Cette note de synthèse documentaire aborde les origines profondes du conflit qui sévit actuellement au Yémen et en analyse les enjeux internationaux et régionaux. Au-delà d’un conflit confessionnel, ce conflit met également en lumière des différents de nature géopolitique et économique impliquant des acteurs extérieurs, régionaux et internationaux, et ayant notamment conduit à une grave crise humanitaire.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Yémen: guerre intestine, enjeux régionaux et internationaux ». Clothilde Gadille
Yémen : guerre intestine, enjeux régionaux et internationaux
Depuis septembre 2014, le Yémen est en proie à des violences extrêmes, la population subit des bombardements à répétition et se trouve en situation d’insécurité alimentaire tandis que se jouent des luttes d’influence au niveau local, régional et international. Le 13 décembre dernier, les belligérants yéménites, soutenus par les Nations unies, s’accordaient sur l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu dans la ville portuaire d’Hodeïda (au nord-ouest du Yémen), où se concentre la majorité des affrontements depuis plusieurs mois. Cette trêve, conclue en Suède, laissait entrevoir une amorce de normalisation de la situation au Yémen, voire de sortie de crise. En effet, les Houthis et les représentants du gouvernement du président Hadi n’avaient pas été réunis sous un même toit depuis 2016. Martin Griffiths, l’envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen, a d’ailleurs affirmé que le niveau de solidité de l’accord passé entre les deux parties n’avait jamais été aussi haut. Toutefois, le succès de cette trêve à très vite été fragilisé puisque de violents affrontements ont repris quelques heures à peine après son entrée en vigueur.
Le conflit yéménite a causé près de 10 000 morts, 45 000 blessés[1] et favorisé le développement d’une épidémie de choléra dévastatrice. Souvent décrit comme une lutte armée entre « rebelles houthis » et forces progouvernementales, un affrontement entre sunnites et chiites ou encore une guerre par procuration entre la République islamique d’Iran et le royaume saoudien, le conflit est finalement plus complexe. « Le Yémen est un pays pluriel, il n’est la marionnette de personne » analyse Philippe Gunet, ancien général de l’armée de l’air et ancien attaché militaire français au Yémen. Cette note a pour premier objectif de rendre plus lisible ce conflit protéiforme.
1. Aux origines du conflit
1.1. Fracture Nord/Sud
Historiquement, le Nord et le Sud du pays ont connu diverses influences qui ont contribué à fracturer la société yéménite. Le Nord a subi pendant plusieurs siècles la domination de l’Empire ottoman (jusqu’en 1918) puis est devenu une dynastie zaydite. Le zaydisme[2] s’accompagne d’un régime politique de nature monarchique : l’Imamat, qui a régné sur une large part du Yémen pendant environ un millénaire. En 1962, une révolution populaire éclate au Nord, mettant fin à cette monarchie. Le Yémen du Nord devient la République arabe du Yémen (carte). S’ensuit une guerre civile entre des unités républicaines et des unités nostalgiques du régime théocratique zaydite, qui durera jusqu’en 1970.
Le Sud du Yémen, historiquement plus pauvre et majoritairement sunnite, a quant à lui été sous protectorat britannique jusqu’en 1967 – date à laquelle il devient la République démocratique populaire du Yémen – avant d’évoluer vers un régime quasi-marxiste.
Des affrontements ont lieu entre le Nord et le Sud du Yémen de la fin des années 1970 à la fin des années 1980. Le 22 mai 1990, les deux Yémen s’unifient mais, dès 1994, de nouveaux heurts opposent les fédéralistes du Nord et les séparatistes du Sud. Le président en place, Ali Abdallah Saleh, parvient finalement à écraser la tentative de sécession venue du Sud, le bilan est de 7 000 morts.
La ligne de séparation entre le Nord et le Sud du Yémen est donc imputable à des divergences historiques au plan social, économique, culturel et religieux.
1.2. Le tournant des années 2000
La chronologie des événements peut permettre de mieux comprendre comment la situation au Yémen s’est peu à peu embrasée, au point d’être classée au palmarès des plus grandes crises humanitaires du siècle[3]
En 2004, un groupuscule d’opposants politiques composés d’éléments issus de la minorité chiite zaydite du pays, appelés Houthis[4], commence à faire entendre sa voix contre le gouvernement en place. Les Houthis se sentent marginalisés dans leur province de Saada, située au Nord-Ouest du pays (cf. carte), et délaissés par le président Ali Abdallah Saleh – pourtant chiite – au pouvoir depuis 1990[5]. Militarisés, les insurgés revendiquent davantage d’autonomie et une meilleure représentation politique. En outre, les Houthis voient d’un mauvais œil le rapprochement du président Saleh avec les États-Unis dans leur ambition de combattre le terrorisme global. Ainsi débutent les « guerres de Saada », opposant le président Saleh et la rébellion dite houthiste, qui vont perdurer jusqu’en 2010[6].
