Avec cet article, l’auteur retrace brièvement l’évolution de l’intérêt suscité par l’accès à l’espace exo-atmosphérique, puis explore les différents usages aujourd’hui associés à cet espace, usages qui le transforme en un champ de concurrence s’exacerbant. Cette analyse ouvre la voie à une réflexion sur le risque de confrontation militaire dans l’espace exo-atmosphérique, sur les stratégies qui seraient mises en œuvre, ou encore sur les capacités et technologies qui seraient déployées.
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Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : « Quel futur pour la guerre dans l’Espace ? » , de Patrick Bouhet, Union-IHEDN/Revue DĂ©fense, n°197, mars-avril 2019
Ce texte, ainsi que d’autres publications sont disponibles pour les abonnĂ©s de la Revue DĂ©fense de l’Union-IHEDN.
L’espace est redevenu un sujet majeur pour l’ensemble des grandes puissances tant d’un point de vue civil que militaire. Il l’a dĂ©jĂ Ă©tĂ© dans les annĂ©es 60 du prĂ©cĂ©dent siècle, mais pour des raisons diffĂ©rentes. Il s’agissait alors de prouver et se garantir la capacitĂ© Ă y accĂ©der. Après des dĂ©cennies de dĂ©veloppements et d’emploi de nouveaux moyens, notamment d’observation, de communication et de recherche scientifique, le contexte a changĂ©. L’espace exo-atmosphĂ©rique est devenu un lieu oĂą se sont dĂ©veloppĂ©s les risques et les menaces, un espace congestionnĂ© et l’objet de nouvelles confrontations. En consĂ©quence, les principales puissances spatiales, dont la France, rĂ©flĂ©chissent et mettent en Ĺ“uvre des plans de dĂ©veloppement et des rĂ©organisations de leurs moyens militaires. A terme se pose donc la question d’une nouvelle conflictualitĂ© possible dans un milieu en rĂ©alitĂ© très hostile Ă l’homme. Après en avoir dĂ©terminĂ© les principales raisons potentielles, on peut tenter de dessiner le contour probable de futures opĂ©rations militaires dans, vers et depuis l’espace.
La motivation première qui pourrait ĂŞtre Ă l’origine de cette recrudescence de l’intĂ©rĂŞt pour l’espace est celle liĂ©e aux activitĂ©s militaires. Bien que limitĂ©e dans une certaine mesure par les traitĂ©s et conventions internationales, l’utilisation Ă but militaire de l’espace n’a pas cessĂ©. Il ne faut, en effet, pas oublier que dès l’origine une liaison Ă©troite existe entre la conquĂŞte spatiale et les armĂ©es. Ainsi, lorsque le IIIème Reich dĂ©veloppe le premier missile balistique opĂ©rationnel A4/V2 sous la direction de Wernher von Braun, il bĂ©nĂ©ficie d’annĂ©es d’Ă©tudes rĂ©alisĂ©es afin de crĂ©er les engins nĂ©cessaires pour accĂ©der Ă l’espace. L’après-guerre continue sur cette voie. Si Sputnik en 1957, lancĂ© par une fusĂ©e dĂ©rivĂ©e du premier missile intercontinental R-7, peut apparaĂ®tre Ă certains comme une simple rĂ©ussite technologique soviĂ©tique ouvrant une voie d’avenir scientifique, le message militaire est clair : les États-Unis et leurs alliĂ©s ne sont plus Ă l’abri d’une ogive, a priori nuclĂ©aire, transitant par l’espace extra-atmosphĂ©rique et frappant loin au cĹ“ur de l’adversaire dans des dĂ©lais sans commune mesure avec un raid de bombardiers. Les lanceurs/missiles ayant atteint une puissance suffisante, ils ouvrent la voie Ă l’exploitation du meilleur point haut dont pouvaient rĂŞver les armĂ©es : l’espace. Des satellites d’observation, de communication, d’alerte voire des stations Ă l’image des Almaz soviĂ©tiques sont dĂ©veloppĂ©s et envoyĂ©s en orbite dès les annĂ©es 60. Des engins sont de mĂŞme très rapidement conçus pour dĂ©truire les moyens ennemis : missiles tirĂ©s depuis le sol ou depuis un aĂ©ronef[1], y compris avec des tĂŞtes nuclĂ©aires[2], charges conventionnelles, satellite « kamikaze »[3], puis armes Ă Ă©nergie dirigĂ©e, avec plus ou moins de succès, etc.
