Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ?

Mis en ligne le 28 Août 2019

Avec cet article, les auteurs questionnent l’évolution de la démocratie en Afrique. L’analyse illustrée souligne le tropisme, sinon l’obsession pour le fait électoral qui tend à souvent à dissimuler l’instabilité d’un système politique. Démocratie formelle versus démocratie réelle ; pour les auteurs, les élections peinent à garantir une alternance tangible, ne permettent pas un réel changement de régime et la mise en place d’une gouvernance efficace. La poussée de la Chine sur le continent ne devrait par ailleurs pas favoriser selon eux le recul de l’autoritarisme.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de cet article sont : Victor Magnani et Thierry Vircoulon, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique? ».

Cette article est paru dans Politique étrangère, vol.84, n°2, été 2019, publié par l’IFRI.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.


À la suite de la chute du bloc soviétique naissait l’illusion d’une fin de l’histoire [1], qui devait consacrer le triomphe de la démocratie  libérale dans le monde. Elle reposait sur des faux-semblants auxquels contribuait l’Afrique. Au tournant des années 1980 et 1990, la conjonction de facteurs internationaux et nationaux conduisait de nombreux pays africains francophones à organiser des Conférences nationales [2], préalables à l’ouverture du jeu démocratique. En 1991, le Bénin et la Zambie sont sortis d’une longue période de dictature en organisant leurs premières élections multipartites, qui consacrèrent la victoire de l’opposition. L’Afrique du Sud s’est, elle, libérée du joug de l’apartheid à la faveur d’une transition négociée qui aboutit à l’élection de Nelson Mandela. Mais en Afrique comme ailleurs, la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme n’a pas eu lieu. L’histoire de la démocratie y a connu succès, résistances, avancées et involutions [3].

Démocratie formelle contre démocratie réelle

 

Aujourd’hui, en dehors des périodes de conflits civils, tous les pays africains, à l’exception de l’Érythrée et du Swaziland, organisent régulière- ment des élections, et se prévalent, du moins dans les textes ou dans les discours, de respecter le cadre normatif de la démocratie. Toutefois, la question de la démocratie en Afrique est souvent victime d’un double réductionnisme : elle est réduite à la dimension électorale – cette dimension étant elle-même réduite au fait de savoir si les élections sont libres, transparentes et régulières. Pour les chancelleries occidentales, la tenue d’élections satisfaisant à ces critères suffit pour décerner un brevet de démocratie. Cette vision réductrice de la démocratie néglige les aspects fondamentaux que sont l’environnement institutionnel (neutralité poli- tique des institutions, état de droit réel et pas seulement théorique, etc.) et, plus généralement, la situation du marché politique (comportements et structures politiques, inclusivité de la citoyenneté, offre politique réelle, rapports de force politiques, etc.).

L’exemple mauritanien montre qu’au-delà de l’exercice électoral, une compréhension fine du fonctionnement d’un système politique dominant, et de sa capacité de résilience dans le temps, sont nécessaires pour qualifier la nature d’un régime. Un des principaux acteurs de la promotion de la démocratie sur le continent africain, l’Union européenne (UE),  a fini par prendre en compte la qualité de l’environnement institutionnel dans ses opérations d’observation électorale et ses programmes d’assis- tance. Mais elle est encore loin d’évaluer l’état du marché politique. Or,   si l’on aborde la question de la démocratie au-delà de la perspective classique des élections et des institutions, force est de reconnaître que, depuis dix ans, la tendance de fond est celle d’un retour de l’autoritarisme [4], qui prend la forme de coups d’État constitutionnels et d’une régression des libertés politiques.

Symboles du retour de formes d’autoritarisme sur le continent, deux pays hier cités comme des démocraties stables, la Tanzanie et la Zambie, connaissent actuellement une régression rapide et inattendue des libertés publiques. Dans ces deux pays le climat politique s’y dégrade, alors que les opposants n’étaient plus harcelés et arrêtés par la police, et que la culture démocratique semblait solidement enracinée depuis l’avènement du multi- partisme à la fin du xxe siècle. La Zambie avait fait partie des premiers pays africains à inclure dans sa Constitution la limitation à deux des mandats présidentiels ; et la Tanzanie a longtemps été perçue comme une démocratie exemplaire en Afrique de l’Est. Cependant, les élections de John Magufuli en Tanzanie et d’Edgar Lungu en Zambie en 2015 ont abouti à des virages autoritaires [5]. Ces pouvoirs présidentiels font preuve d’une intolérance à la critique, et utilisent les institutions d’État pour réprimer ouvertement l’opposition. Alors que les prochaines élections doivent avoir lieu en 2020 en Tanzanie, un député du parti au pouvoir vient de suggérer de ne pas organiser de scrutin et de simplement reconduire le président [6]. Sa justification est empreinte du discours habituel des dictatures : le développement est plus important que les élections.

