en termes d’efficacité technique mais également en termes de gouvernance et de jeux des acteurs.
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: Laure Criqui, « Promesses et réalités des usages du numérique dans les villes en développement », IDDRI, Octobre 2017.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la IDDRI.
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Promesses et réalités des usages du numérique dans les villes en développement
Le déploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC) laisse entrevoir la possibilité d’une optimisation automatique du fonctionnement et de la gestion urbaine. Qu’en est-il en réalité ? Dans quelle mesure des autoritéslocales aux ressources contraintes, faisant face à une urbanisation massive, rapide et informelle, peuvent-elles s’en saisir ? Il existe encore peu d’études sur le rôle des TIC dans la fabrique et le pilotagedes villes en développement plus particulièrement.
Cet Issue Brief considère le numérique non pas comme une simple technologie, mais comme un outil générant de nouveaux usages. Délaissant l’idéal de la « ville intelligente », il envisage les TIC comme des instruments opérationnels, qui perturbent les fonctions urbaines traditionnelles (gestion des services, développement économique…) et les modalités de l’action publique (planification, administration…). Dans les villes en développement, ce sont à la fois de nouveaux acteurs qui se positionnent là où l’action publique est absente ou défaillante, et de nouveaux usages imprévus, mais en prise avec les dynamiques urbaines de terrain. Plus que celui de l’efficacité technique, l’enjeu devient alors celui de la gouvernance urbaine et de la capacité des autorités locales à s’en saisir pour que la transition numérique contribue au développement urbain durable. Les TIC peuvent être utilisées pour améliorer l’action dans des domaines d’application spécifiques, pour contribuer aux processus de gouvernement et d’action publique, ou encore comme moteur de développement économique. Ce sont les conditions urbaines et institutionnelles des villes en développement qui vont déterminer la faisabilité, la pertinence et l’efficacité de ces nouveaux outils numériques et de leurs usages.
Usages du numérique pour les fonctions urbaines
Si les responsabilités urbaines des autorités locales sont similaires au Nord et au Sud, les promesses du numérique sont, elles, inspirées des villes du Nord (Odendaal, 2003). Leur déclinaison dans les villes en développement révèle des usages imprévus, mais pas moins contributeurs au développement urbain durable.
Gestion des services urbains
Les TIC sont censées mener à une optimisation de la gestion des ressources naturelles, des infrastructures, des offres commerciales et du suivi opérationnel des réseaux de services. Dans des villes où ces services sont insuffisants et où les opérateurs ont des capacités contraintes, c’est principalement autour des offres alternatives de services que le numérique change la donne. Les TIC permettent de mettre en relation des populations non desservies avec des petits opérateurs, privés ou informels, via des applications de services à la demande. Elles créent ainsi de nouvelles « places de marchés », hors des circuits officiels, et contribuent à accroître les revenus de travailleurs souvent précaires. Par ailleurs, le numérique augmente l’impact de la communication sur les changements de comportements de consommation. Wecyclers à Lagos (Nigeria) permet par exemple de faire appel à des précollecteurs dans des quartiers précaires où la collecte des déchets n’est pas assurée, et le tri à la source est encouragé en offrant par SMS des bons d’achats en fonction de la quantité remise de déchets recyclables. Plus qu’une optimisation du service public, le numérique facilite la rencontre d’une diversité d’offres et de demandes auparavant cachées, et ainsi l’amélioration de la couverture par des tiers, des services à la demande et des offres hybrides. L’enjeu de la régulation publique pour assurer le respect de normes, l’équité financière et l’inclusion sociale par ces offres alternatives n’est pas nouveau en soi, mais la multiplication de ces dernières grâce au numérique le rend encore plus pressant.
