Zbigniew Brzezinski, le conseiller spécial « venu du froid »

Mis en ligne le 16 Juin 2017

Décédé le 26 mai 2017, Zbigniev Brzezinski demeure un des grands acteurs et penseurs des relations internationales du XXème siècle. Artisan majeur de la politique étrangère des Etats-Unis, il a conseillé Jimmy Carter lors de sa présidence entre 1977 et 1981, il a également joué un rôle notoire lors de la période Reagan. Cet article écrit en mars 1978, sur l’homme, sa pensée, son influence sur le positionnement international des Etats-Unis, résonne d’une sonorité largement contemporaine, à l’aune de la place des Etats-Unis sur l’échiquier mondial.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Daniel COLARD, « Zbigniew Brzezinski, le conseiller spécial « venu du froid » », Revue Défense Nationale.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la RDN.

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Zbigniew Brzezinski, le conseiller spécial « venu du froid »

 

« La politique étrangère américaine exige un effort architectural – et non des acrobaties » (Z. Brzezinski, 1974)

La première capitale européenne visitée par le Président Carter au cours de son premier grand voyage officiel hors des États-Unis a été Varsovie. C’était là une façon de rendre hommage au pays d’origine de l’un de ses « mentors » en matière de politique étrangère. Qui est donc cet homme qui joue un rôle si important aux côtés du nouveau président américain ?

 

« L’alter ego » d’Henry Kissinger

De 1969 à 1976, c’est-à-dire sous la double présidence de Richard Nixon et de Gerald Ford, un homme a joué un rôle éminent dans la définition et l’élaboration des grandes options de la politique étrangère des États-Unis : Henry Kissinger.

En janvier 1977, la troïka Nixon-Ford-Kissinger a cédé la place au tandem Carter-Brzezinski. Ce changement d’équipe et d’administration, après la défaite électorale du Parti Républicain, s’est accompagné d’une nouvelle vision des relations internationales. Jimmy Carter, l’actuel hôte de la Maison Blanche, ancien planteur de cacahuètes, ex-gouverneur de Géorgie, et son assistant spécial pour les affaires de sécurité nationale récusent l’héritage diplomatique nixonien et kissingerien dont l’édifice reposait sur le vieux principe de l’équilibre des puissances.

Si le principal conseiller du Président est moins connu et moins brillant que son illustre prédécesseur, qu’on ne s’y trompe point, il a la même « envergure » et un « calibre intellectuel » non moins égal à celui du docteur Kissinger.

Les deux hommes ont d’ailleurs plus d’un trait en commun. Comme « Dear Henry », Zbigniew Brzezinski est un immigré de la vieille Europe, un intellectuel ou une « tête d’œuf », comme disent les Américains ; comme lui c’est un théoricien et l’un des meilleurs spécialistes des relations internationales.

Comme lui enfin, il occupe au départ les mêmes fonctions et assume les mêmes responsabilités dans l’ombre du chef de l’État de la plus grande puissance mondiale. « Zbig », comme l’appellent ses amis, exerce une influence essentielle. Son bureau est situé dans l’aile ouest de la Maison Blanche, à moins de dix pas du grand bureau ovale de Jimmy Carter. Il voit le Président plusieurs fois par jour et celui-ci le consulte sur toutes les grandes questions diplomatiques. Il préside le Conseil National de Sécurité (N.S.C.), l’organe suprême de conception et de coordination pour tout ce qui touche à la défense et au rôle extérieur des États-Unis. C’est là que parviennent les études des différents départements, que sont élaborées les stratégies gouvernementales, que sont arbitrés les conflits entre administrations et traitées les crises internationales. Le NSC est la cheville ouvrière de la diplomatie américaine et son président le « maître-architecte » de ses principales orientations.