La partie la plus visible de la vague autoritariste est la série de révisions constitutionnelles qui ont pour but de prolonger les pouvoirs présidentiels en place. Depuis les années 1990, de nombreux États ont inscrit dans leur Constitution une clause limitant à deux le nombre de mandats pour un même président et/ou imposant des limites d’âge. Mais cette règle constitutionnelle a souvent été remise en cause par des dirigeants refusant de s’y soumettre pour garder leur accès à des ressources matérielles et symboliques, ou éviter des poursuites judiciaires. Les suppressions de la limitation du nombre des mandats présidentiels s’apparentent souvent à de véritables coups d’État constitutionnels.

Le président namibien Sam Nujoma a initié cette tendance en 1998, suivi de Gnassingbé Eyadema au Togo en 2002. En 2003, c’est Omar Bongo, président du Gabon, qui fit de même pour pouvoir se présenter pour un sixième mandat. Dans les années qui suivirent, la tendance s’est confirmée, et on assiste, depuis le début du xxie  siècle, à une banalisation de la révision ou de la suppression de cette clause par voie parlementaire ou référendaire, pour permettre  aux  dirigeants  de  se  maintenir  au  pouvoir :  Cameroun  (2008), Djibouti (2011), Congo-Brazzaville (2015), Rwanda (2017), Tchad (2018). Les régimes  guinéen  et  ivoirien  risquent  de  rejoindre  cette  liste.  En  Guinée- Conakry, le président Alpha Condé, dont le second mandat arrive à terme en 2020, semble lui aussi prêt à emprunter cette voie [7], tandis que son collègue ivoirien Alassane Ouattara, dont le mandat arrive aussi à terme en 2020, se déclare encore indécis [8]. Au Sénégal en 2012, au Burundi en 2015, en Zambie en 2018, les présidents en exercice ont obtenu une interprétation juridique favorable de la Constitution qui leur permet de se représenter pour un troisième mandat. En Ouganda, le président Museveni, qui a pris le pouvoir en 1986, a réussi à supprimer à la fois la limitation des mandats en 2006 et la limite d’âge pour la présidence en 2018. Ces modifications ou interprétations constitutionnelles pour maintenir un président en place révèlent que les institutions (parlements, cours constitutionnelles, commissions électorales…) sont aux ordres du pouvoir, et que les principes démocratiques ancrés dans les Constitutions sont loin d’être intouchables.

Cette tentation de jouer les prolongations est particulièrement affirmée et préoccupante dans les régimes où le problème de la succession se fait pressant du fait de l’âge des dirigeants. En 2019, trois chefs d’État sont au pouvoir depuis plus de trois décennies (Teodoro Obiang Nguema Mbasogo en Guinée équatoriale, Paul Biya au Cameroun, Yoweri Museveni en Ouganda), et plus d’une dizaine d’autres depuis plus de dix ans [9]. Au Cameroun, au Congo-Brazzaville, en Ouganda ou en Guinée équatoriale, la question de la succession reste taboue en dépit de l’âge avancé des présidents (Paul Biya 85 ans, Denis Sassou-Nguesso 75 ans, Yoweri Museveni 74 ans et  Teodoro Obiang Nguema Mbasogo 76 ans). Depuis octobre 2018, la question se pose également pour le président du Gabon Ali Bongo. Victime d’un accident vasculaire cérébral, il a été absent de son pays pour convalescence durant de longs mois, cette vacance prolongée du pouvoir donnant lieu à une tentative de putsch le 7 janvier 2019.