Diagnostic et planification territoriale
Les TIC sont promues comme pouvant contribuer à une « planification urbaine intelligente », contrôlant et prévoyant le fonctionnement de la ville. Or, même si la planification est inopérante ou les plans inappliqués, le numérique offre de nouvelles possibilités. Le pas de temps de l’action urbaine est tout d’abord réduit : d’une prévision à long terme, la disponibilité et l’actualisation constante de données poussent à une action plus incrémentale et réactive. Dar es Salaam (Tanzanie) et Katmandou (Népal) se sont ainsi équipés de systèmes de cartographie et d’alertes en cas d’inondations ou de séismes : combinant images satellites et SMS, ils servent à se coordonner en temps réel et à répondre immédiatement aux besoins des populations. En outre, les systèmes d’information géographique apportent une connaissance localisée et exhaustive de la ville et des besoins. Encore souvent omis des plans, les quartiers précaires s’imposent sur ces cartes. Leur reconnaissance reste politique, mais il devient difficile pour les autorités de les ignorer. Les possibilités de signalements citoyens ou de cartographie participative ouvrent ainsi le travail de diagnostic territorial à des tiers. La production de connaissances sur la ville réelle et vécue est appropriée et diffusée facilement grâce aux TIC. Ceci requiert certes un renforcement des compétences des populations, mais offre un support plus ouvert que les processus de planification conventionnels. Le numérique ne sert donc pas tant à contrôler ou à définir le devenir de la ville qu’à faire avec l’existant, accepter des modes d’urbanisation qui échappent aux plans d’urbanisme et y ajuster la réponse publique. Dans des villes à la croissance urbaine rapide et informelle, il s’agit potentiellement d’un changement massif de paradigme pour des modes d’action autres que la planification classique. Amélioration de l’administration publique Promesses et réalités de la e-administration semble plus alignées, y compris et même peut-être particulièrement pour des autorités aux ressources contraintes. En effet, l’amélioration du fonctionnement municipal grâce aux TIC indique des gains d’efficacité, de transparence et de redevabilité. L’Ouganda et les Philippines ont ainsi réduit les dépenses internes de gestion locale grâce à une coordination des actions en ligne, une dématérialisation des procédures et démarches, des systèmes de paiement électronique, une réduction de la consommation de papier, etc. Le corollaire est une limitation des possibilités de fraude et de corruption et une transparence accrue. Cette redevabilité va de pair avec un meilleur contrôle, une réduction des taux d’erreur, des plateformes de réclamation en ligne ou l’automatisation du paiement des impôts. Instaurant de la confiance, ces dispositifs permettent d’augmenter les taux de recouvrement fiscal pour les municipalités. Pour fonctionner, la e-administration doit toutefois être accessible à tou-te-s, et réduire le temps et la distance pour interagir avec l’administration (bornes Internet comme à Fès [Maroc], acceptation du Mobile Money). La multiplicité des supports, adaptés aux pratiques et capacités de populations vulnérables, est là déterminante. Promesses et réalités des usages du numérique dans les villes en développement
Par ailleurs, les usages des TIC dans les villes en développement ont généralement une forte vocation sociale et environnementale : les actions sont ancrées territorialement, répondent aux besoins des populations et cherchent à contribuer au développement local. Leur engagement pour générer de l’emploi local, favoriser des circuits courts de consommation ou contribuer à l’éducation au numérique est prometteur. Les autorités locales restent à mobiliser : d’initiative soit étatique (ex. plateforme de sites touristiques locaux en Chine) soit privée (ex. sites de réservation hôtelière en Afrique, qui tirent parti de la faiblesse du cadre régulateur), les opportunités économiques offertes par le secteur échappent encore au radar et aux politiques des autorités locales. Le potentiel de ces usages sectoriels s’accompagne néanmoins de risques : suivant des logiques d’offre et de demande particulières, ils menacent l’équité, l’accessibilité et l’universalité des services pour tou-te-s, ne garantissent pas la sécurité et la protection des données, et ne sont pas exempts de manipulations politiques, d’où le nécessaire positionnement des autorités sur le secteur.
