Cet article aborde la problématique des espaces et de leur protection face aux actes terroristes. Prenant acte des limites de la protection statique d’un espace ou de la « prévention situationnelle », l’auteur explore les conditions d’une protection dynamique des personnes qui s’y trouvent. Il souligne également le rôle que chacun d’entre nous devra accepter de jouer pour participer à sa propre protection, en conjuguant civisme, vigilance, résilience et esprit de résistance.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Alain Bauer, « Undefensible Space, terrorisme: sanctuariser les lieux ou protéger les personnes ? », Conservatoire National des Arts et Métiers.
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UNDEFENSIBLE SPACE
TERRORISME : SANCTUARISER LES LIEUX OU PROTÉGER LES PERSONNES ?
Les objectifs des attentats sont aussi divers que multiples, quelle que soit la période considérée. Des écoles (Kyriat Shmona (déjà en 1974), Beslan, Toulouse) ; des salles de concert (Bataclan, Manchester) ; des discothèques (Bali, Istanbul, Orlando) ; des aéroports (Tel Aviv en 1972, Rome, Orly, Alger, Glasgow, Madrid, Moscou, Bruxelles, …) ; des métros, des bus et des gares (Bologne en 1980, Paris, Londres, Madrid, Moscou, Montréal, Saint Petersbourg, Bruxelles, …) ; des bars et des hôtels (Jérusalem, Bombay, Delhi, Mogadiscio, Bamako, Sousse, Kaboul, Bagdad, Tel Aviv, Paris, …) ; des rues commerçantes et des supermarchés (Omagh, Barcelone, Londres, Trèbes, …)
A chaque attaque, on redécouvre les problématiques de la protection des cibles, on se concentre sur des mesures nécessaires mais insuffisantes de protection de lieux, essentiellement statiques. En réalité, au temps des médias twitterisés, on passe son temps à redécouvrir, on a beaucoup perdu du sens de la perspective et de l’analyse en profondeur. Ce qui est nouveau c’est surtout ce qu’on a oublié.
Si l’urgence et les niveaux d’alerte augmentent régulièrement, la problématique du temps et de la gestion des flux tendus pèse autant que les mesures de sécurité qui ralentissent et bouchonnent. Car l’urgence ne peut pas être inscrite dans une durée longue. Les deux termes sont contradictoires. Rassurer les populations par une communication appropriée est certes nécessaire. Mais cela ne doit pas empêcher, en parallèle, de mettre en œuvre un processus en profondeur de modification des concepts essentiels, au-delà des réponses ponctuelles.
Les limites de l’espace défendable
L’un des grands champs théoriques de la sécurité publique était celui dit de la « prévention situationnelle ». Au début des années 70, les urbanistes Oscar Newman et Jane Jacobs sont à l’origine du concept de prévention par l’architecture – « defensible space ». L’idée consiste alors à décourager le passage à l’acte criminel et diminuer le sentiment d’insécurité par la conception adaptée de l’espace urbain. Il était déjà très tard, mais personne ne s’était rendu compte de la dégradation des conditions de vie tant le négationnisme ambiant et le culte des espaces ouverts et la déconstruction des enceintes avaient empêché un douloureux débat sur l’insécurité ambiante. C’était déjà le temps de la « légitime défense » ou de l’autodéfense dans la rue comme au cinéma. Deux mondes déjà ne se rencontraient plus.
Cependant, les principes de prise en compte des contraintes de sûreté dans les politiques d’aménagement et d’urbanisme ont été formalisés. La séparation entre espace privé et espace public, le marquage territorial, la limitation de la hauteur des bâtiments, les nouveaux procédés de surveillance formelle et informelle, l’appropriation « naturelle » de l’espace sont autant de concepts qui découlent des travaux de Jacobs et Newman.
Les principes de prévention situationnelle ont guidé très largement la mise en place de la réglementation en France, notamment depuis la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 et l’article L. 14-1 du Code de l’urbanisme. L’application réglementaire de ces principes s’adapte aujourd’hui à l’évolution des menaces terroristes. Il tend à renforcer l’espace défendable : durcir les cibles, mieux contrôler les accès avec le support de la vidéoprotection, améliorer la résistance des bâtiments, etc.