A ce jour, 4 pays ont testé des missiles antisatellites et fait la preuve de leur capacité dans ce domaine, les États-Unis, l’Union soviétique puis la Russie, la Chine et depuis le 27 mars dernier l’Inde. Cela n’implique pas que d’autres puissances ne disposent pas de la technologie nécessaire. Mais ces autres puissances ayant une lecture plus restrictive des traités mais aussi plus attentives aux conséquences de tels tirs ont préféré s’abstenir jusqu’à présent. En effet, si l’action de destruction peut ne viser qu’un seul objet, son impact est général par la masse des débris qui, compte-tenu de leur vélocité, peuvent endommager, voire détruire, d’autres objets provoquant alors un risque de réaction en chaîne. Cela sans compter que les places utiles sont de plus en plus rares, ce qui produit cette congestion, facteur de confrontation. Et que l’accès à l’espace et les capacités qu’il offre sont maintenant un marqueur fondamental de puissance politique, militaire, économique, technologique et industrielle.
Mais surtout, c’est la dépendance à l’espace dans tous les domaines, renseignement, communication, géolocalisation et guidage des armes de grande précision, etc., qui rend l’espace exo-atmosphérique si précieux et les armées si vulnérables à un danger de perte de capacité d’y accéder et de faire appel aux services qu’il permet de délivrer.
Mais, bien plus que les seuls aspects militaires, ce sont bien les aspects Ă©conomiques qui transforment l’espace en un champ d’exercice de la concurrence avec un fort potentiel d’extension Ă une confrontation plus ou moins aiguĂ«. Car tout comme le secteur de dĂ©fense, nos Ă©conomies sont largement liĂ©es Ă l’espace et aux services qui en proviennent. Et la tendance ne fait que s’accentuer. Or, alors que les places utiles Ă toutes les orbites y compris les plus hautes sont relativement rares, le marchĂ© reste intĂ©ressant et mĂŞme se dĂ©veloppe avec l’apparition des nouveaux acteurs qui constituent le New Space et poursuivent des buts essentiellement Ă©conomiques et commerciaux. Si l’aventure a principalement dĂ©butĂ© sur le crĂ©neau des lanceurs et du tourisme spatial, les objectifs Ă long terme des nouveaux conquistadores de l’espace sont d’ores et dĂ©jĂ tournĂ©s vers l’exploitation des ressources prĂ©sentes sur les objets stellaires (lunes, planètes, mĂ©tĂ©orites…) et la colonisation humaine, Ă commencer par celle de Mars. Or, Ă nouveau selon des mĂ©canismes bien connus, ces ambitions et entreprises privĂ©es pourraient conduire Ă des confrontations. La colonisation des AmĂ©riques et de l’Afrique et d’une partie de l’Asie entre le XVIème et le XXème siècle peut nous servir de point de repère. Car, mĂŞme si l’histoire ne se rĂ©pète pas, elle bĂ©gaye. Prenons le cas d’une lune, qui pourrait ĂŞtre la nĂ´tre. Dans un premier temps, les implantations et exploitations sont en nombre limitĂ©. Il suffit que les ressources soient rĂ©parties sur des surfaces suffisamment Ă©tendues et dissĂ©minĂ©es pour que chacun y trouve son intĂ©rĂŞt sans avoir Ă s’inquiĂ©ter de ses voisins suffisamment Ă©loignĂ©s. Que des divergences apparaissent quant Ă la propriĂ©tĂ© d’une surface ou d’un objet dans son ensemble et les choses changent très vite : de la concurrence Ă , peut-ĂŞtre, la guerre privĂ©e puis Ă l’implication des États aux intĂ©rĂŞts suffisamment puissants pour dĂ©velopper, entretenir et utiliser de vĂ©ritables forces armĂ©es qui conduiront Ă de vĂ©ritables opĂ©rations militaires au sens complet du terme. Mais dans ce cas Ă quoi pourraient ressembler ces opĂ©rations militaires d’un nouveau type ?