Ces coups d’État constitutionnels ont toutefois été contrecarrés dans certains pays. Les ambitions des présidents zambien, Frederick Chiluba, en 2001 et malawite, Bakili Muluzi, en 2003, de supprimer la limitation du nombre des mandats présidentiels ont été abandonnées après le ralliement de députés majoritaires aux revendications de l’opposition et des groupes de la société civile. En 2006, le Sénat nigérian avait rejeté un amendement proposé par le président Olusegun Obasanjo qui lui aurait ouvert la voie d’un troisième mandat. Au Burkina Faso, la tentative de prolongation   du pouvoir présidentiel s’est heurtée à une mobilisation populaire massive en 2014, qui a contraint le président à quitter le pouvoir [10]. Enfin, au Sénégal, les électeurs se sont opposés à un troisième mandat du président Abdoulaye Wade en 2012.

La domination de régimes hybrides

 

En Afrique subsaharienne, quelques régimes démocratiques (notamment au Bénin, au Ghana, en Afrique du Sud ou au Sénégal [11] ) coexistent avec des régimes dynastiques, « d’hommes forts », ou de « partis dominants », entre démocratie idéal-typique et junte militaire. Qualifiés de régimes hybrides [12] ou de « démocratures », ils combinent Constitutions démocratiques et comportements autoritaires. Les degrés de répression politique sont, dans ces régimes, très variables, mais ils se caractérisent tous par un fort déséquilibre des rapports de force politiques.

Les régimes dynastiques et « d’hommes forts » ressemblent à des monarchies déguisées en républiques, et sont particulièrement nombreux en Afrique centrale. Dans les premiers, une famille monopolise le pouvoir politique – parfois depuis l’indépendance, comme au Togo, au Gabon, en Guinée équatoriale – et traite le pays comme sa propriété privée. Dans les seconds, le pouvoir s’incarne dans un « homme fort » (Yoweri Museveni, Paul Kagamé, Idriss Déby, Pierre Nkurunziza, etc.), qui « tient » certains leviers stratégiques (services de sécurité, groupes ethno-régionaux, milieux d’affaires, appuis de puissances étrangères, etc.). La longévité au pouvoir dépend dès lors de la capacité à maintenir ou à adapter ces soutiens stratégiques au fil des évolutions du contexte national et international.

Ces deux types de régime ont en commun d’organiser des élections largement frauduleuses, taillées sur mesure pour les présidents en poste. Il est ainsi courant que les dirigeants s’approprient les moyens et ressources de l’État pour s’assurer une victoire électorale [13]. Les missions d’observation des élections, les partis d’opposition et les organisations de la société civile développent des savoirs et des pratiques permettant de limiter la fraude, mais nombre d’élections sont encore entachées d’irrégularités importantes, remettant en  cause leur crédibilité. Les régimes rivalisent parfois d’ingénierie ou de cynisme pour orienter les résultats en leur faveur. En République démocratique du Congo (RDC), le président Joseph Kabila est ainsi parvenu à préserver son influence en truquant l’élection présidentielle en faveur d’un candidat de l’opposition, Félix Tshisekedi. Contraint de ne pas se présenter par les dispositions constitutionnelles, mais incapable de faire élire – même par la fraude – son dauphin du fait de son impopularité, Joseph Kabila s’est résigné à orienter les résultats pour assurer la victoire d’un politicien de l’opposition qu’il espère manipulable, et pour garder la possibilité de gouverner dans l’ombre [14]. L’absence de réactions, aussi bien occidentales qu’africaines, est révélatrice du recul des ambitions démocratiques sur la scène internationale.

Les pays à « parti dominant » se trouvent surtout en Afrique australe et orientale. Certains partis sont au pouvoir depuis l’indépendance : le Chama Cha Mapinduzi (CCM) en Tanzanie, le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), la ZANU-PF au Zimbabwe, la SWAPO   en Namibie, le FRELIMO au Mozambique, le BDP au Botswana, l’ANC depuis la fin de l’apartheid en 1994 en Afrique du Sud… Dans ces pays, le pouvoir s’incarne plus dans un parti que dans une personne, et les alternances présidentielles sont davantage déterminées par les luttes de faction dans le parti que par la volonté des électeurs. Dotés d’une forte légitimité, ces partis avaient une large assise populaire à leur arrivée au pouvoir. Cette assise, et leur légitimité, s’érodent sous l’effet de l’usure du pouvoir, mais ils gardent une position dominante grâce aux déséquilibres structurels du champ politique qui jouent en leur faveur.