À cette période, l’antiaméricanisme des Houthis conjugué à cette guerre contre l’État central leur a octroyé une certaine légitimité politique. Ce conflit intra-étatique prend une tournure régionale lorsque l’Arabie saoudite se positionne contre les insurgés houthis : dès 2009, le leader régional lance des frappes aériennes sur la région de Saada afin de sécuriser sa frontière sud. Comme par effet de miroir, l’Iran déploie au sud du Yémen des navires de guerre, en soutien aux insurgés houthis. Par ailleurs, les Printemps arabes qui ont ébranlé le Yémen sous la forme de manifestations populaires, contribuent à déstabiliser encore davantage le pays : face au vide sécuritaire grandissant impulsé par la démission du président Saleh (juin 2011), des milices associées à Al- Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA) se saisissent de territoires dans le sud du pays. Alarmés par cet événement, les États-Unis, l’Arabie saoudite et d’autres membres de la communauté internationale s’allient de manière à favoriser l’émergence d’une transition politique[7]. Ainsi, en février 2012, Abd Rabbo Mansour Hadi, l’ancien vice-président du Yémen est nommé président pour une période intérimaire de deux ans suite à la signature d’un accord de transition négocié par le Conseil de coopération du Golfe[8] (CCG), mais dont les Houthis ne sont pas signataires[9].
En 2013, le président Hadi qui souhaite réformer le pays, organise, aidé de l’Arabie saoudite, des États-Unis et du Conseil de Sécurité de l’ONU une « Conférence de dialogue national » afin de calmer les tensions. Le président nouvellement désigné et internationalement reconnu prend, avec l’aide de l’envoyé spécial de l’ONU, deux décisions majeures : partager le Yémen en six « Etats »[10] et mettre en place un projet de constitution fédérale sur le modèle de la Constitution américaine. Le découpage territorial ne convenant pas aux Houthis – qui revendiquent depuis des années leur autonomie dans la province de Saada et souhaitent conserver un accès à la Mer Rouge – l’initiative est un échec. En outre, les fonds que devaient verser les pays de la coalition n’ont pas été décaissés.
L’ancien président Saleh, se sentant exclu de cette Conférence de dialogue national, estime qu’une alliance stratégique avec les Houthis[11]. Sans l’aide des forces de Saleh, la « descente des Houthis » de la zone nord du Yémen à la ville de Sanaa n’aurait pas été possible.
1.3. L’internationalisation du conflit
À partir de ce moment, l’Arabie saoudite forme « la coalition »[12], répondant ainsi favorablement à l’appel à l’aide du président Hadi. Celle-ci se donne pour objectif de le rétablir à la tête du pays et d’évincer les Houthis des principales villes yéménites. Cette coalition militaire est soutenue par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France de manière technique et logistique. Le conflit yéménite prend donc une tournure internationale.
Deux opérations d’envergure sont lancées : Tempête décisive (25 mars 2015) et Restaurer l’espoir (21 avril 2015). La coalition attaque principalement par les airs : le palais présidentiel, l’aéroport international et le bureau politique des insurgés houthis sont notamment bombardés. Depuis, le Yémen se trouve dans un climat d’anarchie généralisée, justifié par le vacuum étatique.
Ce vacuum présidentiel est renforcé par la mort d’Ali Abdallah Saleh, le 4 septembre 2017. L’ancien président yéménite, qui avait annoncé la rupture de l’alliance avec les Houthis quelques jours auparavant, est assassiné par ces derniers dans la ville de Sanaa qu’ils contrôlent. Les militaires, restés fidèles au président Saleh, se retournent donc naturellement contre le clan houthi, procédant à l’ouverture d’un nouveau front dans le conflit yéménite.
Ainsi, malgré le déploiement d’environ 10 000 hommes issus des pays de la coalition au sud de la frontière saoudienne, ceux-ci ne parviennent pas à déloger les Houthis et leurs alliés lourdement armés et dotés d’une forte capacité de résistance.