Mais cette notion d’espace défendable a perdu une partie de sa pertinence pour plusieurs raisons :
- Les moyens de durcissement des cibles, visant à décourager le passage à l’acte perdent de leur efficacité lorsqu’ils doivent être dimensionnés en fonction de risques d’attaques par des armes et des méthodes de guerre. En période de paix, les bâtiments et les aménagements sont prévus pour résister à des attaques de temps de paix.
- Le contrôle des accès n’a de sens que si les espaces peuvent être fermés et que les publics présents à l’extérieur et à l’intérieur sont différents (en laissant a priori les attaquants plutôt à l’extérieur). Or, certains actes récents montrent que les attaquants sont, pour beaucoup, déjà à l’intérieur. Les points de filtrage ne constituent en fait qu’un point de passage entre un espace ouvert et un autre espace ouvert, avec les mêmes personnes présentes dedans et dehors. Et que dire de ces grands espaces d’interconnexion qui suppriment même les possibilités de définition des lieux ?
- Les moyens d’identification, notamment la vidéoprotection, jouent aujourd’hui un rôle préventif faible sur ces attaques terroristes, même s’ils sont déterminants pour l’analyse a posteriori.
- L’extension des obstacles rationnels au passage à l’acte a peu de sens face à des individus qui viennent pour mourir, le risque majeur pour eux étant de ne pas réussir à faire un nombre de victimes suffisant.
Enfin, la surveillance naturelle (ou par les citoyens) ne peut fonctionner que dans un cadre clair établissant une cohérence entre l’action publique et la situation individuelle, ce qui n’est quasiment plus jamais le cas dans la situation actuelle. En effet, l’incapacité de l’État à graduer le niveau d’alerte est génératrice d’une « dés-adhésion » citoyenne ; et l’on ne peut pas cacher qu’il existe des sympathisants des causes terroristes.
La succession d’actes terroristes conçus par l’Etat Islamique, qui n’a rien inventé, mais qui pour la première fois utilise tous les moyens et tous les profils d’opérateurs, aboutit de fait à une remise en cause d’une certitude : la fin de la théorie de l’espace défendable. Plus tôt nous le comprendrons, plus vite nous mettrons en place des outils de résistance et non plus de simple résilience.
Vers une logique d’espace indéfendable
Le fait d’accepter la notion d’espace indéfendable amène à une logique différente. La concentration des moyens de sûreté n’est plus dans la protection statique d’un espace, mais dans la protection dynamique des personnes qui s’y trouvent.
Raccourcir la ligne de temps
Dans des attaques en mouvement, le temps est devenu un complément de risque et plus un allié. L’objectif prioritaire de l’organisation de sûreté est donc d’abord de limiter le nombre de victimes potentielles en raccourcissant le premier temps de l’attaque initiale et ensuite, d’évacuer un maximum de personnes par des issues non concernées par les attaques en écartant le plus de cibles potentielles possibles du chemin de progression des attaquants.
Cette nouvelle exigence oblige à repenser l’ensemble des dispositifs de sécurité. La plupart des espaces accueillant du public, dans les domaines événementiels, commerciaux, professionnels, du loisir et de la culture, ont augmenté leurs dispositifs de sûreté après le 13 novembre. Mais les agents ne mettaient pas en oeuvre de procédures différentes de celles en vigueur avant les attentats. Leurs moyens d’intervention n’avaient pas changé et ils ne savaient pas vraiment quoi faire s’ils détectaient quelque chose de plus dangereux que des ciseaux à ongle.
Aujourd’hui encore, l’essentiel du dispositif est concentré surtout sur la prévention et un peu sur la détection. Si les points de filtrage aux entrées de sites ne disposent pas d’un superviseur, disposant de moyens de communication, instruit de procédures claires et doté d’un renfort armé rapide, ces moyens sont inopérants pour diffuser l’alerte (si les gardiens sont attaqués, ils ne sont plus en état de le faire). Cela allonge d’autant les réactions possibles et notamment les évacuations à l’intérieur du site.