Après plusieurs décennies de pouvoir, ces formations combinent, à des degrés divers selon les pays, ressources financières, surveillance policière de l’opposition, contrôle des médias, ou encore influence déterminante sur certains milieux d’affaires dépendants de la commande publique. La disproportion des moyens entre le parti dominant et l’opposition est telle que les plus libéraux de ces régimes organisent des élections libres et transparentes sans risque d’échouer. Pour l’heure, ces partis ont réussi à domestiquer le jeu électoral, et l’inégalité de la compétition politique leur garantit la victoire. Toutefois, les déséquilibres du champ politique peuvent progressivement se résorber, notamment si les partis dominants excluent le recours à  la  violence contre  l’opposition, et si s’affirme un choc générationnel entre une population jeune et une élite politique vieillissante. Les efforts de renouvellement des vieux partis peuvent, en effet, aggraver leurs dissensions internes. Des pays comme l’Afrique du Sud, la Namibie et le Botswana, sont régulièrement cités comme des démocraties fonctionnelles. Elles le sont à bien des égards (élections libres et régulières, liberté de la presse et liberté d’opinions, existence de contre-pouvoirs…) ; mais l’ancrage de la démocratie y sera véritablement mis à l’épreuve lorsque les partis dominants seront mis en difficulté électoralement par des partis d’opposition capables d’accéder au pouvoir.

Si la démocratie ne semble guère progresser, elle n’est pourtant pas supplantée par son exact opposé : les juntes. Les régimes militaires se  font de plus en plus rares en Afrique subsaharienne. Depuis le début     du siècle, les tentations prétoriennes n’ont guère duré : Guinée-Conakry (2008-2009), Niger [15]  (2010), Mali (2012-2013). La dernière tentative  de coup de force militaire a eu lieu au Gabon en janvier 2019, et n’a duré  que quelques heures. Les juntes sont passées de mode, mais cela ne signifie pas que l’armée ne joue pas en coulisses un rôle – parfois fonda- mental – dans le système politique – les récents exemples zimbabwéens  et soudanais en témoignent [16].

Ainsi les présidents africains veillent-ils souvent à neutraliser l’armée, perçue comme une menace permanente de putsch, ou à s’assurer de sa fidélité en lui conférant certains privilèges. Elle dispose souvent d’une marge d’autonomie vis-à-vis du politique qui se révèle stratégique en temps de crise. Un des facteurs qui ont conduit à la chute de Blaise Compaoré  est la perte du soutien de l’armée qui s’était mutinée quelques années avant la mobilisation populaire de 2014 ; à l’inverse, un des facteurs de l’échec de la tentative de putsch du général Diendéré en 2015, chef de la garde présidentielle de Compaoré, fut l’adhésion de l’armée au nouveau régime. Au Zimbabwe, la faction de la ZANU-PF qui a remporté la lutte de suc- cession de Robert Mugabe est celle qui a bénéficié du soutien de l’armée. Au Soudan, l’armée a décidé de la chute du régime d’Omar el-Béchir au pouvoir depuis 1989 tandis que le sort du régime algérien, lui aussi contesté dans la rue, est fortement lié au positionnement de l’armée.

Logiques de la régression démocratique

 

La régression démocratique procède de dynamiques qui s’agrègent ou se complètent : extension du domaine de la rente, déclin des partis d’opposition remplacés par de nouveaux acteurs contestataires, faible influence des acteurs régionaux et internationaux liée, en partie, à la diversification des soutiens étrangers.

Des ressources naturelles abondantes protègent les gouvernements des pressions nationales et internationales en faveur des réformes, et génèrent des niveaux élevés de corruption et une compétition politique plus intense, mais pas nécessairement démocratique (la compétition peut conduire à des conflits civils). En Afrique, un seul État pétrolier, le Ghana, peut être qualifié de démocratique, et il n’a découvert le pétrole que récemment, après une longue période d’apprentissage d’un jeu politique stable et compétitif. La grande majorité des autres pays où le  pétrole est la ressource principale ne s’inscrivent clairement pas dans un cadre démocratique. Le cas du Nigéria constitue probablement un cas intermédiaire.