Le grand perdant de ces opérations semble donc être l’Arabie saoudite qui s’enlise dans un conflit dont elle n’entrevoit pas l’issue. Au lieu de faire une démonstration de force, Riyad apparaît faible car aucun de ses objectifs n’a été atteint : les Houthis continuent de faire front, Al- Qaïda et l’État islamique, qui profitent du chaos ambiant, gagnent du terrain au Sud tandis que la mortalité liée aux combats alerte la communauté internationale[13].
2. Au delà d’un conflit confessionnel, préexistent des rivalités géopolitiques, stratégiques et économiques
2.1 L’Arabie Saoudite et l’Iran
L’Arabie saoudite et l’Iran se disputent l’hégémonie au Moyen-Orient. Riyad a une vision paranoïaque de son rival : elle lui prête la volonté de lui nuire et de l’attaquer par tous les moyens, notamment en passant par la province de Saada. Le pays cherche donc d’abord à sécuriser sa frontière sud, potentiellement menacée à la fois par la rébellion dite houthiste et par l’Iran.
Le conflit au Yémen est souvent décrit comme une guerre par procuration entre les deux puissances régionales, mais ce postulat est exagéré et le degré d’implication de l’Iran à nuancer. En effet, le Yémen n’est pas une priorité géostratégique pour l’Iran ; à titre de comparaison, le soutien à l’Irak ou au Liban revêt une importance supérieure. Le conflit au Yémen est un levier utilisé par l’Iran pour faciliter sa stratégie d’influence mais il n’est pas prioritaire dans son agenda[14]. En outre, l’Iran ne soutient pas de manière ouverte et constante les Houthis en armes et le pays ne présente pas le rôle structurant que l’Arabie saoudite lui octroie. La plupart de l’armement détenu par les Houthis provient de l’arsenal de Saleh. Ce dernier a apporté un soutien logistique aux miliciens houthis et n’est jamais vraiment sorti des circuits. Par ailleurs, les Houthis ne veulent pas de l’Iran pour mentor ; pour preuve, al-Fayshi, un proche du leader Abd al-Malik al-Huthi a publié en mars 2016 un texte sur sa page Facebook demandant aux Iraniens de se tenir écartés des discussions de paix en cours. En somme, les Houthis ne souhaitent pas subir l’influence d’un pays tiers, mais acceptent volontiers toute aide venue de l’extérieur lorsque cela sert leurs intérêts.
Toutefois, on ne peut pas totalement nier l’influence de l’Iran dans le conflit yéménite, que ce soit sur le plan politique, financier ou matériel. En effet, le groupe d’experts de l’ONU et des groupes d’experts indépendants spécialistes en armement rapportent que du matériel technique pour missiles balistiques à courte portée en provenance de la République islamique d’Iran a été acheminé au Yémen et utilisé par les Houthis[15]. En outre, l’Iran est accusé d’apporter son expertise aux Houthis via les Gardiens de la révolution islamique et le Hezbollah libanais : en 2014, lorsque la rébellion dite houthiste pouvait contrôler Sanaa, une liaison aérienne commerciale directe avait été instaurée avec Téhéran : autant d’éléments laissant penser que des transferts financiers ou humains avaient lieu.
Le conflit yéménite ne se réduit donc pas stricto sensu à une opposition entre sunnisme et chiisme. Le soutien ou non au mouvement houthiste repose davantage sur des rivalités entre élites et sur les enjeux identitaires propres à l’histoire contemporaine du Yémen : ceux notamment de la guerre civile en 1960 et des guerres de Saada entre 2006 et 2010 vécues comme un traumatisme.
2.2. Les EAU
Si l’Arabie saoudite perçoit le Yémen comme une menace directe pour sa sécurité, les EAU le considèrent comme une zone regorgeant d’opportunités stratégiques. Les EAU, qui comptent parmi les pays leaders au sein de la coalition, veulent étendre leur domination dans la région du détroit de Bab-el-Mandeb et du Golfe d’Aden. Ce détroit est d’une importance capitale pour les acteurs de la Corne de l’Afrique et de la péninsule arabique : Riyad exporte notamment ses énergies fossiles vers l’Europe via ce canal. L’Égypte, Israël et la Jordanie l’empruntent également pour l’export. Bab-el-Mandeb est également vital pour les pays occidentaux puisque 35 % du commerce mondial transiterait par ce détroit. L’insécurité croissante dans cette région est inquiétante puisqu’elle obligerait les navires de commerce à changer de trajectoire pour éviter le détroit, ce qui allongerait les trajets et augmenterait donc le coût des marchandises transportées[16].