L’exemple de l’Ă©mergence du fait aĂ©rien militaire pendant la Première Guerre mondiale peut nous fournir Ă ce titre des indications. L’espace militaire d’aujourd’hui est utilisĂ© au titre de trois missions principales. Le recueil du renseignement (ISR) sur la base de senseurs de plusieurs types (image, radar, Ă©coute…) ; la transmission de donnĂ©es en tant que relais (SATCOM) ; les aides Ă la navigation et Ă la prĂ©cision des frappes. Chacune de ces missions s’avère primordiale dans la prĂ©paration, la planification et la conduite des opĂ©rations. Sans avoir un effet cinĂ©tique direct sur l’adversaire, ces moyens donnent un avantage Ă celui qui sait les utiliser en lien Ă©troit avec ses systèmes d’armes. Dès lors, la première tentation pour s’en prĂ©munir est a minima d’en gĂŞner l’action, voire de les rendre inopĂ©rants : c’est ce qui arrive au dĂ©but de la bataille de Verdun. Que ce soit d’un point de vue opĂ©ratif ou tactique, la toute jeune aĂ©ronautique militaire a dĂ©montrĂ© ses capacitĂ©s dès 1914. En consĂ©quence, l’Ă©tat-major allemand dĂ©cide en fĂ©vrier 1916 d’engager en masse des appareils destinĂ©s Ă empĂŞcher l’aĂ©ronautique française de remplir son rĂ´le. Il obtient la supĂ©rioritĂ© aĂ©rienne, au moins locale, et empĂŞche toute rĂ©action efficace de l’Ă©tat-major et de l’artillerie française dans les premières phases de la bataille. Ce n’est qu’en opposant Ă son tour une concentration d’appareils de chasse, que l’armĂ©e française rĂ©ussit Ă rĂ©tablir l’Ă©quilibre puis Ă conquĂ©rir une supĂ©rioritĂ© qui joue un grand rĂ´le dans l’Ă©chec final allemand. L’utilisation des moyens spatiaux rĂ©pondant Ă la mĂŞme finalitĂ© qui vise la conquĂŞte du point haut, dans des conditions autrement plus complexes, ne peut amener que le mĂŞme type de rĂ©ponse pour celui qui voudrait en dĂ©nier les avantages Ă un adversaire. Or, l’action contre des satellites est techniquement possible – dĂ©sorbitation, aveuglement, destruction de tout ou partie des seuls circuits ou sources d’Ă©nergie… Il faudra alors construire l’organisation la plus adaptĂ©e pour obtenir ou reconquĂ©rir la supĂ©rioritĂ© voire la suprĂ©matie spatiale, en Ă©tant supĂ©rieur en masse et en qualitĂ©.