« Zbig » a fait la connaissance de Jimmy Carter en 1973 alors qu’il dirigeait la très influente Commission trilatérale à laquelle appartenait le gouverneur de la Géorgie ainsi que plusieurs personnalités de l’actuelle administration démocrate : le vice-président Mondale, l’ambassadeur à l’O.N.U., Andrew Young, le secrétaire au Trésor, Blumenthal, le secrétaire d’État, Cyrus Vance. Cette institution privée, véritable cellule de réflexion, a été créée sur l’initiative du banquier David Rockfeller et dirigée, de 1973 à 1976, par Brzezinski. Elle regroupe des hommes d’affaires, des hauts fonctionnaires, des ministres, des professeurs américains, européens et japonais. Organe de concertation, la Trilatérale a pour objectif de resserrer les liens entre les grandes puissances industrielles à économie de marché : l’Amérique, l’Europe de la C.E.E., celle de l’A.E.L.E. et le Japon.

Il n’est pas exagéré de dire que l’actuel responsable du NSC a été le « précepteur » du Président Carter en matière de problèmes internationaux. Celui-ci, en effet, ignorait tout ou presque en ce domaine. Ses connaissances concernaient les seules affaires militaires et nucléaires.

On a toujours tendance à sous-estimer l’influence des hommes lorsqu’on étudie la politique étrangère. C’est une erreur. Carter n’est pas Nixon, non plus que Ford. Brzezinski n’est pas Kissinger. D’où l’intérêt des remarques qui vont suivre si l’on veut comprendre le nouveau cours de la diplomatie américaine.

 

Le théoricien venu du froid

Zbigniew Brzezinski est né en Pologne, à Varsovie, le 28 mars 1928. Ce fils de diplomate n’a obtenu la nationalité américaine qu’en 1949, après avoir séjourné successivement en France, en Allemagne et au Canada. H. Kissinger était un juif allemand d’origine modeste : « Zbig » est un aristocrate catholique d’origine polonaise. C’est un intellectuel pur, un « concepteur », un théoricien. Docteur en sciences politiques, il a enseigné en même temps que son collègue Kissinger à l’Université de Columbia. Il a été membre du Centre de planification politique du département d’État sous la présidence de Johnson (1966-1968).

Il est considéré comme l’un des plus éminents soviétologues de son pays. Cet immigré a en effet assumé la direction de l’Institut d’études des problèmes communistes et écrit deux ouvrages remarqués sur la coupure Est-Ouest : « The Soviet Bloc, Unity and Conflict », en 1960, et « Alternative to partition », en 1965. Avant de prendre la tête de la Trilatérale, il a aussi dirigé l’Institut de recherche sur les changements internationaux de Columbia.

Les Européens ont commencé à s’intéresser à ses travaux au début des années 1970. L’élite intellectuelle française l’a découvert en lisant son livre ; « La Révolution technétronique », ouvrage traduit et publié aux éditions Calmann-Lévy, en 1971. Il s’agit d’une réflexion originale sur les conséquences politiques de la technique et de l’électronique qui dominent de plus en plus les sociétés industrielles modernes.

L’an passé enfin, à l’automne 1977, les éditions de L’Herne, grâce à la collaboration de François Sauzey, membre de la Commission trilatérale, ont rassemblé un certain nombre d’essais écrits par Brzezinski entre 1971 et 1976, parus dans quatre des plus influentes revues anglo-américaines : Foreign Policy, Foreign Affairs, Atlantic Lost, Journal of East-West Studies. Ce recueil d’articles, publié sous le titre révélateur : « Illusions dans l’équilibre des puissances », préfacé par le député socialiste et le juriste internationaliste Jean-Pierre Cot, donne une vue assez précise du système de pensée du conseiller spécial du Président Carter. L’ouvrage comprend neuf chapitres principaux qui s’intitulent respectivement : L’Amérique dans un monde hostile : Des relations Est-Ouest ; Illusions dans l’équilibre des puissances ; Regarder la crise en face : Carrefours européens ; L’échiquier de la guerre froide ; Nixon à mi-parcours ; Le trompe-l’œil de la paix ; Le Japon sur la scène mondiale.