Aussi, Abu Dhabi désire se faire une place à proximité de ce détroit stratégique. Pour cela, elle cherche à contrôler les côtes sud du Yémen et se satisferait de ce fait d’un Yémen du Sud indépendant. En effet, au vu du chaos étatique actuel, cette région dépendrait financièrement et politiquement des Émirats. En outre, le pays lorgne sur l’île yéménite de Socotra. La courte occupation émiratie de celle-ci a immédiatement révolté le président Hadi qui a fait appel à Riyad afin d’apaiser les tensions.
L’Arabie saoudite de son côté, tente sa chance à l’Est du Yémen. Selon des sources locales, Riyad cherche à prendre le contrôle de la province d’Al-Mahrah (carte 4) dans le but d’y installer un oléoduc reliant la région d’Al Kharkhir situé à sa frontière sud, au port de Nishtun situé à Al-Mahrah dans le Sud-Est du Yémen. Cet oléoduc lui permettrait de ne plus dépendre du détroit d’Ormuz (carte 3), directement menacé par son rival iranien, pour l’export de sa production. Des entrepreneurs auraient déjà été observés sur place. Ce projet, totalement illégal s’il venait à se mettre en place, remonte aux années 1980. Le président Saleh l’avait toutefois interrompu après la réunification du pays en 1990.
On observe également des dissensions sur le dossier yéménite entre Abu Dhabi et Riyad, les deux principaux alliés de la coalition. Tandis que l’Arabie saoudite œuvre sans relâche à la poursuite de l’objectif affiché par la coalition : remettre au pouvoir le président Hadi, les EAU, sur le modèle des États-Unis, disent faire de la lutte contre AQPA leur objectif premier. De son côté, l’Arabie saoudite est soupçonnée d’épargner les combattants d’AQPA et même de les coopter afin de grossir les rangs de la coalition contre les Houthis.
Autre signe de divergence entre les deux alliés : l’Arabie saoudite aurait déployé des hommes à Aden alors que la ville a toujours constitué – dans le cadre du conflit yéménite – une sphère d’influence émiratie.
2.3. Le rôle de la France
Le rôle de la France dans le conflit yéménite est ambigu. Elle affiche son soutien à la coalition en matière de logistique et de renseignement. La « logistique » peut s’étendre à des livraisons d’armes, la fourniture d’équipements de pointe et l’entraînement des forces spéciales.
À l’Ouest du Yémen, où les combats font rage, des chars Leclerc émiratis ont été remarqués tandis que des frégates françaises sillonnent la Mer Rouge, participant au blocus maritime imposé aux Houthis par l’Arabie saoudite et les EAU depuis novembre 2017. On soupçonne donc Paris d’amoindrir le rôle qu’elle joue réellement. En 2017, la France aurait livré à l’Arabie saoudite pour 1,4 milliard d’euros d’armes (véhicules blindés, hélicoptères, munitions, obus de mortiers…) un montant plus élevé que les deux années précédentes[17]. Il s’agit aujourd’hui du deuxième client français en matière d’armement derrière l’Inde. Toutefois, on observe une baisse des commandes depuis l’arrivée au pouvoir du prince héritier Mohammed ben Salmane en 2015. C’est pourquoi le président Macron avait prévu de se rendre en Arabie saoudite avant la fin de l’année 2018, afin d’essayer de renverser la tendance.
De nombreuses ONG, comme Amnesty International, font pression pour que la France cesse de livrer des armes en faveur de la coalition arabe, mais les évolutions sont encore faibles compte tenu de la relation historique qui lie Paris et Riyad en matière d’armement et de l’excellent client que constitue Riyad pour le marché européen.
La France est également très liée aux EAU, dont elle a d’ailleurs contribué à construire l’appareil de défense. De fait, de grands groupes industriels français tels qu’Airbus, Safran ou Thales possèdent des parts dans des sociétés de défense émiraties. Ces liens militaro-économiques avec les pays du Golfe permettent à la France d’étendre son influence en Afrique et de décrocher de nouveaux contrats.
La question de la vente d’armes aux pays de la coalition, et particulièrement à l’Arabie saoudite a refait surface dans le débat public français ces dernières semaines à l’occasion de l’affaire Khashoggi[18]. Le président Macron a affirmé ne pas comprendre le lien entre l’assassinat du journaliste et les ventes d’armes à l’Arabie saoudite alors que l’Allemagne a appelé les Européens à cesser toute vente d’armement à Riyad. Cette divergence d’approche peut en partie s’expliquer par le fait que l’industrie française dépend davantage de contrats d’armements passés avec les pays du Golfe que l’industrie allemande.