Redéfinir les points de filtrage
Il convient ainsi de redéfinir les modalités du filtrage. Cela suppose de considérer les points de filtrage non comme le moyen d’empêcher des attaquants d’entrer, mais de détecter très rapidement une attitude suspecte et menaçante.
Un point de filtrage doit donc être considéré comme un point de fixation, celui où l’on est prêt à se confronter à un agresseur potentiel. Dans l’idéal, chaque point de fixation devrait disposer de forces capables de réagir immédiatement. Ils devraient être choisis en fonction des moyens de protection (blocs de béton, rochers, etc.) et d’évacuation (voies latérales, échappatoires, etc.) immédiatement disponibles à proximité. il faut donc en multiplier le nombre. Il s’agit de limiter les effets de foule devant les points de fixation, quitte à alléger les dispositifs de filtrage. On a ainsi vu que la réduction des portes d’entrée au Stade de France, après le 13 novembre, a généré des troubles et de dangers pour des foules réunies dans un espace ouvert externe, alors que le nombre important de portes ouvertes avait plutôt rempli son office dans la période précédente.
Introduire des contrôles aléatoires
On ne peut pas protéger tous les espaces ouverts (une rue par exemple) tout le temps. Si l’on ne peut être présent partout, il faut donc travailler de façon mobile et aléatoire. Les actes terroristes récents présentent un mélange de préparation et d’improvisation. Des contrôles aléatoires peuvent donc beaucoup plus perturber le passage à l’acte que des contrôles fixes, notamment dans les phases de préparation des terroristes, mais également dans les phases d’improvisation où ils se heurteront à une résistance qu’ils cherchent à éviter. Ces contrôles aléatoires doivent être sécurisés avec des techniques de progressions armées, en triangulation et avec des moyens de diffusion d’alerte en observation. De la même manière, la vigileance d’agents physionomistes viendra renforcer l’efficacité de ces moyens. Contrairement aux critiques souvent exprimées, le contrôle aléatoire n’est pas une faille, c’est une force, à condition qu’il soit effectivement pensé comme tel et qu’il allie aussi des points de fixation.
Les évacuations sous menace
La logique d’intervention des forces de sécurité publique est souvent de même nature que celle des pompiers. Le policier doit empêcher le surgissement d’un acte criminel, le pompier met tout en œuvre pour sauver le plus de vies possibles. Dans le cas d’une attaque terroriste, ces deux métiers se rejoignent pour tenter d’évacuer le plus de monde possible, rapidement et en sécurité. Dans ce contexte, il n’y a en général pas de confinement possible des populations ciblées car :
- Ces espaces ne sont pas conçus pour protéger les personnes à l’intérieur.
- Les agents chargés de confiner la foule seront tentés de s’échapper.
- Une foule paniquée doit pouvoir s’évacuer, faute de quoi, la certitude de nombreux décès est établie (voir le drame du stade du Heysel).
- Aucun gestionnaire d’un espace privé n’a la compétence ou la capacité à prendre la décision de confiner le public (c’est-à-dire fermer les portes) dans espace sous menace.
L’adaptation individuelle à l’espace indéfendable
La connaissance des dispositifs collectifs en vigueur dans les espaces indéfendables conditionne l’adaptation des comportements individuels. Il s’agit de vivre avec la menace terroriste en ayant pris conscience que nos lieux de vie ne sont pas, en l’état, des espaces défendables. Cela implique que chacun participe aussi à sa propre protection.