Par ailleurs, les ressources financières des pouvoirs en place se sont probablement étendues et non réduites depuis le début du siècle. L’interconnexion rapide et croissante des économies africaines et asiatiques a donné naissance à de nouvelles rentes, dont certaines s’inscrivent dans l’économie des trafics. La littérature sur la globalisation criminelle met en évidence le  rôle  et  l’importance  de  l’Afrique  dans  les réseaux internationaux de trafics [17] : trafic d’espèces protégées entre l’Afrique et l’Extrême-Orient, nouvelle route de l’héroïne entre pays producteurs d’Asie et pays de la côte orientale de l’Afrique, trafics d’armes  et de matières dangereuses, etc. Les enquêtes sur les commerces illégaux de la Corée du Nord ont éclairé le rôle de certains pays africains comme zones de transit.

La globalisation criminelle impacte certains pays africains en profondeur. La multiplication des trafics entre Madagascar [18] et l’Asie renvoie ainsi l’image d’un pays insulaire pillé de ses ressources naturelles (bois de rose,  espèces protégées, minerais, etc.) avec la  complicité de  ses propres autorités. Le trait commun aux économies de trafics est la complicité des pouvoirs locaux et nationaux. Les  pouvoirs  politiques ne bénéficient plus seulement des rentes traditionnelles ; ils profitent aussi de certaines rentes  criminelles et  sont entrés  dans une  logique  de criminalisation [19]. Cette situation est particulièrement critique dans  les pays où les rentes traditionnelles sont en baisse, et où les gouvernants recherchent des compensations du côté de l’économie criminelle. Comme vient de le révéler la saisie de plus de 100 millions d’euros dans la propriété d’Omar el-Béchir, ces « compensations » peuvent être très importantes, y compris dans un pays en pleine banqueroute [20].

Le retour de l’autoritarisme relève aussi largement de la faillite des partis d’opposition traditionnels. Ceux qui ont vieilli à l’ombre du pouvoir ont fini par s’étioler. Faute d’inspiration, ils ne  constituent plus une offre attractive sur leur marché politique. En vieillissant, leurs dirigeants ont révélé des tendances autoritaires et se sont aussi parfois compromis avec le pouvoir. Des opposants historiques comme John Fru Ndi, leader du SDF au Cameroun, ou  Morgan  Tsvangirai,  leader du MDC au Zimbabwe (décédé en 2018), ont fini par être vus avec une certaine suspicion, accusés d’avoir été achetés par le pouvoir, et de lui servir de faire-valoir. La structuration des forces politiques dans un certain nombre d’États africains est ainsi préoccupante. Les partis sont des éléments centraux du jeu démocratique, intermédiaires entre l’État et  les citoyens, agrégeant des revendications sociales par la suite articulées en programmes politiques. Mais dans beaucoup de pays du continent l’émiettement partisan est la règle, et la capacité des partis à  exister hors des campagnes électorales très limitée. Nombre de partis africains n’ont ainsi pas de structures organisationnelles, que peu de référents idéologiques, et n’existent que par un leader charismatique. Ils sont donc voués à disparaître avec ce dernier ou lors de la formation d’une nouvelle coalition [21].