3. Faits récents
3.1. Le port d’Hodeïda, un front stratégique
En juin 2018, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont lancé l’opération Golden Victory pour reprendre aux mains des Houthis la ville portuaire d’Hodeïda[19], offrant un accès direct sur la Mer Rouge.
Après avoir récupéré l’aéroport de la ville, la coalition a saisi les Nations unies afin qu’un médiateur, Martin Griffiths, envoyé spécial auprès de l’ONU, propose un cessez-le-feu dont l’objectif était d’épargner les milliers de civils encore présents à Hodeïda. L’autre contrainte d’un assaut direct dans la ville était le risque d’endommagement du port qui aurait interrompu l’arrivée de l’aide humanitaire[20].
Actuellement la situation demeure bloquée : les Houthis n’ont pas l’intention de se retirer des principales villes du Yémen bien que leur chef, Abdel Malik al Houthi ne rejette pas la supervision du port d’Hodeïda par les Nations unies, à condition que les offensives de la coalition cessent[21]. Lors de l’avant dernière tentative de l’ONU pour reprendre les négociations entre les différentes parties du conflit, les Houthis avaient pourtant refusé de se rendre à Genève, où les protagonistes devaient se réunir. Les miliciens n’ont en effet aucun intérêt à céder le port d’Hodeïda où ils ont créé une véritable économie de guerre : ils interceptent par ce biais armes et aide humanitaire, qu’ils revendent au marché noir. Il s’agit d’une possible hypothèque sur les chances de réussite de la trêve de décembre.
Les États-Unis ont quant à eux décliné la demande de support supplémentaire exprimée par la coalition, leur objectif prioritaire étant la lutte contre Al-Qaïda et l’État islamique au Yémen. En effet, concernant les Houthis, l’administration Trump déclare jouer un rôle « non combattant », de support logistique et de conseil en stratégie militaire, ce qui justifie la présence américaine en Arabie saoudite.
En revanche la France, bien qu’appelant à la protection des civils d’Hodeïda, aurait accepté de participer, en juin dernier, à une opération de déminage aux côtés de la coalition dans le cadre de l’opération militaire engagée pour reprendre la ville. Aujourd’hui, Paris semble soulagé de la tenue des négociations en Suède, au regard de l’ampleur de la crise humanitaire et du scandale de l’affaire Kashoggi.
3.2. Situation humanitaire
Le Yémen est classé au 160e rang mondial sur 186 en matière de développement, c’est un des pays les plus pauvres du monde. La guerre n’a fait qu’accentuer la misère du pays. En 2015, les Nations unies estimaient à 20 millions le nombre de Yéménites ayant besoin d’assistance humanitaire d’urgence[22]. Depuis le début de la campagne, Human Right Watch a relevé 58 frappes illégales initiées par la coalition, ayant causé la mort d’environ 800 civils[23].
Cette campagne de raids aériens initiée par la coalition à partir de 2014, serait, selon les observateurs, peu soucieuse du respect du droit international et de la guerre. En effet, de nombreuses structures civiles ont été touchées par les bombes (usines, marchés, quartiers résidentiels…). Aujourd’hui, Oxford Committee for Famine Relief (OXFAM) affirme qu’un civil meurt toutes les trois heures dans les bombardements[24]. En outre, le blocus terrestre et aérien imposé par la coalition achève d’accabler la population civile restée dans les villes en proie aux combats. De leur côté, les Houthis ont également effectué des tirs d’artillerie et des lancers de roquettes sans distinguer les civils des forces ennemies.
Les deux camps ont par ailleurs fait usage d’armes interdites par les traités internationaux (armes à sous- munitions, mines terrestres antipersonnel) et ont eu recours à des formes d’agression et de harcèlement envers les prisonniers. Les lois de la guerre seraient donc violées par toutes les parties, l’essentiel des abus étant imputable à la coalition qui dispose de plus de moyens[25].
Au-delà des combats, l’effondrement de l’État est meurtrier. Un rapport de l’ONU datant de 2018 affirme que le Yémen en tant qu’État aurait quasiment cessé d’exister : les salaires ne sont plus versés depuis 2016, une économie de guerre s’est donc développée, ce qui fait flamber les prix. L’aide humanitaire ne parvient pas à être acheminée à cause du blocus imposé par la coalition à Hodeïda. Un grand nombre d’hôpitaux et d’infrastructures d’assainissement d’eau est également endommagé. Selon Médecins Sans Frontières, certains hôpitaux auraient été bombardés délibérément[26].