Impacts du numérique pour l’action locale
Au Nord comme au Sud, les acteurs du numérique s’insèrent dans la fabrique urbaine, et ce indépendamment des politiques publiques[1]. Ces dynamiques sont d’autant plus disruptives dans les villes en développement qu’elles opèrent sur un terreau de défaillances publiques et d’informalité urbaine (Odendaal, 2003). C’est donc certes un défi de plus pour des autorités locales déjà fragiles, mais qu’il n’est pas impossible de transformer en opportunité.
Des données pour informer la décision
L’architecture de la ville numérique est pour l’essentiel constituée : de dispositifs connectés tels que des capteurs, caméras, satellites, qui génèrent des données ; de centres d’intégration, d’opération et de maintenance des données pour les traiter et les analyser ; et d’interfaces de communication pour partager l’information (Bouskela et al., 2016). À chacune de ces étapes, une régulation des autorisations, des incitations et des institutions est nécessaire (Edwards et al., 2016) Dans les villes en développement, la production de données est moins massive que diffuse. Plus qu’à partir de bases statistiques ou de tableaux de Les synergies sont prometteuses pour la gestion municipale, mais restent encore peu adoptées par les autorités locales. Bien souvent, les programmes sont d’initiative étatique : bouleversant des pratiques professionnelles, voire des rentes de situation dans les municipalités, leur application requiert une réelle volonté et un soutien politique et financier. Renforcement des partenariats et de la participation Piloter la ville par les données suppose des arrangements d’acteurs ad hoc ; c’est autour de la production et l’utilisation des données que peut s’articuler une e-gouvernance. En l’occurrence, les faibles capacités des autorités dans les villes en développement laissent une place non-négligeable à des tiers. D’un côté, l’ouverture des données permet d’une part aux citoyens de suivre l’action publique, d’autre part de favoriser l’innovation et le développement d’applications par des start-up. De l’autre, des autorités aux faibles marges de manœuvre pour gérer des big data se trouvent face à d’autres modes de production et d’usages des données urbaines. Le crowdsourcing – comme la cartographie participative de quartiers précaires – peut dans ce cadre faire émerger des besoins, des demandes et des idées pour informer l’action urbaine. Pour que la e-gouvernance soit inclusive, le recours à des intermédiaires (universités pour analyser les données, ONG pour les produire) garantit la mobilisation et l’appropriation de publics diversifiés, et le renforcement des compétences numériques de toutes les parties prenantes. À l’exception du Brésil, où la participation citoyenne est déjà à l’œuvre, les initiatives restent encore souvent limitées à de l’échange d’information unidirectionnel plus qu’à l’instauration d’un véritable dialogue ou d’une coproduction de l’action publique.
Développement économique local
Le numérique est enfin un secteur attractif, productif et compétitif, générant des activités, des emplois et des revenus tout en réduisant les coûts de transaction. En faire un moteur de développement économique local requiert toutefois un accompagnement public qui reste timide dans les villes en développement. Incubateurs ou hackathons offrent des espaces de travail stimulants, ouverts et collaboratifs. Les initiatives se multiplient en Afrique, mais souvent petits ou jeunes, ces tiers-lieux manquent de soutien. L’articulation du secteur du numérique avec les entreprises privées traditionnelles requiert également des dispositifs facilitateurs, comme l’open innovation promue par Numa à Casablanca (Maroc), pour que les start-up apportent de réelles solutions aux défis du secteur privé, et bénéficient de coaching et de financements. Promesses et réalités des usages du numérique dans les villes en développement bord des services urbains, elles peuvent provenir de capteurs ciblés, mais aussi de remontées citoyennes, d’enregistrement passif de données mobiles. Dèslors, les producteurs de données ne sont plus les pouvoirs publics, mais une myriade d’acteurs publics, privés et informels, qui fabriquent les villes en utilisant des TIC. Un