Ce coup de projecteur braqué sur les grands problèmes mondiaux traduit une certaine vision des relations internationales. D’autre part, Brzezinski ne se prive pas de critiquer son rival Kissinger, dont il dénonce la Realpolitik, et de juger sévèrement le bilan extérieur de l’administration Nixon :

« … La question capitale est de savoir dans quelle mesure la Maison Blanche est parvenue à formuler une politique étrangère qui ne se contente point de régler les problèmes du passé, mais qui s’efforce de modeler l’avenir. Nous affirmons qu’à cet égard, le bilan de l’administration est négatif.

« … Une politique internationale traditionnelle, fondée principalement sur les manœuvres des États les plus puissants – une politique entièrement dépourvue de sollicitude envers la majorité la moins fortunée qui peuple le globe – ne peut en aucun cas suffire à façonner l’avenir. »

Le professeur de Columbia, notant en février 1974 le professeur de Harvard, lui accorde plus que la moyenne pour son action envers la Chine (9/10) : au Proche-Orient (8/10) et au Vietnam (6/10). Mais il lui attribue une note médiocre ou très médiocre en ce qui concerne les relations soviéto-américaines (4/10), euro-américaines (3/10), américano-japonaises (1/10) et pour celles qu’entretient Washington avec les pays du Tiers Monde (1/10). S’il dénonce l’« absence de leadership efficace, ni personnel, ni conceptuel », dans la conduite des relations économiques internationales, il cautionne en partie les décisions prises en matière de défense et de limitation des armements stratégiques. Et il conclut par l’appréciation globale suivante : « Après des résultats initiaux respectables,un déclin inquiétant ».

Faute de place, nous nous contenterons de mettre en relief les points les plus originaux de ce qu’on pourrait appeler la « doctrine Brzezinski ».

 

Les trois priorités de la « nouvelle politique étrangère américaine ».

Le dessein diplomatique du théoricien de la Trilatérale – devenu aujourd’hui un praticien des affaires internationales – est très ambitieux. Son objectif fondamental est de restructurer au profit des États-Unis l’ensemble du système diplomatique. Il s’agit de construire une « structure de paix » qui ne soit pas qu’un « trompe-l’œil historique », une société internationale à base de pluralisme et d’humanisme qui corresponde aux transformations mondiales qui sont en cours. Pour ce faire, il faut des institutions neuves, des principes nouveaux, une conception globale. Cet effort exige un travail de « type architectural » – et non des « acrobaties » personnelles. Dans cette perspective planétaire, Zbigniew Brzezinski estime qu’après les déboires de la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate, trois grandes priorités doivent orienter la politique extérieure de l’Amérique, à savoir : l’institutionnalisation des rapports Amérique – Europe – Japon ; la redéfinition des rapports entre les nations industrialisées et les nations prolétaires ; la continuation de la politique de détente entre Washington et Moscou, les États capitalistes et les États socialistes.

La première orientation est la plus novatrice. Elle découle de l’idéologie trilatérale. L’Amérique, le Japon et l’Europe occidentale ont les mêmes structures économiques, un niveau de développement très élevé ; ces pays se réclament des mêmes principes politiques et des mêmes valeurs morales. Ils sont confrontés à des problèmes analogues. Tous ces éléments constituent une « véritable base commune » à partir de laquelle ces sociétés qui quittent l’« âge industriel » pour entrer progressivement dans l’« ère technétronique » pourront éventuellement « agir ensemble de manière constructive ». Une « communauté des nations industrialisées » est en train d’émerger sur la scène internationale : elle ne doit pas être un « club » égoïste de nations riches fermé aux plus démunies. Au contraire, elle doit faciliter le décollage économique des pays en voie de développement et, en aucun cas, elle ne doit se transformer en une « nouvelle alliance anticommuniste ».

Pour cela, il importe d’aménager les relations entre les trois côtés du triangle occidental sur le double plan politique et économique. Politiquement, écrit l’ancien professeur polonais, des « rencontres annuelles » entre les chefs d’État et de gouvernement du Japon, des États-Unis et de l’Europe, ainsi que la création d’un « dispositif de consultation » pour les compléter, sont très souhaitables. Un tel dispositif encouragerait un « débat élargi » sur les perspectives et les programmes communs. On pourrait aller jusqu’à établir une « concertation trilatérale au niveau parlementaire ». Des contacts « informels » réuniraient les élites sociales de ces trois entités.