Après de nombreuses tentatives de cessez-le-feu et trois cycles de négociations, Houthis et gouvernement yéménite campent sur leurs positions, aucune force en présence ne s’imposant réellement à l’autre, bien que la coalition menée par l’Arabie saoudite ait une supériorité militaire. Au sein même de cette dernière, des carences sont notables en matière de stratégie. Par exemple, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite poursuivent pas les mêmes objectifs au Yémen[27]. L’ingérence de ces puissances semble donc contre- productive à l’égard de la société yéménite. En outre, certaines milices armées font cavalier seul et les groupes armés terroristes comme AQPA et l’EI profitent du chaos ambiant pour prospérer et établir des bases territoriales.
La fragilité de la trêve initiée le 13 décembre dernier atteste de la difficulté à mettre en place une stratégie de sortie de crise. Comme en témoigne António Guterres, le secrétaire général des Nations unies, la notion de « vengeance tribale » n’y est pas étrangère. Selon lui, seul un règlement politique négocié par un dialogue inclusif entre Yéménites permettrait de mettre un terme au conflit. En effet, comme évoqué précédemment, il y a de nombreuses luttes d’influence et des fractures politiques et socio-économiques au sein de la société yéménite. Le pays encore unifié ne l’est d’ailleurs plus que juridiquement : la séparation géographique entre le Nord, contrôlé par les Houthis et autres milices tribales restées loyales à Saleh, et le Sud où l’autorité est en faillite et où subsiste un mouvement séparatiste, est encore bien présente.
Le 29 décembre 2018, l’ONU annonce le début du retrait des rebelles Houthis du port d’Hodeïda[28], laissant entrevoir une désescalade dans la zone après l’entrée en vigueur effective de la trêve le 18 décembre. Des négociations entre les deux camps devraient avoir lieu dans un futur proche sous l’égide d’un comité de coordination dirigé par un représentant de l’ONU : la situation demeure incertaine – pas moins de sept trêves ont en effet échoué depuis 2015 – et les deux parties s’accusent mutuellement de violer le cessez-le-feu. Un accord de paix pour l’ensemble du pays semble encore bien lointain…
4. Bibliographie
Ouvrages généraux
- Laurent Bonnefoy. Le Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre. Fayard, CERI, 2017. Disponible au CDEM : 320.953 3 BON.
- Helen Lackner and Daniel Martin Varisco. Yemen and the Gulf States: the making of a crisis. Gerlach press, 2018. Disponible au CDEM : 327.533 053 YEM.
Articles universitaires
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- Géopolitique du Yémen : guerre oubliée ou laboratoire d’un conflit majeur ? CLES, École de management. 25/01/2018. Consulté le 09/10/2018 http://notes-geopolitiques.com/geopolitique-du-yemen/
Revues spécialisées
- Ole Solvang. Carnage contre les civils au Yémen. Orient XXI. 21/07/15. Consulté le 11/10/2018. https://orientxxi.info/magazine/carnage-contre-les-civils-au- yemen,0965
- Christian Testot. Diplomatie nomade autour du Yémen.
- Éditoriaux de l’Ifri. 04/10/2017.Consulté le 15/10/2018
- François Frison-Roche. Au Yémen, la situation humanitaire est catastrophique. La Revue des transitions. 02/04/2018. Consulté le 26/10/2018. https://larevuedestransitions.fr/2018/04/02/francois-frison- roche-au-yemen-la-situation-humanitaire-est-catastrophique/
- François Frison-Roche. Le Yémen ne se situe pas à la première place de l’agenda iranien. La Revue des Transitions, 25/04/2018. Consulté le 06/11/2018. https://larevuedestransitions.fr/2018/04/25/francois-frison- roche-le-yemen-ne-se-situe-pas-a-la-premiere-place-de- lagenda-iranien/
- Tony Fortin. La France, partie prenante de la guerre contre le Yémen. Orient XXI, 4/10/2018. Consulté le 15/10/2018. https://orientxxi.info/magazine/la-france-partie-prenante-de-la- guerre-contre-le-yemen,2662
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References
Par : Clothilde GADILLE
Source : Centre de documentation de l'Ecole Militaire