Si le déclin des partis d’opposition crée un vide, elle n’équivaut pourtant pas à une absence d’opposition. Sur la scène politique nationale, les partis d’opposition sont de plus en plus souvent remplacés/dépassés par des mouvements citoyens [22] et des formations religieuses qui peuvent mobiliser et cristalliser des revendications sociales, économiques ou politiques. Ces mouvements ont su faire des réseaux sociaux un nouvel espace de la contestation, qui permet également une bonne coordination entre la lutte menée à l’intérieur du pays et celle de  la  diaspora.  Ils se réapproprient le besoin d’opposition qui n’est plus satisfait par des partis vieillissants, démodés ou historiquement vaincus. Ainsi, la crise anglophone au Cameroun n’a pas été déclenchée par le parti censé représenter cette minorité – le SDF –, mais par deux corporations professionnelles : les enseignants et les avocats. En 2016, la popularité du principal parti d’opposition au Zimbabwe, le MDC, a été soudainement éclipsée par la révolte d’un pasteur – Evan Mawarire –, qui s’est publiquement opposé au régime et est devenu une figure populaire en quelques semaines. L’opposition en Ouganda n’est plus incarnée par l’ex-militaire et compagnon de route du président Museveni, Kizza Besigye, mais par un jeune chanteur populaire venu des bidonvilles de Kampala : Bobi Wine. En République démocratique du Congo, de 2016 à 2018, les fers de lance de l’opposition au régime ont été les mouvements citoyens La Lucha et Filimbi, ainsi que le Comité laïc de coordination  lié à l’Église catholique. On pourrait également mentionner le poids croissant du Haut Conseil islamique malien, et de son leader Mahmoud Dicko, qui a une capacité de mobilisation importante et intervient dans le champ politique a ainsi contribué au départ du Premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga en avril 2019. Au Soudan, ce ne sont pas  les principaux partis d’opposition (Ummar, National Consensus Forces Alliance et Nidaa al-Soudan) mais l’Association des professionnels du Soudan, un syndicat représentatif de la classe moyenne, qui a mobilisé la rue avec succès contre le régime d’Omar el-Béchir. Après la chute de Blaise Compaoré, la chute d’Omar el-Béchir montre que la société civile peut faire l’histoire dans la rue.

Si les mouvements religieux et les activistes de la société civile ne sont pas de nouveaux acteurs dans le jeu politique africain, ils sont les principaux acteurs de la « politique de la rue [23] », et se retrouvent au premier plan dans la séquence historique contemporaine. Cela vient  sanctionner un échec des oppositions partisanes. Loin de consacrer une fin du politique, l’affaissement des partis d’opposition fait ainsi émerger une autre façon de faire de la politique. Bien qu’ils bénéficient d’un soutien populaire plus large que les partis sclérosés et vieillissants, ces nouveaux acteurs de la contestation ne sont pas forcément plus efficaces pour défendre la démocratie. Les mouvements de la société civile manquent souvent de capacité organisationnelle, et les mouvements religieux ont dans l’arène politique des limites que n’ont pas les partis. En RDC, dans un contexte sécuritaire très volatile, l’Église catholique hésitait ainsi à appeler à la désobéissance civile et aux protestations de rue, à l’inverse des partis d’opposition [24].

Au début des années 1990, la « vague démocratique » s’inscrivait dans un contexte international singulier. La fin de la guerre froide qui assurait une rente de fait, et la volonté des puissances occidentales de conditionner l’aide au développement à une ouverture démocratique, avaient poussé les nouvelles élites à mettre en avant une légitimité issue des urnes pour accéder à des fonds autrefois accordés avec moins de scrupule. Le retour de l’autoritarisme en Afrique ne s’explique pas sans prendre en considération les évolutions du contexte international.

À défaut de produire un modèle autochtone, les autocrates africains sont désormais séduits par un modèle – celui de la Chine –,  et  se  voient proposer des soutiens alternatifs à ceux des Européens et des Américains.

La Chine est le régime autoritaire qui a réussi par excellence : le Parti communiste chinois est parvenu à la fois à se maintenir au pouvoir depuis 1949 et à vaincre la grande pauvreté. Après s’être développée, la Chine devient une nouvelle puissance internationale. D’autres puissances émergentes, ou ré-émergentes comme la Russie, la Turquie, l’Arabie Saoudite et plus récemment le Brésil, plébiscitent également l’autoritarisme. Les intérêts mutuels favorisent une convergence internationale d’un nouveau genre. D’une part, soucieuses de s’affirmer sur la scène internationale, les autocraties émergentes ont besoin d’une clientèle, et de se projeter hors de leur sphère d’influence traditionnelle ; d’autre part, les régimes autoritaires africains ont besoin de partenaires pouvant faire contrepoids aux critiques des Occidentaux dans les arènes inter- nationales, et les aider sur les plans sécuritaire et économique. Le fait que la Chine soit devenue le principal partenaire économique du continent, que la Turquie y ait construit sa plus importante base militaire à l’étranger (en Somalie), et que la Russie de Poutine « redécouvre » l’Afrique ou suggère, comme en Guinée-Conakry, de remettre en cause la limitation du mandat présidentiel [25], n’est donc pas un hasard. Délaissés après la guerre froide,  les  régimes  africains sont de nouveau courtisés dans un contexte de regain de compétition internationale entre États-Unis, Europe, Chine et Russie. De nouvelles alliances et de nouvelles dépendances se créent dans une Afrique qui a pris conscience de la multipolarité du monde, et des avantages qu’elle peut retirer de la compétition internationale actuelle.