Economiquement, une évolution graduelle vers l’aménagement d’une zone de libre-échange entre ces trois piliers industriels permettrait de réduire plus facilement les tensions euro-américaines, euro-japonaises et américano-japonaises qui existent actuellement au niveau bilatéral. Une nouvelle division internationale du travail serait alors susceptible de voir le jour : elle aurait pour effet d’établir des échanges « plus diversifiés » et « plus complexes », le triangle devenant le fondement économique d’une stabilité et d’une coopération mondiales.

Une série de questions se posent ici : l’Europe du Marché commun y trouverait-elle son compte ? Ne risquerait-elle pas de perdre son identité et sa vocation ? Ne tomberait-elle pas à coup sûr sous l’hégémonie économique des États-Unis ? Cette proposition ne reprend-elle pas sous une autre forme le projet de Charte Atlantique cher à Henry Kissinger et contre lequel s’étaient fort justement élevés Georges Pompidou et Michel Jobert ? L’impérialisme économique, technologique, commercial et financier de Washington, sans oublier l’anarchie du système monétaire international due au flottement voulu du dollar, a ses lois spécifiques. Le triangle ne serait pas équilatéral, mais scalène.

Ce qui est peu discutable, c’est la profonde nécessité pour la Maison Blanche de réviser ou de repenser ses relations avec le Japon et les États ouest-européens. Le principe d’une concertation trilatérale débouchant sur une harmonisation des politiques économiques correspond aussi à une nécessité, le dernier sommet de Londres (mai 1977) et les deux précédents (Rambouillet 1975 et Porto-Rico 1976) en portent témoignage. De là à accepter la transformation du Marché commun en zone de libre-échange, il y a une marge que les États membres de la CEE ne devraient pas franchir.

La deuxième orientation diplomatique porte sur les relations Nord-Sud. Z. Brzezinski a raison d’insister sur cette priorité. H. Kissinger, après le coup d’État pétrolier de l’O.P.E.P., à l’automne 1973, avait opté pour une stratégie de confrontation : pays consommateurs contre pays producteurs. La création de l’Agence Internationale de l’Energie (A.I.E.) dans le cadre de l’O.CD.E. était destinée à regrouper dans un cartel les États riches importateurs de pétrole. L’administration Nixon a compris tardivement que cette politique était vouée à l’échec et qu’il fallait choisir une stratégie de coopération basée sur le dialogue, dialogue qui s’est enfin ouvert à Paris en décembre 1975, sous l’égide de la France, entre 19 pays du Tiers Monde et 8 pays industrialisés.

L’Amérique a trop longtemps soutenu des régimes dictatoriaux et corrompus, en Afrique, en Asie et dans le sous-continent latino-américain. Elle a toléré l’apartheid en Union Sud-Africaine et accepté le pouvoir de la minorité blanche en Rhodésie. Elle a adopté des positions rigides au sein de la CNUCED et à l’ONU face à la revendication fondamentale du « Groupe des 77 » exprimée dans la Déclaration du 1er mai 1974 sur la nécessité d’instaurer d’urgence un « Nouvel ordre économique international ».