travail d’interopérabilité, de centralisation et d’harmonisation est alors nécessaire. Le numérique modifie les types de connaissances avec des informations coproduites, localisées et actualisées. Elles offrent une image dynamique et exhaustive de la ville, une plus-value dans des contextes où la fabrique urbaine est largement informelle et échappait jusqu’alors au spectre des décideurs. Le partage des données joue ensuite un rôle dans la coordination interne au public, mais aussi dans les échanges avec des tiers, contribuant à la transparence, mais aussi à la multiplication des innovations d’usages. La manière dont les données vont être interrogées, analysées et partagées relève elle de choix politiques relatifs à la forme et au fonctionnement de la ville souhaitée, qui dépassent les seuls dispositifs technologiques. De nouveaux (jeux d’)acteurs pour faire la ville En sus des données, voire de prime abord, les TIC offrent des plateformes de communication et d’échanges, qui connectent des marchés, des offres et demandes auparavant isolés, relient et coordonnent les acteurs, tout en réduisant les coûts de transaction (Relhan et al., 2012). Or les nouveaux usages dans les villes en développement ne se structurent pas tant autour et par les autorités qu’en creux, là où elles peinent à répondre aux besoins des populations. L’émergence des acteurs du numérique perturbe les arrangements entre public, privé et société civile. Les TIC permettent des relations directes, immédiates et dématérialisées : payer les taxes, appeler un fournisseur, signaler sa présence lors d’une catastrophe naturelle ou présenter une réclamation devient possible avec un simple SMS. Se positionnent aussi des intermédiaires – universités, ONG, incubateurs –, qui défendent une vision ouverte et collaborative du numérique et s’efforcent d’utiliser les TIC pour le bien commun local. Ils appuient les marketplaces où se rencontrent l’offre de petits opérateurs et les demandes latentes de populations exclues, voire ils accompagnent ces dernières dans l’utilisation des TIC comme un outil neutre et objectif pour faire valoir leurs revendications sociales. La réduction des asymétries d’information et la suppression des barrières à l’entrée du numérique et par le numérique pour d’autres pratiques urbaines créent de nouveaux échanges. Dans des villes où les autorités sont souvent déjà dépassées par l’urbanisation, cette dynamique peut néanmoins fragiliser plus encore la place des pouvoirs publics, tout en innovant par ailleurs pour une forme d’inclusion urbaine. En imposant une approche multiacteurs, les TIC viennent donc brouiller les lignes entre actions urbaines officielles et alternatives pour l’intérêt général, et sont à mi-chemin entre risques d’ingouvernabilité accrus et opportunités de leapfrogging.
Des enjeux de vision urbaine
Afin qu’une ville devienne plus « intelligente » grâce au numérique, il existe des prérequis organisationnels : un champion pour porter la vision, un service dédié, et de la formation des professionnels (Bouskela et al., 2016). Mais ces éléments font d’ores et déjà souvent défaut dans les villes en développement, y compris pour les fonctions urbaines traditionnelles. L’importance de l’investissement politique – et financier– pour le numérique en est d’autant plus crucial. Enfin, l’irruption du numérique relève d’une transition. Les villes en développement sont loin d’être totalement numérisées, et l’absence de données n’équivaut pas à l’absence d’un problème : aux côtés du potentiel ici décrit, le risque de laisser de côté les populations les plus vulnérables, souvent les moins connectées, n’est pas à négliger. Ainsi, l’accessibilité du numérique, les usages des données, ou encore le développement de services alternatifs deviennent des enjeux organisationnels et politiques. Il faut alors d’une part renforcer les capacités numériques des autorités locales afin d’insérer les TIC dans les cadres institutionnels et gestionnaires préexistants et de minimiser le risque de « décrochage » ; d’autre part accompagner les autorités locales pour qu’elles puissent comprendre, utiliser et orienter les opportunités offertes par le numérique à des fins de développement urbain inclusif.
References