L’attention d’un citoyen actif
La prise de conscience de cette notion d’espace indéfendable ne doit pas déclencher un sentiment d’insécurité ou de peur face à un événement inévitable, mais créer un état d’alerte individuel face à un événement possible. Vivre avec la menace terroriste nécessite d’adapter son attitude dans les espaces ouverts au public, même lorsqu’ils donnent l’impression d’être sécurisés. Il n’est plus possible de laisser reposer l’ensemble de sa propre sécurité sur des dispositifs ou des professionnels sans s’y associer. Sans entrer dans un comportement paranoïaque, l’attention à son environnement doit aujourd’hui être plus aiguë qu’auparavant. C’est une condition de survie.
L’anticipation d’une attaque possible
Au-delà de l’attention à son environnement, il apparaît également nécessaire d’anticiper une éventuelle attaque, où que l’on se trouve : repérer les points d’échappatoire, les issues de secours latérales et arrière, se placer en fonction de ces issues ; signaler de faits anormaux aux forces de sûreté présentes, de façon à participer à leur travail ; accepter les mesures de sûreté et des contrôles, car plus elles sont menés rapidement plus elles sont efficaces.
La réaction à l’attaque
Les guides de conduite établis en France par l’État, à la suite des attaques du 13 novembre 2015 sont bien évidemment frappés au coin du bon sens. Fuir et se cacher est une condition première de survie. Et peu importe l’action que l’on mènera dans un second temps. Mais, au-delà, l’adaptation à l’événement est primordiale. Le bon sens est de chercher à s’éloigner le plus rapidement possible de l’origine du danger, du bruit s’il s’agit de tirs ou d’explosions, des cris s’il s’agit d’alertes plus distantes. Dans tous les cas de s’écarter des angles de tir ou des angles de vision du ou des assaillants en mettant des éléments résistants entre soi et eux. On privilégiera ainsi des courses vers des échappatoires transverses et non forcément rectilignes.Et si la peur panique est naturelle, la capacité à continuer à observer et à adapter son attitude à la situation sera une des clés pour avoir une chance de survie.
L’acceptation de la situation
L’acceptation de l’événement est le dernier point qu’il faut aborder. Chaque attaque entraîne son lot de drames, d’individualismes, de désespoirs et d’espoirs. Elle fait aussi apparaître des héros, qui sauvent, accueillent, combattent et évitent des victimes par dizaines (voir le récent acte de courage et de dévouement du colonel Arnaud Beltrame lors de l’attentat de Trèbes).
Toutes les victimes d’un attentat terroriste sont précipitées dans un univers de violence auquel elles n’étaient ni destinées ni généralement préparées. Mais certaines iront au-delà des recommandations de précaution et de survie et choisiront de combattre. Cela fait partie de l’acceptation de l’acte terroriste. Il ne doit pas y avoir d’échelle de valeurs dans ces termes, le héros, mort ou vivant, est celui qui a contribué à sauver des vies dans des circonstances où il s’est mis lui-même en danger. Il n’y a pas de bon choix dans ces circonstances. Tous les choix peuvent potentiellement mener à une mise en danger supplémentaire. Mais que se serait-il passé si les passagers du Thalys avaient fui au lieu de combattre ? Combien de vies l’homme qui a précipité son scooter sous le camion de la promenade des Anglais a-t-il sauvées, en ralentissant ou déviant le véhicule ? Combien de survivants doivent ils leur vie au policier qui abattra des attaquants du bataclan ?
Evidemment, aucun d’entre nous ne sait comment il réagirait s’il était confronté à un tel événement, y compris ceux qui l’ont déjà vécu. Évidemment, l’État ne peut demander à personne d’agir avec héroïsme et il ne suggère finalement que la fuite et la survie. Évidemment, aucun des dispositifs collectifs que nous avons décrits ne peut se baser sur ces réactions individuelles exceptionnelles. Mais vivre avec le terrorisme, c’est aussi accepter une situation de guerre à un moment donné de notre vie en paix.
Nous avons appris à être vigilants.
Nous sommes devenus résilients.
Il nous reste à choisir d’être résistants.
Par : Alain BAUER
Source : ESD-CNAM
Mots-clefs : espace défendable, espace indéfendable, héroïsme, résilience, Sécurité, Terrorisme, vigilance