Le déséquilibre existant entre l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud porte en lui des germes d’affrontement et de conflit susceptibles d’affecter directement la structure politico-sociale des démocraties industrielles avancées. Le coup de force de 1973 a remis en cause les fondements mêmes de l’ordre économique international et financier créé par les États-Unis au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

Le système des accords de Bretton Woods, le G.A.T.T., le F.M.I.. le groupe de la Banque mondiale sont contestés radicalement par les nouveaux États issus de la décolonisation. Il convient donc de rebâtir et de restructurer, avec la participation de tous les acteurs internationaux, un système économique plus juste et plus équitable. De nouveaux rapports de coopération s’imposent pour tenir compte des bouleversements intervenus récemment dans la société interétatique des années 1970-1980. Si l’Amérique ne s’adapte pas à ce nouveau contexte, elle ne tardera pas à devenir une « citadelle assiégée » dans un « monde hostile ». Or, une Amérique qui se replierait sur elle-même, qui retournerait à son isolationnisme d’avant 1939 créerait un vide qui ne serait comblé par rien d’autre qu’« un chaos grandissant ». Pour Brzezinski, cette société technétronique demeure, malgré ses défauts, la plus créatrice, la plus imaginative et la plus innovatrice. Elle joue le rôle d’un véritable « laboratoire social du monde » : ses ferments, ses idées, ses expérimentations sont à la fois des « stimulants » et des « mises en garde ».

Ni l’Europe ni le Japon, note-t-il, ne semblent disposés à exercer un rôle majeur. L’Union soviétique, surperpuissance politique et militaire, n’est pas une rivale économique : elle a besoin de la technologie occidentale et se désintéresse pour le moment du dialogue Nord-Sud.

Qu’on le veuille ou non, la stabilité de l’économie mondiale dépend largement de la volonté de Washington. Cet État occupe sur l’échiquier des nations une position centrale. Il lui appartient d’assurer la cohésion de l’ensemble. Comme l’a souligné Charles Kindleberger dans son livre « The World in Dépression, 1929-1939 », lorsque les États-Unis trébuchent, l’économie mondiale et l’équilibre politique deviennent instables.

Le « message » et le « modèle » américains continuent pour l’essentiel d’être valables, à condition qu’ils ne deviennent pas l’objet d’un « dogmatisme » systématique.

La troisième orientation prioritaire de la nouvelle politique étrangère de l’administration Carter concerne le contenu et les formes de la détente Est-Ouest. Il n’est pas question, bien évidemment, d’arrêter le processus de relaxation des tensions enclenché par Nixon et Kissinger en 1969.

Le dialogue politico-stratégique entre les deux supergrands est capital. Il doit être patiemment poursuivi dans un monde nucléaire dangereux et de plus en plus interdépendant. Les accords SALT I ont ouvert la voie aux négociations sur les SALT II qui sont d’une importance primordiale pour éviter la relance de la course aux armements, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. La concertation soviéto-américaine est également souhaitable pour prévenir la prolifération nucléaire.

Mais la politique de détente ne peut pas se limiter aux seuls problèmes militaires et ne trouver son point d’application que sur le continent européen. Elle a des dimensions extra-militaires ; elle doit devenir de « plus en plus générale et réciproque ». Certes, le conflit idéologique qui oppose le camp occidental au camp socialiste se poursuivra longtemps encore. La détente continuera de reposer sur la dialectique de la compétition et de la coopération. Cependant, à long terme, il est permis d’espérer qu’elle modifiera, à l’Ouest comme à l’Est, les comportements non seulement externes des États, mais aussi les structures internes des sociétés socialistes. La croisade pour les droits de l’homme s’inscrit dans cette perspective globale. Z. Brzezinski considère que Washington peut négocier avec Moscou la solution des grands problèmes en suspens sans pour autant transiger sur le principe de la défense des libertés fondamentales. Cette délicate question représente un « lien » entre les valeurs américaines, les espoirs de ce pays et l’évolution progressive de l’humanité vers des « normes plus élevées » de comportement social et politique. D’où l’attitude adoptée à Belgrade sur les suites de la C.S.C.E. La réciprocité implique que l’U.R.S.S. n’exploite pas unilatéralement – voir le précédent de l’Angola – une situation dans une zone extérieure à son bloc, alors que l’Amérique a décidé de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des États de cette région. Il n’est pas possible de cloisonner le processus de détente. Son champ d’application a une portée œcuménique, non pas régionaliste. Idem pour l’éventail de la coopération.