Dans la grande majorité des pays qui ont modifié leur Constitution pour supprimer la limitation des mandats présidentiels, force est de reconnaître que ni les oppositions ni les diplomaties occidentales n’ont trouvé de parade. Les oppositions peinent parfois à mobiliser la population contre de tels projets, ou se heurtent à de fortes répressions (ce fut notamment le cas au Congo-Brazzaville et au Burundi), tandis que les pays occidentaux qui semblent incapables de voir venir les mouvements de révolte populaire [26] ont été priés de respecter la souveraineté des régimes, c’est-à-dire, en termes moins diplomatiques, de s’occuper de leurs affaires.

En cas de manquements aux principes démocratiques et de répression violente contre l’opposition, les sanctions sont parfois utilisées par les États-Unis ou l’UE. Mais les cas récents de leur application au Burundi, en RDC ou au Zimbabwe, témoignent d’une inefficacité chronique. Elles peuvent même être contre-productives quand elles renforcent le ressenti- ment des populations vis-à-vis des puissances occidentales. On relèvera également que les diplomaties occidentales sont parfois peu enclines à remettre ouvertement en cause les résultats de réformes ou de scrutins électoraux qu’elles ont largement financés et encouragés. Enfin, il est aisé de pointer les cas d’indignations sélectives de certains pays occidentaux – dont la France –, qui s’accommodent de certains régimes autoritaires  lorsque leurs intérêts économiques ou sécuritaires sont en jeu.

L’Union africaine (UA) et les organisations sous-régionales africaines peuvent également être critiquées pour leur incapacité à faire respecter les principes de la démocratie sur le continent, alors même que ceux-ci sont inscrits dans les traités fondateurs. En 2012, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de l’UA [27] est entrée en vigueur. Celle-ci appelle les États membres à sanctionner les moyens illégaux d’accéder au pouvoir ou de rester en fonction, y compris les « refus par un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti ou au candidat vainqueur à l’issue d’élections libres, justes et régulières », et « tout amende- ment ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ». Toutefois, seuls 10 États ont signé et ratifié la Charte [28]. De plus, l’UA s’est avérée incapable de l’appliquer, et n’a pris aucune mesure pour sanctionner des régimes coutumiers de fraudes électorales, ou ayant modifié leur Constitution pour supprimer la limitation du nombre des mandats présidentiels. Du côté des organisations sous-régionales, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a pu se mobiliser pour exiger les départs des présidents ivoirien Laurent Gbagbo fin 2010 et gambien, Yahya Jammeh en 2017, mais ses réactions ont été plus timides [29]  lors de récents scrutins à l’instar des législatives organisées au Togo  en l’absence d’opposition   en 2018. La Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) se veut elle aussi garante de certains principes démocratiques, mais son silence sur les exactions passées et présentes du régime zimbabwéen ou sur le déroulement des dernières élections en RDC témoigne du fossé qui sépare les discours et les actes. Il en est de même de la Communauté économique des États d’Afrique centrale en ce qui concerne certains de ses membres (Tchad, Cameroun, Guinée équatoriale, etc.).

***

 En somme, l’obsession électorale conduit à faire trop souvent des élections l’arbre qui cache la forêt. L’organisation d’élections régulières par des pouvoirs qui entretiennent un système politique déséquilibré en leur faveur ne peut suffire à définir une démocratie. Même une alternance, par les urnes, à la tête de l’État n’est pas nécessairement gage de démocratie. Il convient, en effet, de ne pas confondre crise de régime et avènement démocratique et de distinguer changement de président, changement de régime et changement de gouvernance. Si l’Afrique est de plus en plus  coutumière du premier, les deux autres demeurent très rares. Le désenchantement démocratique qui gagne certaines populations traduit la prise de conscience tardive du fait que l’alternance par les urnes ne garantit ni un changement de régime ni un changement de gouvernance, i.e qu’il n’y a pas de raccourci vers la démocratie.

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