Une Ă©tude du système dans son ensemble montre aussi qu’un bon moyen d’atteindre les capacitĂ©s spatiales d’un adversaire peut consister soit en une attaque cyber, soit en une attaque contre les infrastructures au sol, plutĂ´t que dans le dĂ©ploiement de moyens spatiaux. C’est agir dans, depuis et vers l’espace. S’y ajoute une possibilitĂ© moins envisageable pour la guerre aĂ©rienne : celle de dĂ©nier l’espace en dĂ©truisant le maximum de moyens en orbite basse, par exemple, et en multipliant les dĂ©bris, rendant l’orbite ciblĂ©e impropre Ă l’utilisation pour tous les belligĂ©rants. Celui qui ferait ce choix, en limitant volontairement sa dĂ©pendance Ă l’espace peut gagner un avantage au moins momentanĂ© dans les opĂ©rations sur un adversaire dĂ©pendant. Un belligĂ©rant capable de « jongler » entre utilisation et indĂ©pendance des moyens spatiaux multiplierait d’autant ses possibilitĂ©s en termes de modes d’actions, donc aussi en termes de capacitĂ© Ă provoquer la surprise. Le bombardement est aussi une possibilitĂ© assez naturelle dont il peut ĂŞtre tirĂ© parti Ă l’Ă©gal de l’exemple de la guerre aĂ©rienne. En effet, par nature, les caractĂ©ristiques sont assez semblables : le point haut permet de s’affranchir des lignes de fronts et des dĂ©fenses et ainsi de frapper l’adversaire dans la profondeur. Le dĂ©veloppement des systèmes de dĂ©fense (type A2/AD[4]) peut Ă cet Ă©gard conduire Ă une remise en question des capacitĂ©s de pĂ©nĂ©tration dans la profondeur, voire mĂŞme d’entrĂ©e en premier des moyens aĂ©riens classiques. Le point haut ne ferait alors que se dĂ©placer Ă un niveau plus Ă©levĂ© selon le mĂŞme principe qui a menĂ© Ă Ă©voluer de la reconnaissance aĂ©rienne Ă la surveillance spatiale après l’apparition des premiers missiles sol-air rĂ©ellement efficaces y compris Ă très haute altitude. Ceci peut Ă nouveau provoquer une Ă©volution majeure en donnant un rĂ´le Ă un satellite naturel comme la Lune, par dĂ©finition indestructible tout comme une Ă®le est un porte-avions naturel en termes de guerre aĂ©ronavale.
L’accès Ă l’espace lointain conduirait sans doute Ă dĂ©velopper un ensemble de points d’appui, exploitations des ressources, implantations Ă but scientifique, voire tentative de colonisation du type de celle envisagĂ©e dès maintenant pour Mars, installĂ©s sur des objets de plus ou moins grande taille, planètes, lunes, astĂ©roĂŻdes. L’espace « vide » entre ces points accueillerait l’ensemble des flux, professionnels ou populations en transit, trafic de matières premières et de produits finis nĂ©cessaires Ă la survie dans l’espace… Les engins spatiaux, tout d’abord, acquerraient les caractĂ©ristiques fondamentales de navires de haute mer, c’est Ă dire en premier lieu la capacitĂ© Ă recevoir un Ă©quipage pour de longues durĂ©es. Cela implique des impĂ©ratifs de taille pour contenir l’ensemble des zones « vie », les stocks de nourriture, les rĂ©serves Ă©nergĂ©tiques, voire de plus petits vĂ©hicules, le tout nĂ©cessaire pour des voyages lointains et longs ou pour assurer un ensemble de missions en permanence dans des secteurs non couverts par une base. Dès lors, comme pour toute flotte de haute mer, civile ou militaire, les moyens spatiaux auront besoin de points d’appui de proche en proche, accueillant des installations plus lourdes (hĂ´pitaux, ateliers, magasins…) et les ressources nĂ©cessaires, soit en les stockant, soit en les produisant sur place (Ă©nergie, vivres, eau…). En fin de compte, les opĂ©rations militaires risquent d’être conduites sur la base de principes proches de la guerre aĂ©rienne dans le cadre circumterrestre et de la guerre navale au-delĂ , bien entendu adaptĂ©s Ă un milieu particulièrement Ă©tranger et hostile Ă l’homme dans un premier temps.
La véritable question maintenant n’est pas celle de savoir si cela aura lieu mais bien quand. Et la réponse est multiple : lorsque les moyens financiers et techniques seront déployés et surtout lorsque les intérêts et la volonté politique le voudront. Or, l’apparition du phénomène New Space, l’extension des ambitions, des menaces, et des nouvelles « forces » de l’espace semblent bien être les signes annonciateurs de la survenue d’une nouvelle ère dans l’histoire de la conflictualité humaine…
[1]    Bold Orion américain en 1959.
[2]    Program 437 américain en 1962.
[3]    IS soviétique dans les années 70.
[4]Â Â Â Â Anti-Access/Area Denial.
Par : Patrick BOUHET
Source : Union-IHEDN/Revue DĂ©fense