Dernière précision intéressante, pour établir une société internationale pluraliste, il faut, avec prudence, favoriser le développement du polycentrisme dans le mouvement communiste international, car il est une « condition préalable » à toute évolution graduelle des régimes socialistes vers une participation accrue à la communauté des nations. À l’échelle du globe, le pluralisme suppose la diversité, et non une progression vers un monde uniforme fondé sur un « seul et unique modèle idéologique ». L’héritage de l’expérience américaine, c’est la primauté de la « liberté personnelle », assurée de la meilleure façon par une « société de nature pluraliste ». Il en va de même sur le plan international, surtout lorsqu’on est en présence de quelque cent-cinquante États souverains et indépendants.

 

L’interdépendance des objectifs

Dans la pensée du collaborateur direct de Jimmy Carter, les trois priorités extérieures de l’équipe arrivée au pouvoir en janvier 1977 sont étroitement liées. Le renforcement de la coopération trilatérale conditionne le développement des relations Nord-Sud. Car, sans une concertation américano-nippo-européenne approfondie, il sera extrêmement difficile de parvenir à la définition d’un nouvel ordre économique mondial. D’autre part, en l’absence de progrès positifs au niveau des deux premiers objectifs, les rapports Est-Ouest présenteront toujours un caractère conflictuel. En effet, un contexte international instable conduit quasi automatiquement à des affrontements soviéto-américains. C’est la principale leçon de la guerre froide des années 1947-1962.

Cette vision des relations internationales ne manque ni de rationalité ni d’ambition. On peut l’accepter, la discuter ou la rejeter. Elle est en tout cas très éloignée de celle de Kissinger et de Nixon qui pensaient en termes d’équilibre et de rapports de force, d’intérêts et de conférences au sommet. Diplomatie classique basée tout entière sur le réalisme, le cynisme et le machiavélisme. Pour eux, le système international de l’avenir devait reposer sur une structure pentapolaire, c’est-à-dire un équilibre à cinq comprenant : les États-Unis, l’Union soviétique, la Chine, le Japon et l’Europe. C’était certes un progrès par rapport à la conception manichéenne du monde bipolaire issu de Yalta et de Potsdam. Mais l’humanisme et l’idéalisme, les droits de l’homme et la sauvegarde des valeurs morales étaient totalement étrangers à leur philosophie.

Zbigniew Brzezinski juge sans complaisance la politique étrangère de son prédécesseur et de Richard Nixon parce qu elle n’était pas en prise directe sur l’avenir. Il lui reproche une absence de « base conceptuelle » adaptée aux problèmes de notre temps. Ce défaut majeur s’explique par la préférence donnée au « personnel sur la politique ». au « clandestin sur le conceptuel », à l’« acrobatique sur l’architectural ». D’où une paix factice, un « trompe-1’ceil ».

L’approche de l’intellectuel de souche polonaise est différente. Sa méthode et son style aussi. Ce brillant professeur retranché dans son bureau de la Maison Blanche n’a pas le savoir-faire de son collègue d’Harvard, mais il a l’esprit de système plus marqué. Les passages que nous citons en conclusion de cette trop brève étude reflètent assez bien le fond de sa pensée :

«… Dans une démocratie, les acrobaties – quelle que soit l’adhésion qu’elles rencontrent – ne créent jamais une base durable de soutien pour une politique étrangère. Dans une démocratie, cette politique doit susciter une foi – un mélange d’adhésion morale et de quelques grands principes généraux quant aux objectifs nationaux que l’on poursuit. (…) »

« Pour tracer une ligne de conduite globale adaptée à l’ère nouvelle, il faut partir d’une discussion ouverte et d’une responsabilité politique partagée, incompatibles avec un système fermé et personnel. Il faut aussi coopérer plus étroitement avec les autres États qui partagent notre sort actuel et notre position historique, et qui commencent à se reconnaître une destinée commune. Mais ceci requiert aussi un dialogue, capable d’engendrer un consensus véritable sur le sens profond de l’évolution de notre époque. Alors, mais alors seulement. pourra-t-on édifier ensemble une politique à long terme… ».


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